Je suis un descendant de survivants du génocide grec. Mon arrière-grand-mère et ses parents, comme leurs parents et grands-parents avant eux, étaient des Grecs ottomans nés dans ce que l’on appelle aujourd’hui la République de Turquie. Il y a un siècle, le Mouvement national turc a redonné « la Turquie aux Turcs » en extirpant mes ancêtres et d’autres minorités chrétiennes de leur patrie ancestrale, en Anatolie. Malgré le rôle important que ce génocide a joué dans la création de la République de Turquie, l’État turc déforme encore aujourd’hui l’histoire, et nie toujours les crimes qu’il a commis contre mes ancêtres et les populations arméniennes, grecques et assyriennes d’Anatolie il y a plus de cent ans.
Le 14 septembre 2022 marquera le 100e anniversaire de la « Grande Catastrophe ». Comme le souligne l’ouvrage The Thirty-Year Genocide (Le génocide de trente ans) des professeurs Benny Morris et Dror Ze’evi, la Grande Catastrophe s’inscrit dans le cadre de la campagne de déchristianisation et de turquification de la région de l’Anatolie. Elle fut d’abord menée par l’empire ottoman, puis par l’État turc.
Selon Morris et Ze’evi, jusqu’à 2,5 millions de chrétiens grecs, arméniens et assyriens ont été massacrés durant cette période, considérée comme l’un des chapitres les plus sombres de l’histoire du peuple hellénique, qui remonte à plus de 5000 ans. En tout, plus de 500 000 de Grecs pontiques et anatoliens ont été tués entre 1913 et 1922.
Après des années de déportations forcées, d’expulsions, de tortures, de marches de la mort et de massacres, la Grande Catastrophe culmine avec l’incendie de la ville de Smyrne, en septembre 1922. Dans son ouvrage The Blight of Asia (La brûlure de l’Asie), George Horton, alors consul général des États-Unis au Proche-Orient, décrit la campagne turque contre les Grecs et raconte comment les flottes alliées ont assisté à l’occupation de Smyrne par l’armée turque, au massacre des populations chrétiennes grecque et arménienne et à l’incendie de leurs quartiers respectifs. Évoquant un sentiment qui sera malheureusement trop familier tout au long du XXe siècle, Horton raconte : « l’une des impressions les plus vives que j’ai emportées avec moi de Smyrne était un sentiment de honte d’appartenir à la race humaine ».
Un nettoyage ethnique sanctionné par l’État
À la suite de la conclusion du Traité de Lausanne en 1923, les chrétiens ottomans restants ont été échangés contre des musulmans grecs dans le cadre de transferts de population obligatoires entre les États turc et grec. Ce qui constituait un nettoyage ethnique — sanctionné — par l’État a entraîné le déplacement forcé de plus d’un million de réfugiés chrétiens ottomans de la Turquie vers la Grèce et d’un peu moins d’un demi-million de réfugiés musulmans grecs de la Grèce vers la Turquie.
Parmi eux se trouvait la famille de mon arrière-grand-mère, qui a survécu à l’incendie de Smyrne et qui s’est réfugiée sur l’île grecque de Samos. Exilée de la patrie de ses ancêtres, cette fuite a marqué le début de la fin de la présence hellénique en Anatolie, qui datait de plus de 3000 ans.
La campagne visant à obtenir « la Turquie pour les Turcs » a connu un succès qui a dépassé les ambitions de ses architectes. Alors que jusqu’à deux millions de Grecs ottomans vivaient en Anatolie avant la Première Guerre mondiale, moins de 2000 Grecs résident aujourd’hui en Turquie. De plus, alors que les minorités chrétiennes arménienne, grecque et assyrienne constituaient entre 20 et 25 % de la population anatolienne au début du XXe siècle, elles représentent moins de 0,5 % de la population turque actuelle. De toute évidence, l’Anatolie a été déchristianisée et turquifiée par la persécution, l’expulsion, et le génocide des minorités chrétiennes arméniennes, grecques et assyriennes de Turquie.
L’importance de reconnaître les erreurs passées
Face aux preuves historiques accablantes qui comprennent des sources primaires, des récits de témoins – incluant ceux de gens responsables des atrocités – et des souvenirs de survivants, le gouvernement turc continue malgré tout de nier le génocide des chrétiens arméniens, grecs et assyriens d’Anatolie. Un siècle plus tard, le déni du génocide punit les Turcs, diabolise les victimes de la Turquie et nuit à la réconciliation avec ses minorités et ses voisins. Comme l’a si bien dit Taner Akçam, le premier historien turc à reconnaître le génocide arménien : une société ou un État qui ne reconnaît pas ses erreurs passées a de fortes chances de les recommencer.
Aujourd’hui, les relations de la Turquie avec la plupart de ses voisins vont de l’hostilité à l’inexistence. D’une part, la Turquie a envahi la Syrie et l’Irak, occupe actuellement 37 % de Chypre depuis 48 ans et n’entretient pas de relations diplomatiques avec l’Arménie. D’autre part, la doctrine turque du Mavi Vatan – la patrie bleue – exacerbe les tensions avec la Grèce, en contestant sa souveraineté sur les îles grecques de la mer Égée et en revendiquant une zone économique exclusive qui s’étend jusqu’à mi-chemin du continent grec. Bien qu’un siècle se soit écoulé depuis le génocide des chrétiens arméniens, grecs et assyriens d’Anatolie, le révisionnisme expansionniste de la Turquie ne fait qu’ajouter l’insulte à la blessure pour ses victimes.
L’Association internationale des spécialistes du génocide a reconnu que la campagne de déchristianisation et de turquification de l’Anatolie menée par l’Empire ottoman, puis par la Turquie, constituait un génocide contre les Arméniens, les Assyriens et les Grecs ottomans
Bien que le Parlement du Canada et l’Assemblée nationale du Québec aient reconnu le Génocide arménien en 2004, ils n’ont pas encore reconnu le Génocide grec. Prenant les choses en main, les villes de Montréal et de Laval ont adopté des résolutions pour reconnaître le génocide pontique, respectivement en 2017 et 2018. En tant que promoteurs mondiaux des droits de la personne et foyer de plus de 270 000 Canadiens d’origine hellénique, le Canada et le Québec devraient commémorer le 100e anniversaire de la Grande Catastrophe le 14 septembre 2022, et reconnaître le génocide grec.