Quand Jean Charest a été réélu en décembre 2008, il ne se doutait probablement pas que moins de deux ans plus tard, sa cote de popularité serait au plus bas. Il n’anticipait pas que son gouvernement aurait à faire face à une fronde populaire qui pousserait en trois jours presque 190 000 personnes à signer une pétition demandant sa démission, du jamais vu au Québec.

L’année 2010 fut horrible pour les libéraux : l’insatisfaction à l’endroit du gouvernement est passée de 58 p. 100 à 78 p. 100 en moins de 12 mois selon les données de la firme Léger Marketing. Hors de Montréal, le Parti libéral récolte moins de 30 p. 100 des intentions de vote. En fait, si des élections avaient lieu aujourd’hui, le Parti libéral subirait l’une des pires défaites de son histoire, ne conservant que ses circonscriptions forteresses de l’ouest de Montréal et de l’Outaouais. Pis encore, même dans la circonscription du premier ministre à Sherbrooke, une majorité d’électeurs souhaitent son départ selon une enquête d’opinion commandée par le quotidien régional La Tribune.

Cette chute aux enfers s’explique en bonne partie par le « climat de corruption » qui enveloppe les rapports entre la classe politique et le monde des affaires, celui de la construction en particulier.

La démission du ministre Tomassi, les enquêtes du directeur général des élections à l’endroit de plusieurs députés et ministres libéraux, les allégations nombreuses visant des élus municipaux de Montréal, de Laval, de Mascouche, de Terrrebonne et de Saint-Jérôme sont venues projeter d’une manière répétée, autant dans les médias que dans l’opinion publique, l’image d’une classe politique corrompue, sans éthique. Aux yeux de plusieurs, l’attribution des contrats publics ou des postes de juge renvoie à des échanges de faveurs entre des contributeurs aux caisses électorales et des élus aisément corruptibles. Le cynisme, déjà très présent depuis plus d’une dizaine d’années, serait devenu dominant.

Dans ce contexte, le refus persistant du gouvernement Charest de créer une commission d’enquête publique sur la situation semble « louche » ; pour plusieurs, cette fin de non-recevoir est une preuve accablante que le gouvernement est « corrompu ». Alors que les partis d’opposition, les associations de policiers et plusieurs associations syndicales s’entendent pour demander une telle commission, le refus gouvernemental convainc plusieurs que le cabinet Charest « sait » et « dissimule » sciemment la vérité.

Au fil des mois, cette position s’est retournée contre Jean Charest et est venue alimenter toutes les supputations. La rumeur s’est enflammée et prend maintenant la dimension d’une véritable colère populaire. Quand le chef de l’ADQ Gérard Deltell, lors du neuvième congrès de son parti, a accusé le premier ministre d’être le « parrain » de la famille libérale, établissant ainsi un parallèle à peine voilé avec la mafia, le Québec a pu constater, brutalement, jusqu’à quel point celui-ci s’était engouffré dans une spirale.

On aurait cependant tort de croire que le choix gouvernemental était clair au départ.

Le fantôme de la commission Gomery, qui a fait le plus grand tort aux libéraux fédéraux de 2004 à 2006, a sans aucun doute été un argument central pour repousser l’idée d’une commission d’enquête publique. Non seulement les résultats de pareil exercice semblent souvent réduits, mais surtout l’effet médiatique se retourne généralement contre l’équipe qui l’a initié, à moins que l’enquête vise directement les prédécesseurs. Tout le monde avait en tête la triste conclusion de la carrière politique de Paul Martin. Cinq ans plus tard, les libéraux fédéraux traînent encore dans l’opinion publique québécoise, les contrecoups de cette commission d’enquête se faisant toujours sentir.

Mais il y a plus. En lançant l’opération policière Marteau en vue d’enquêter sur les corrupteurs et de les poursuivre, les libéraux de Jean Charest avaient sans aucun doute la conviction d’avoir trouvé une réponse adéquate à ces pressions multiples : adéquate, parce que plus pragmatique et plus directe, et conduisant à des arrestations et à des condamnations. Mieux encore, en acceptant, à la suite des allégations de l’ex-ministre de la Justice Marc Bellemare, d’ouvrir une commission d’enquête limitée sur la nomination des juges, le premier ministre faisait probablement le pari que ces audiences serviraient d’exutoire suffisant à la colère publique.

Le fantôme de la commission Gomery, qui a fait le plus grand tort aux libéraux fédéraux de 2004 à 2006, a sans aucun doute été un argument central pour repousser l’idée d’une commission d’enquête publique. Non seulement les résultats de pareil exercice semblent souvent réduits, mais surtout l’effet médiatique se retourne généralement contre l’équipe qui l’a initié.

