Le Québec et la France entretiennent une relation politique privilégiée qui se manifeste par l’intensité des coopérations et des échanges culturels, par le statut diplomatique très particulier qu’a obtenu le Québec en France et par les visites alternées des premiers ministres. Les discours officiels ne ratent pas une occasion de rappeler les liens historiques, linguistiques et culturels qui ont façonné cette relation particulière depuis les années 1960. Mais qu’en est-il de la société civile? Quel est le degré d’intérêt manifesté par les leaders d’opinion du Québec pour la société française?

Pour évaluer l’intensité de cette relation entre les deux pays et l’image qu’ils projettent, nous avons examiné la couverture que les médias québécois ont accordée aux élections présidentielles de 2001 et de 2007. L’élection des dirigeants politiques est un révélateur significatif du degré d’intérêt accordé. Et c’est un indicateur d’autant plus intéressant que les élections sont des événements récurrents, ce qui rend possible une évaluation de l’intérêt à travers le temps.

Le cas des élections françaises est particulièrement intéressant pour analyser l’effet des appartenances culturelles sur la mise en valeur des événements politiques et sur la perception des normes démocratiques créé par les leaders d’opinion. La présence au Québec de deux communautés linguistiques, dont l’une a des racines historiques françaises et l’autre britanniques, permet de vérifier l’hypothèse d’un clivage linguistique dans la sélection de l’information par les médias francophones et anglophones. Certains estiment même que la division linguistique du système médiatique au Canada constitue un obstacle à la construction d’une identité nationale, car la segmentation régionale et linguistique du marché empêche la création d’un quotidien ayant une audience nationale et engendre une forte différenciation dans la couverture de l’actualité politique.

Dans Radioscopie de l’information télévisée au Canada (2000), nous avons déjà montré qu’il y avait un biais linguistique dans la sélection de ce qui est jugé digne d’intérêt par les télédiffuseurs, puisque nous avons constaté que les chaînes anglophones accordaient plus d’intérêt au Royaume-Uni alors que les chaînes francophones privilégiaient la couverture de la France. Ce biais fut également sensible en 2007 dans le traitement des élections française dans la presse écrite, ainsi que dans le traitement des élections de 2005 au Royaume-Uni. La mère patrie continue d’exercer un attrait particulier auprès des francophones comme des anglophones.

Nous avons analysé deux journaux de langue française et deux de langue anglaise : Le Devoir, qui est un journal de référence avec un tirage hebdomadaire de 177 000 exemplaires, et La Presse, dont le tirage est de 1 485 088 exemplaires. Ces deux quotidiens ont chacun un correspondant attitré en poste à Paris : Christian Rioux pour Le Devoir et Louis-Bernard Robitaille pour La Presse, ce qui est déjà un indicateur de l’importance que ces deux journaux accordent à la France. Nous avons aussi analysé le seul quotidien anglophone de Montréal, The Gazette, dont le tirage est de 984 358 exemplaires. Nous avons élargi le corpus anglophone au quotidien national canadien National Post (tirage 1 387 462), ce qui nous permettra de mieux comparer la perception des médias francophones et anglophones. Nous avons recensé tous les articles qui se référaient explicitement à l’élection présidentielle française.

La période analysée pour la campagne de 2007 débute le 21 février (date d’émission du décret convoquant les électeurs à l’élection du président de la République) et s’étend jusqu’au 8 mai, soit deux jours après le deuxième tour, ce qui permettait d’inclure les réactions à ce dernier scrutin, totalisant 77 jours de couverture. Pour fin de comparaison du degré d’intérêt, nous avons aussi analysé la couverture de la campagne de 2002 en retenant le même nombre de jours de campagne (du 20 février au 7 mai 2002).

Afin de mesurer et de comparer l’intérêt pour la campagne, nous avons utilisé plusieurs indicateurs qui sont révélateurs des ressources que les journaux québécois et canadiens ont consacrées à la couverture de cette élection présidentielle. Nous avons en premier lieu retenu le nombre d’articles et l’espace rédactionnel mesuré en nombre de mots afin de comparer la densité de traitement de la campagne en 2002 et en 2007.

