Dans son dernier budget, le ministre des Finances Jim Flaherty annonçait les nouveaux paramètres du Transfert canadien en matière de santé pour les années futures. Il a confirmé que ce transfert aux provinces sera effectué entièrement au prorata de la population, tel qu’annoncé dans le Plan budgétaire 2007. C’est cette clef de répartition uniforme que nous mettons en question dans cet article parce qu’elle ne tient pas compte du fait que les coûts de santé par habitant peuvent être fort différents d’une province à l’autre pour des raisons démographiques qui échappent totalement au contrôle des autorités. Deux observations fondent notre argumentation : d’une part, soigner une personne âgée coûte en moyenne beaucoup plus cher que soigner une personne plus jeune ; d’autre part, la proportion de la population âgée est loin d’être la même dans toutes les provinces. Bref, ce qui nous préoccupe, c’est l’interaction entre la santé et la démographie, et l’incidence de cette interaction sur les différences entre les coûts de santé de chacune des provinces.
L’Institut canadien d’information sur la santé (ICIS) publie annuellement une décomposition des coûts de santé publics provinciaux en 20 groupes d’âge. À la lecture des données de l’ICIS, on est immédiatement frappé par l’augmentation avec l’âge des coûts de santé moyens par personne, tout particulièrement après l’âge de 65 ans. En 2009, soit la dernière année pour laquelle les données sont maintenant disponibles, les coûts de santé par habitant pour l’ensemble des provinces ont été, selon l’ICIS, de 6 061 dollars chez les 65 à 69 ans, de 8 384 dollars chez les 70 à 74 ans, de 11461 dollars chez les 75 à 79 ans, de 22 588 dollars chez les 85 à 89 ans et de 24 704 dollars chez les 90 ans et plus. La figure 1 témoigne de cette ascension des coûts dans les groupes plus âgés. Considérés globalement, les coûts par habitant se sont élevés en moyenne à 2 275 dollars pour les moins de 65 ans et à 11 175 dollars pour les 65 ans et plus. Nul besoin d’un diplôme avancé en mathématiques pour comprendre que plus la population d’une province est âgée, plus son fardeau financier en santé est lourd et plus elle est désavantagée par une formule de transferts fédéraux en santé qui n’accorde aucune importance au poids démographique de ses aînés.
On observe de plus une forte corrélation entre la proportion du produit intérieur brut (PIB) provincial consacrée au financement des coûts de santé et la proportion de personnes de 65 ans et plus dans la population de la province. La figure 2 montre en effet que le poids des coûts de santé publics dans le PIB provincial est d’autant plus élevé que la population de la province est âgée. Cela s’explique par la conjonction de deux phénomènes. Non seulement les coûts de santé par habitant augmentent avec le poids des aînés dans la population, mais les provinces ayant une proportion plus élevée de personnes âgées (comme le NouveauBrunswick et la Nouvelle-Écosse) sont aussi parmi celles dont le PIB par habitant (ou le niveau de vie) est le plus faible au Canada. On observe, à l’inverse, que la province comptant la plus grande proportion de jeunes, soit l’Alberta, affiche le PIB par habitant le plus élevé. Autrement dit, la corrélation positive entre les coûts de santé par habitant et la proportion des personnes de 65 ans et plus se conjugue à la corrélation négative entre le PIB par habitant et la proportion des 65 ans et plus, résultant en une corrélation positive encore plus forte entre les coûts et le PIB.
Dans quelle mesure la répartition des transferts fédéraux en santé basée uniquement sur le poids relatif des populations provinciales dans la population canadienne s’écarte-telle d’une répartition qui tiendrait compte explicitement du poids démographique des aînés dans chaque province? Pour y voir clair, nous avons utilisé les données de l’ICIS pour l’année 2009 sur les coûts de santé par habitant des 20 groupes d’âge de chaque province ainsi que les données de Statistique Canada sur la population pour chacun de ces groupes d’âge dans les provinces. Armés de ces renseignements, nous avons pu établir les mesures suivantes :
- la répartition de la population canadienne dans les divers groupes d’âge ;
- les coûts de santé par habitant pour chaque groupe d’âge à l’échelle du Canada ; et
- les coûts de santé par habitant pour l’ensemble des groupes d’âge au Canada, qui étaient de 3 515 dollars en 2009.
Les différences entre les structures démographiques des provinces sont importantes. À titre d’exemple, la figure 3 compare la répartition de la population de l’Alberta et du Québec dans les diverses catégories d’âge. On voit clairement que l’Alberta compte une proportion de personnes nettement plus grande que le Québec dans les groupes d’âge les plus jeunes et que la situation inverse prévaut pour ce qui est des groupes les plus âgés. En fait, les personnes de 65 ans et plus représentent en Alberta à peine 10,5 p. 100 de la population totale, tandis que la moyenne nationale est de 14 p. 100 et le pourcentage québécois, de 15 p. 100. Comme l’incidence de l’âge sur les coûts de santé par habitant est majeure, ces différences interprovinciales quant au poids démographique des aînés sont à la source des différences importantes dans les coûts de santé par habitant qu’affichent les provinces.