Douze mois après le début de la saga, le constat est pourtant clair : ces deux réponses gouvernementales n’ont visiblement rien donné au plan politique. Le travail des policiers tarde à générer des résultats probants, et le premier ministre, lors de sa comparution en octobre 2010 devant le commissaire Bastarache — une première depuis plus d’un siècle pour un premier ministre en fonction —, n’est pas parvenu, malgré la clarté de ses réponses et la convergence de plusieurs témoignages, à renverser les perceptions qui accréditent les accusations de Marc Bellemare.

En somme, la réponse stratégique de Jean Charest a été largement insuffisante et n’est aucunement parvenue à endiguer la pression politique. Et puisque, pendant ce temps, l’opposition parlementaire, tout comme la classe journalistique, n’a jamais cessé de demander une commission d’enquête, le gouvernement libéral termine l’année dans une position de repli, plus que jamais isolé, ébranlé par la colère qui grandit.

Le problème en cause renvoie au dilemme de l’erreur : ou bien la corruption est généralisée ou bien elle est exceptionnelle. Si elle est généralisée, seule une commission d’enquête publique peut inventorier ses ramifications et ses pratiques, et proposer des recommandations visant à l’éradiquer, autant que faire se peut. La solution passe nécessairement par cette voie.

Si la corruption est exceptionnelle, confinée à des cas isolés, la tenue d’une commission d’enquête peut fort bien, par l’effet conjugué des audiences et de la couverture médiatique, tendre à publiciser des cas d’exceptions et à transformer ceux-ci en généralités. Dans ce dernier scénario, un grand nombre de gens risquent alors d’être salis par association. En fait, dans une société où l’information devient spectacle et où le milieu journalistique est lui-même secoué par l’émergence des nouveaux médias, les risques de dérapage doivent être pris en compte.

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Dans les sociétés démocratiques, ce dilemme est souvent tranché par un coup d’épée : une tête doit tomber, une équipe doit payer, un ministre ou un premier ministre doit tirer sa révérence parce qu’il serait « brûlé », selon l’expression consacrée. La logique des mandats gouvernementaux ou législatifs est fondée sur le principe de l’alternance des individus ou des équipes, laquelle crée ces ruptures qui provoquent finalement un renouvellement de la classe politique et des changements dans les pratiques. Est-ce que les libéraux québécois en sont rendus là? Peut-être, c’est du moins le point de vue de beaucoup d’électeurs.

On aurait cependant tort de croire les déboires du gouvernement libéral circonscrits au seul problème de la corruption ou de la perception de corruption.

Les libéraux amorcent leur huitième année à la tête du gouvernement. Depuis la mort de Maurice Duplessis, tous les gouvernements québécois rendus à ce point ont indéniablement souffert d’épuisement et ont perdu le pouvoir. Les dernières années de Robert Bourassa ou de René Lévesque ont été très difficiles, marquées par des controverses. Les gouvernements ont été accusés d’être responsables de tous les malheurs comme si le temps les transformait en boucs émissaires et que le crédit qu’ils avaient au début s’était peu à peu épuisé. Le gouvernement Charest semble souffrir du même syndrome.

On oublie que Jean Charest dirige les libéraux depuis le 30 avril 1998, soit depuis plus de 12 ans. Or ni Robert Bourassa ni Jean Lesage n’ont été aussi longtemps à la tête du PLQ sans interruption. Ni Georges-Émile Lapalme ni même Adélard Godbout n’ont atteint une telle longévité. En fait, il faut remonter à Louis-Alexandre Taschereau pour trouver un chef libéral dont le règne surpasse celui de Jean Charest. On oublie aussi que le parti de Jean Charest est le seul depuis la Révolution tranquille à avoir gagné trois élections consécutives. Et quand on compte l’élection de 1998, au terme de laquelle les libéraux ont obtenu plus de votes que les péquistes, Jean Charest bat presque tous les records.

Ce déclin presque inexorable du crédit politique a des conséquences. Depuis trois ans, les libéraux peinent avec plusieurs dossiers qui sont devenus des symboles d’immobilisme : celui du centre hospitalier de l’Université de Montréal est le plus connu, mais les innombrables blocages dans le projet de la rénovation urbaine de Montréal en ce qui a trait à l’échangeur Turcot ou à la rue Notre-Dame sont également des indicateurs de la difficulté du gouvernement libéral à exercer un leadership auprès des autres acteurs sociaux. Dans le domaine des finances publiques, malgré des engagements fermes en 2003, le gouvernement demeure incapable de contrôler suffisamment les dépenses. Quant au redécoupage de la carte électorale, celui-ci se trouve sur la même voie de garage que la réforme du scrutin pourtant promise par les
libéraux.