La campagne de 2002 avait attiré l’attention de la presse internationale en raison de la défaite inattendue de Lionel Jospin et de la présence de Jean-Marie Le Pen au deuxième tour. Les journaux francophones avaient consacré respectivement 74 p. 100 (Le Devoir) et 56 p. 100 (La Presse) de leur couverture à l’élection du deuxième tour, alors que les journaux anglophones n’avaient pratiquement pas couvert la période précédant le premier tour. Ainsi 90 p.100 des articles dans la Gazette et 95 p. 100 dans le National Post portaient sur le deuxième tour. En 2007, les journaux canadiens ont manifesté encore plus d’intérêt pour la campagne présidentielle en lui consacrant un plus grand nombre d’articles qu’en 2002.

On peut aussi observer, autant en 2002 qu’en 2007, une forte disparité dans la couverture de l’élection présidentielle française, puisque les quotidiens francophones ont accordé respectivement deux fois plus d’espace rédactionnel que la Gazette et le National Post. Les deux journaux francophones ont consacré en moyenne un article par jour à l’élection présidentielle française, alors que les anglophones n’ont consacré en moyenne qu’un article à tous les deux jours pour l’ensemble de la campagne. Ces données globales sont révélatrices d’un clivage linguistique dans la valorisation de l’information.

Ce clivage est aussi attesté par d’autres indicateurs comme le nombre de photographies, de premières pages, d’éditoriaux et de libres opinions consacrés à la présidentielle de 2007.

Ces quatre indicateurs confirment les tendances observées précédemment et montrent que la palme de l’intérêt revient au Devoir, qui a fait plus souvent la une avec l’élection présidentielle et lui a consacré aussi plus d’éditoriaux. Environ la moitié des articles étaient accompagnés d’une photographie, la proportion étant un peu plus élevée au National Post avec une couverture plus imagée (68 p. 100). Les journaux francophones ont aussi donné plus de place aux commentaires de leurs lecteurs que les journaux anglophones, ce qui atteste implicitement un intérêt plus élevé du public francophone.

La provenance des articles est aussi un indicateur de l’investissement qu’un journal accorde à un événement, puisqu’un article d’une agence de presse a un coût de revient moindre qu’un article rédigé par un journaliste maison ou un correspondant à l’étranger.

Le tableau 3 montre une différence significative de la provenance des articles publiés par les journaux francophones et anglophones. Ces derniers se contentent de publier des textes d’agence ou de reprendre des articles publiés par d’autres journaux comme le Washington Post, le Daily Telegram ou le New York Times, alors que plus de 50 p. 100 des articles des journaux francophones proviennent de journalistes maison, ce qui implique une affectation de ressources particulière.

Le graphique 1 montre la répartition hebdomadaire des articles publiés.

À l’exception du Devoir qui a suivi la campagne avec une relative constance, les journaux québécois ont surtout couvert la période allant du 21 avril au 8 mai en se concentrant sur l’analyse des résultats des premier et deuxième tours. La Presse consacre pas moins de douze articles aux résultats du deuxième tour alors que Le Devoir concentre plutôt son attention sur le premier tour. Les journaux anglophones, pour leur part, négligent la campagne présidentielle jusqu’au premier tour, offrant à leurs lecteurs une couverture minimale avec en moyenne un article à tous les quatre jours. Par la suite, ils publient un article par jour pour couvrir la campagne du deuxième tour. Ils consacrent respectivement huit et six articles à l’analyse du résultat final.

Afin d’évaluer l’intérêt porté par les médias québécois aux principaux candidats, nous avons choisi comme indicateur le nombre de mentions des noms de chaque candidat dans les titres et dans les articles. Nous sommes partis du principe que plus on parle de quelqu’un plus on lui accorde de l’importance. Comme l’attention du lecteur est surtout attirée par les titres, nous y avons aussi recensé les mentions des noms des candidats. Nous avons complété ces deux indicateurs en recensant les références aux noms de partis et aux familles politiques.

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À en juger par les tableaux 4 et 5, la droite a été plus efficace dans son entreprise de mobilisation de l’attention des médias. Deux facteurs peuvent expliquer cette plus forte visibilité du candidat de la droite qui a gagné la bataille de l’agenda.