Le tableau 1 décrit les opérations qui permettent d’établir, pour chaque province, l’effet de la structure par âge de la population sur ses coûts de santé moyens par habitant. La colonne 1 du tableau extrait des données de l’ICIS pour 2009 les coûts moyens par habitant pour l’ensemble des groupes d’âge de chaque province. La colonne 2 indique les coûts de santé moyens pour l’ensemble de la population canadienne, soit 3 515 dollars, comme mentionné plus haut.
Non seulement les coûts de santé par habitant augmentent avec le poids des aînés dans la population, mais les provinces ayant une proportion plus élevée de personnes âgées sont aussi parmi celles dont le PIB par habitant (ou le niveau de vie) est le plus faible au Canada.
La colonne 3 calcule ce que seraient les coûts moyens par habitant de chaque province si la structure provinciale des coûts moyens de santé par âge était remplacée par la structure nationale. Ces coûts moyens « ajustés » éliminent ainsi l’effet, sur les coûts moyens provinciaux, de la différence entre la structure provinciale des coûts par âge et la structure moyenne de l’ensemble du pays. De nombreux facteurs peuvent être à l’origine des écarts entre les deux structures de coûts. Certains sont reliés aux volumes de production (effets sur les quantités), d’autres, aux coûts unitaires de production (effets sur les prix). Les services couverts par les systèmes publics peuvent être différents d’une province à l’autre, comprenant, par exemple, les soins dentaires ou optométriques, la fécondation assistée, etc. Les coûts unitaires de production peuvent eux aussi différer, en raison, entre autres, de différences dans les salaires, les coûts d’équipement, la productivité des intrants, l’organisation des soins ou l’importance des économies d’échelle. En appliquant ainsi à la structure démographique de toutes les provinces la même structure de coûts nationale par âge, les coûts moyens « ajustés » de la colonne 3 ne reflètent donc que l’effet démographique pur, c’est-à-dire les différences de coûts par habitant qui découlent exclusivement des différences interprovinciales dans la répartition par âge de la population.
La colonne 4 montre l’écart total entre les coûts moyens provinciaux et les coûts moyens nationaux en pourcentage de ces coûts moyens nationaux. Les colonnes 5 et 6 chiffrent cet écart total selon ses deux composantes. La colonne 5 indique la portion de l’écart qui reflète l’effet démographique pur (colonne 3 moins colonne 2, en pourcentage de la colonne 2), et la colonne 6 montre l’autre portion de l’écart, qui est attribuable à la différence entre la structure provinciale des coûts moyens par âge et la structure nationale (colonne 1 moins colonne 3, toujours en pourcentage de la colonne 2).
La colonne 5 montre que les populations les plus âgées sont celles des trois provinces maritimes et de la Saskatchewan. Elles font augmenter les coûts de santé provinciaux par habitant de 4 à 6 p. 100 au-dessus de la moyenne nationale. À l’inverse, la population très jeune de l’Alberta permet à la province d’abaisser ses coûts de santé par habitant de 10 p. 100 sous la moyenne nationale. La colonne 6 révèle que ce sont le Manitoba, et, surtout, Terre-Neuve-et-Labrador et l’Alberta qui ont les structures de coûts par âge les plus lourdes. À l’autre extrême, c’est le Québec qui affiche la structure de coûts par âge la plus légère.
Les provinces peuvent exercer un certain contrôle sur la structure de leurs coûts par âge. Par contre, la structure démographique échappe entièrement à leur contrôle. C’est pourquoi une formule de transferts fédéraux en santé qui ne tient pas compte de la variation significative du poids démographique des aînés d’une province à l’autre soulève un sérieux problème d’équité. Les pourcentages de la colonne 5 ont ici une grande importance. Ils indiquent dans quelles proportions il faudrait ajuster les transferts fédéraux par habitant pour prendre en considération l’incidence de la structure par âge de la population de chaque province sur ses coûts de santé par habitant. Par exemple, les montants par habitant accordés à l’Alberta et à l’Ontario devraient être réduits de 10 p. 100 et de 1 p. 100 respectivement par rapport au montant national moyen du transfert par habitant. À l’inverse, les sommes attribuées aux huit autres provinces devraient être majorées, allant d’une augmentation de 1 p. 100 pour le Manitoba à une hausse de 5,6 p. 100 pour la Nouvelle-Écosse.
Un tel ajustement des transferts fédéraux qui prendrait en compte le poids démographique est souhaitable à la fois pour des raisons d’efficacité et d’équité. Toutefois, si on trouve cet ajustement trop complexe, on pourrait le simplifier tout en conservant le principe d’un transfert au prorata de la population. Il s’agirait simplement de verser les paiements de transfert en deux enveloppes, l’une pour la population de moins de 65 ans et l’autre pour la population de 65 ans et plus.
C’est pourquoi une formule de transferts fédéraux en santé qui ne tient pas compte de la variation significative du poids démographique des aînés d’une province à l’autre soulève un sérieux problème d’équité.