Plus paradoxalement, quand le capital d’un gouvernement s’épuise, ses bons coups ne génèrent aucun gain, et la spirale des causes et des conséquences tourne à son désavantage. Par exemple, la dernière ronde de négociations des conventions collectives dans le secteur public s’est déroulée promptement, avec un minimum de turbulences. Quelques spécialistes ont même reconnu l’audace et la créativité de certaines clauses salariales. Concrètement, ces efforts n’ont pourtant rien apporté au capital politique des libéraux. Plus frappant encore : comparé à toutes les provinces canadiennes, le Québec a été une de celles qui ont été le moins affectées par la récession. Les libéraux ont-ils été applaudis pour cette performance et l’effet quasi prémonitoire de certaines politiques, notamment dans le domaine des infrastructures? Fort peu. Même débalancement en matière d’environnement : la mauvaise gestion du dossier des gaz de schiste a occulté tous leurs bons coups antérieurs, souvent reconnus par les écologistes les plus réputés.

Au total, peu nombreuses sont les politiques publiques mises en place par les libéraux qui ont été créditées à l’équipe de Jean Charest. Si elles le furent, elles sont aujourd’hui oubliées, de telle sorte qu’elles ne peuvent aider à renverser la vague de fond qui déferle contre les libéraux. Ce sont les ratés qui ont fait les manchettes et qui continuent d’ouvrir les journaux télévisés.

Cette situation est d’autant plus frappante qu’au cours de la dernière année, les adversaires n’ont pas brillé. Après la démission de Mario Dumont le soir de l’élection de décembre 2008, les adéquistes ont eu du mal à tenir une course à la direction à l’automne suivant. Et le nouveau chef a dû démissionner dans un contexte trouble d’allégations multiples. Son successeur, Gérard Deltell, a certes réussi à resserrer les rangs et à s’imposer sur la place publique, mais plusieurs n’ont pas hésité à reconnaître qu’il « partait de loin » !

Quant au Parti québécois, il est indéniablement premier dans les sondages depuis plus d’un an. Et lors d’une élection générale, il l’emporterait d’ailleurs aisément. Mais le sable est très mouvant pour le PQ : 1) la souveraineté du Québec n’a pas le vent dans les voiles, bien au contraire ; 2) le leadership de Pauline Marois est régulièrement contesté par des dissidents, et elle doit subir un vote de confiance en avril 2011 ; 3) d’anciennes personnalités du PQ comme François Legault envisagent de fonder un nouveau parti qui mettrait la souveraineté de côté ; les sondages placent du reste cette hypothétique formation au premier rang dans les intentions de vote, faisant bien plus de mal aux péquistes qu’aux libéraux.

On oublie que Jean Charest dirige les libéraux depuis le 30 avril 1998, soit depuis plus de 12 ans. Or ni Robert Bourassa ni Jean Lesage n’ont été aussi longtemps à la tête du PLQ sans interruption. Ni Georges-Émile Lapalme ni même Adélard Godbout n’ont atteint une telle longévité.

En somme, les libéraux ne sont peut-être pas encore morts. La carrière politique de Jean Charest est faite de rebondissements. À plus d’une reprise, il a su revenir du purgatoire, parfois de l’enfer, et briller à nouveau pour être premier au bon moment. Est-ce possible encore cette fois-ci? Difficile de le croire, même si la colère, notamment celle des pétitionnaires, peut évidemment se résorber ! Par ailleurs, les libéraux pourraient provoquer un virage en leur sein en lançant une course à la direction. Certaines figures salvatrices, venant de l’extérieur de la scène politique, voudront cependant attendre, croyant que la défaite est inévitable et qu’un « chef transitionnel » doit avaler la défaite.

La difficulté à scénariser la suite s’explique par l’incroyable volatilité de l’opinion publique québécoise. Celle-ci, depuis au moins cinq ans, est sujette à des changements d’allégeance. C’est généralement le signe que le système politique est traversé par un réalignement et qu’il cherche un nouvel équilibre autour d’enjeux pressants pour l’avenir. Ainsi, le débat constitutionnel qui a longtemps structuré la compétition des partis et organisé les clivages de l’opinion publique semble être sérieusement concurrencé par le débat plus habituel des sociétés occidentales, soit celui opposant la droite et la gauche. Si tel était le cas, le Québec se « normaliserait » à travers ce processus. Entre-temps, dans cette « drôle » d’époque, il n’est pas étonnant que les uns et les autres se promènent comme des poules étêtées.

Photo: Roy Harris / Shutterstock

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