D’une part, au moins trois des quatre candidats avaient des équipes locales dont la mission était de susciter l’intérêt des 31 486 électeurs français inscrits à Montréal : soit Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal et François Bayrou. Le candidat Sarkozy, même si la loi électorale proscrit toute propagande à l’étranger, avait même ouvert un local électoral à Montréal, une première au Québec, qui s’explique par le fait que Montréal est le principal centre des votes des Français en dehors de l’Europe. D’autre part, les journaux francophones avaient aussi des correspondants à Paris qui cherchaient à refléter les tendances de l’opinion publique française dans leurs reportages.

Il faut aussi remarquer que, globalement, les quatre quotidiens adoptent la même logique de positionnement des candidats. Ils accordent tous une prime de visibilité au candidat de la droite, Nicolas Sarkozy. Toutefois, les journaux anglophones se distinguent de leurs homologues francophones en accordant plus d’intérêt au candidat du Front national (à la fois dans les titres et dans les articles), alors que les journaux francophones se sont plus intéressés à François Bayrou et ont négligé Jean-Marie Le Pen. De même dans les références aux grands courants idéologiques, l’extrême droite reçoit plus de couverture que le centre dans les journaux anglophones (voir le tableau 5). Enfin, ceux qu’on appelle les petits candidats ont été marginalisés dans la couverture de presse, celle-ci les confinant à une quasi absence dans les médias anglophones.

Cette prédominance du candidat de la droite est aussi attestée par la couverture photographique des deux journaux francophones : la photo de Sarzoky paraît 19 fois dans Le Devoir et 17 fois dans La Presse, suit celle de Royal (13 et 11), de Bayrou (9 et 5) et du Pen (1 et 4). Les journaux anglophones suivent à quelques nuances près la même logique de valorisation : Sarkozy figure 7 fois dans The Gazette et 10 fois dans le National Post, suit Royal (5 et 8), Bayrou (1 et 3), Le Pen (1 et 3).

Cette analyse de contenu montre que l’intérêt pour la campagne présidentielle de 2007 a été exceptionnel comparativement à l’élection précédente. L’intérêt de la classe politique québécoise pour la France constitue certes une condition favorable à une couverture substantielle, mais il n’est pas une raison suffisante pour mobiliser les ressources médiatiques. Il faut aussi des éléments susceptibles de capter l’attention du grand public. Le spectaculaire, la dramatisation et la nouveauté sont des ingrédients qui font vendre de la copie.

En plus de l’attrait naturel qu’exerce la France, cette élection a suscité l’intérêt de l’opinion publique québécoise parce qu’elle opposait de nouveaux venus qui promettaient de rénover la vie politique française. Les trois principaux candidats étaient relativement jeunes, ils sortaient des sentiers battus, ils avaient des allures « people », ils évitaient la langue de bois. « For the first time in 26 years, voters are poised to elect an entirely new generation of political leaders, abandoning decades of domination by François Mitterrand, followed by Jacques Chirac » (National Post, 14 avril). Le Devoir a qualifié cette campagne de « débat politique passionnant » (27 avril) et de « point tournant de l’histoire récente de France » (20 avril). « Après 12 ans d’inaction, la France, parfois si délicieusement archaïque, nous offre cette fois-ci un débat politique captivant qui risque de modifier radicalement son paysage politique » (27 avril). La Presse va dans le même sens :

Ce qui a rendu cette campagne électorale passionnante et plus passionnée que d’habitude, c’est également le caractère nouveau et atypique des principaux candidats. Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal, notamment, ne ressemblent en rien aux habituels candidats majeurs de la gauche et de la droite. De l’avis général, ils ont ”œfait bouger les lignes” du traditionnel clivage gauche-droite (22 avril)

Il est donc difficile de départager les diverses variables qui ont motivé cette surexposition de l’élection présidentielle française dans les journaux québécois et canadiens. Il est certain que le facteur de l’attrait culturel a joué puisque nous avons observé un écart majeur d’intérêt entre les journaux francophones et anglophones.