En 2009, par exemple, la moyenne nationale des coûts de santé par habitant pour les personnes âgées de moins de 65 ans s’établissait à 2 275 dollars ; elle était ainsi inférieure de 35 p. 100 aux coûts moyens pour la population canadienne de tous les âges (3 515 dollars). Par contre, les coûts moyens par habitant pour les personnes âgées de 65 ans ou plus s’élevaient à 11 175 dollars et étaient donc 3,2 fois plus élevés que les coûts moyens pour l’ensemble de la population. Si on avait alors appliqué une formule de transfert à deux volets, l’enveloppe dédiée au segment plus jeune de la population aurait été de 35 p. 100 inférieure au paiement de transfert fixé pour la population canadienne de tous les âges. Et de façon entièrement symétrique, l’enveloppe dédiée à la population de 65 ans et plus aurait consisté en un transfert par habitant de 3,2 fois plus élevé que le versement par habitant basé sur l’ensemble de la population.
Quel effet aurait eu notre formule simplifiée à deux volets sur le Transfert canadien en matière de santé en 2009? Cette année-là, pour l’ensemble de la population canadienne, un montant total de 24,0 milliards de dollars (714 dollars par habitant) a été versé par Ottawa aux provinces, ce qui a représenté 20,2 p. 100 des dépenses provinciales de santé. Selon notre formule, il y aurait eu une enveloppe de 462 dollars pour chaque personne de moins de 65 ans, et une autre de 2 270 dollars pour chaque personne de 65 ans et plus. On aurait fait d’une pierre deux coups : le montant global du transfert canadien en matière de santé aurait été le même, mais un important principe d’équité interprovinciale aurait alors été respecté.
Comment cette correction simple, qui repose sur un transfert à deux enveloppes, se compare-t-elle à l’ajustement du transfert par habitant qui tiendrait compte des différences de coûts liées à la structure par âge de la population pour chacun des 20 groupes d’âge, ajustement que nous avons calculé au tableau 1? Les deux types d’ajustement donnent des résultats assez voisins. Comme nous l’avons indiqué en nous appuyant sur les pourcentages de la colonne 5 du tableau 1, l’ajustement détaillé par groupe d’âge aurait, par exemple, réduit le transfert par habitant attribué à l’Alberta de 10,0 p. 100 par rapport au transfert national moyen par habitant. Quant au mode de transfert basé sur deux enveloppes, il aurait porté la réduction pour l’Alberta à 8,7 p. 100. Prenons l’exemple du Québec : selon la formule à deux enveloppes, il aurait vu son transfert par habitant majoré de 2,6 p. 100, comparativement à une hausse de 2,7 p. 100 selon la méthode de calcul plus complexe de la colonne 5 du tableau 1.
Dans un contexte plus large, il apparaît important que le gouvernement fédéral recherche, pour chacun de ses programmes de transfert aux provinces (santé, programmes sociaux, éducation postsecondaire et péréquation), la meilleure règle de répartition possible, tout en évitant une trop grande complexité.
En somme, il semble possible de maintenir la logique des transferts fédéraux par habitant tout en tenant compte du fait que les différences dans les structures d’âge des provinces ont des effets significatifs sur les coûts de santé par habitant. L’utilisation d’une clef de répartition du transfert par habitant basée sur deux enveloppes, soit l’une pour la population de moins de 65 ans et l’autre pour la population de 65 ans et plus, constituerait à notre avis une solution raisonnable à ce problème majeur d’interaction entre la structure démographique et les coûts de santé des provinces. Le mode de répartition qui repose sur un montant uniforme et indépendant de la structure démographique laisse le problème entier. Il pénalise injustement les provinces qui ont une population plus âgée. L’amendement que nous proposons laisse ouvert le débat sur le montant global du transfert, mais il éliminerait au moins cette injustice flagrante tout en maintenant le principe d’un transfert au prorata de la population.
Dans un contexte plus large, il apparaît important que le gouvernement fédéral recherche, pour chacun de ses programmes de transfert aux provinces (santé, programmes sociaux, éducation postsecondaire et péréquation), la meilleure règle de répartition possible, tout en évitant une trop grande complexité. Les gains réalisés dans ces domaines accroîtront à la fois l’efficacité et l’équité. Cette recherche peut même avoir lieu dans le cadre de discussions plus générales portant sur l’ensemble des transferts fédéraux, y compris les paiements de péréquation. La proposition que nous venons de présenter pour améliorer la répartition du transfert en matière de santé s’inscrit dans cette logique. Elle vise à établir une meilleure correspondance entre ces transferts et les volumes de soins à donner dans chaque province. Il est évidemment souhaitable que d’autres recherches se fassent pour mieux comprendre les sources des variations interprovinciales dans les demandes de service, de même que dans les coûts unitaires de production de ces services. Une connaissance plus approfondie de ces facteurs sera cruciale pour la mise au point des meilleures clefs de répartition possibles.