Mais pour valider la thèse de l’effet mère patrie, il faudrait aussi comparer le traitement réservé par les mêmes journaux à une élection se déroulant dans l’autre mère patrie, comme celle qui a eu lieu au printemps 2005 au Royaume-Uni.

Or, faire une telle comparaison pose des défis méthodologiques importants. D’une part parce que la nature et la durée des campagnes électorales varient d’un pays à l’autre et, d’autre part, parce que les médias sont à la merci des événements et que ceux-ci varient dans le temps. L’espace rédactionnel étant limité, l’importance de la couverture d’un événement sera fonction de la concurrence d’autres événements. Ainsi, la couverture des élections législatives anglaises de 2005 a été concurrencée par la mort et la succession de Jean-Paul II et l’enquête du juge Gomery sur le scandale des commandites qui ont accaparé l’attention des médias.

Même si ces différences rendent la comparaison moins probante, nous avons fait le relevé des articles consacrés aux élections britanniques et à la monarchie du 5 avril au 6 mai 2005. Nous avons ajouté la couverture de la monarchie, car c’est un aspect symbolique important du système politique britannique qui permet de distinguer les attitudes culturelles des deux communautés linguistiques canadiennes.

Une dernière façon d’évaluer s’il y a un traitement préférentiel des élections qui se déroulent dans la mère patrie est de comparer l’extension de la couverture avec celle d’un pays témoin. Nous avons choisi les élections en Allemagne (21 juillet au 19 septembre 2005) parce que ce pays est d’une importance comparable à la France et au Royaume-Uni et, aussi, parce que la campagne électorale s’est déroulée quelques mois après la campagne britannique.

Tout comme les journaux francophones avaient donné une couverture deux fois plus importante que les journaux anglophones aux élections présidentielles françaises, les journaux anglophones accordent à leur tour, deux fois plus d’importance que les journaux francophones à la couverture des élections législatives britanniques et de la monarchie. Les deux journaux anglophones ne valorisent pas de la même façon ces deux composantes : The Gazette privilégie les tribulations de la monarchie, alors que le National Post donne la priorité aux élections. Il faut aussi observer la très forte disparité d’intérêt manifestée à l’endroit de la monarchie britannique par les journaux francophones et anglophones. Les sociétés québécoises et canadiennes, si on en juge par ces indicateurs, sont encore attachées à leur mère patrie respective et structurent leur information internationale en conséquence.

Si on compare ces résultats à la couverture de l’élection allemande que nous utilisons comme référence neutre, c’est-à-dire sans affinité culturelle, on constate que Le Devoir accorde à celle-ci sensiblement la même importance qu’à l’élection britannique, alors que La Presse s’y intéresse moins. Par ailleurs, les deux journaux anglophones accordent entre deux et cinq fois plus d’espace rédactionnel à l’actualité politique britannique qu’à la campagne électorale allemande, ce qui est révélateur d’une préférence en faveur de la société d’origine.

Mais cette attirance pour l’actualité politique de la mère patrie semble être à sens unique, à tout le moins pour les journaux de langue française. L’attrait qu’exerce la politique française sur les journalistes québécois ne semble pas être au diapason de l’intérêt de leurs collègues français pour les élections québécoises. L’élection québécoise, qui se déroulait en même temps que la présidentielle, n’a fait l’objet que d’un article de 392 mots du journal Le Monde, qui a annoncé les résultats le 28 mars. Le Figaro a, pour sa part, consacré cinq articles (les 27 et 28 mars) aux élections québécoises (1 763 mots). Si l’effet mère patrie semble influencer la sélection de l’information par les journaux québécois, à l’inverse, il n’y a pas d’effet francophonie dans la couverture de l’information internationale par les journaux français. À cet égard, les journaux québécois ne sont pas en reste et semblent tout aussi indifférents que les journaux français aux autres pays de la francophonie, puisque Le Devoir n’a consacré qu’un seul article (643 mots) aux élections législatives belges de juin 2007 (La Presse, aucun). Le Soir de Bruxelles, pour sa part, consacrait trois articles aux élections québécoises. De toute évidence, la francophonie ne suscite pas beaucoup d’intérêt dans les médias.

DM
Denis Monière est professeur au département de science politique de l'Université de Montréal.

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