
Rappelons d’emblée que l’élection de Nicolas Sarkozy s’est déroulée sur un tapis rouge, le président de l’Union pour un Mouvement Populaire (UMP) réa- lisant le meilleur score au premier tour depuis 1958 et trans- formant le deuxié€me tour en véritable plébiscite (deux millions de voix d’écart face aÌ€ son adversaire Ségolé€ne Royal). Mais cette marche en avant a été sérieusement ralentie, un mois plus tard, par le résultat des élections législatives, ouÌ€ la majorité UMP n’a pas réussi aÌ€ convaincre les Français du projet de gouvernement qu’elle portait. Comment comprendre ce revers?
Un premier élément d’explication vient de l’annonce d’un projet, dissimulé durant la campagne présidentielle, de TVA sociale (forme d’impoÌ‚t indirect pesant sur la valeur ajoutée des biens et services et destiné aÌ€ financer la protection sociale). Et ce n’est pas un hasard si la majorité présidentielle n’a pu désamorcer le pétard mouillé de cette taxe.
Au soir du premier tour des élections législatives en juin dernier, l’un des leaders du Parti socialiste, Laurent Fabius, interpellait le ministre de l’EÌconomie, Jean-Louis Borloo, sur le projet de mise en œuvre d’un tel impoÌ‚t. Ce soir-laÌ€, celui-ci n’eut d’autre réponse que d’avouer aÌ€ demi-mot la réalité de ce projet indispensable pour financer une partie des réformes prévues. Cette révéla- tion eut pour conséquence de revigorer le Parti socialiste et ses alliés qui firent élire 225 députés sur 577. La défaite de la gauche prenait ainsi des airs de victoire tant les pronostics annonçaient un raz-de-marée des candi- dats soutenus par le triomphant Sarkozy. Ce revers illus- tre combien la taÌ‚che s’annonce complexe pour le gouvernement Fillon en matié€re économique et sociale. Peut-é‚tre trouve-t-on ici un début d’explica- tion de la reprise en main par Sarkozy de l’action gouvernemen- tale. Car si le besoin de réforme n’est aujourd’hui nullement contesté, l’ampleur de la taÌ‚che nécessite pru- dence et consensus.
Dans ce climat politique mé‚lant état de graÌ‚ce et incantations réfor- matrices, intéressons-nous aux pre- miers chantiers initiés par Sarkozy lors de la premié€re séance extraordinaire du Parlement. Il s’agit de quatre réformes jugées fondamentales et symboliques de l’action du nouveau président dans lesquelles le premier ministre Fillon n’occupe qu’un second roÌ‚le ”” certes éclairé, mais surtout ignoré.
Le premier projet de loi concerne la lutte contre la récidive des majeurs et des mineurs. La justice avait été déclarée comme l’un des domaines prioritaires du second mandat de Jacques Chirac. Cette priorité partait du constat que les institutions judiciaires fonctionnaient trop lentement, parfois de manié€re opaque, et que, trop régulié€rement, les relations entre le pouvoir politique et le pouvoir judiciaire étaient loin des principes de séparation des pouvoirs de Montesquieu. Par ailleurs, l’actualité judiciaire a souvent été reléguée, ces dernié€res années, au rang des faits divers (erreurs judiciaires, mise en examen de juges, secrétaire d’EÌtat aux programmes immobiliers de la justice démissionnaire pour cause de corruption).
Dans le mé‚me temps, lorsque Nicolas Sarkozy était ministre de l’Intérieur (2002-2007), il entretenait régulié€rement des relations tré€s com- plexes, voire tendues, avec les représen- tants des institutions judiciaires. En effet, il considérait que les juges renaÌ‚- claient aÌ€ suivre les décisions de police et limitaient l’efficacité de son action (délinquants trop vite libérés, procé€s nvalidés, clémence des juges).
AÌ€ plusieurs reprises, l’institution judiciaire est montée au créneau en expliquant que la justice ne pouvait servir de simple chambre enregistreuse des actions de police. C’est pourquoi, la nomination de Mme Rachida Dati ”” nouvelle personnalité politique jugée tré€s proche de Nicolas Sarkozy ”” comme ministre de la Justice laisse penser que la politique du nouveau Garde des Sceaux sera copilotée avec l’EÌlysée. Pour preuve, le premier projet de loi présenté au Parlement en juillet 2007 concerne un thé€me tré€s « sarkozyste ».
Ce texte instaure des peines minimales pour les récidivistes et supprime, dans certains cas, l’excuse de minorité pour les mineurs multirécidivistes de plus de 16 ans. Le volet curatif de ce projet impose une obligation de soins pour les délinquants sexuels. Jusqu’alors, la France avait privilégié une politique judiciaire fondée sur la prévention aÌ€ l’endroit des mineurs récidivistes et, plus largement, sur une certaine indulgence aÌ€ l’endroit de l’ensemble des récidivistes (exception faite pour les crimes ou délits les plus graves). Entre 2000 et 2005, les con- damnations en récidive pour l’ensem- ble des crimes et délits ont augmenté de70p.100,etde145p.100pourles seuls délits violents.
La multiplication des cas de récidive au cours de l’année 2007 a conduit le président Sarkozy aÌ€ renchérir dans le domaine législatif et pénal (septié€me loi depuis 2002), avec l’appui tré€s marqué d’une opinion publique fortement émue par la répétition de tels actes délictueux. Et c’est précisé- ment l’écoute de cette opi- nion publique qui semble dicter les premiers pas réfor- mateurs du nouveau locataire de l’EÌlysée.
Un deuxié€me exemple de cette « opinion- cratie » est donné par la proposition de mise en place d’un service minimum dans les transports terrestres réguliers de voyageurs. Cette réforme illustre aÌ€ merveille l’action de Sarkozy : un projet simple décliné en slogan de campagne (« les Français ne veulent plus é‚tre pris en otage durant les gré€ves »), une réponse fortement ébruitée et une réforme déjaÌ€ pratiquée dans certains secteurs (métro, réseau bus). Mais ce qui compte n’est pas laÌ€. Car le nouveau président a réussi aÌ€ s’immiscer dans un débat symbolique du champ social français : le morcelle- ment progressif du droit de gré€ve, institué en 1946. EÌvidemment, un tel sujet ne peut alimenter que passions et résistances.
Passions, car le corps social français reste profondément divisé entre salariés du secteur public (4,7 millions de personnes) et secteur privé (17,2 millions de personnes). Résistances, car si la France reste un pays tré€s faiblement syndicalisé (8 p. 100 de la main-d’œuvre, contre 89 p. 100 au Danemark et 40 p. 100 au Québec), chaque mouvement social (en particulier dans les transports publics) entraiÌ‚ne de fortes perturba- tions ou paralysies et est synonyme pour les organisations syndicales d’af- frontement et de résistance contre le pouvoir en place. Dans ce climat pro- fondément passionnel qui oppose les partisans du respect du droit de gré€ve et les usagers considérés comme « pris en otage » par les grévistes, toute mesure législative est perçue soit comme une remise en cause du droit de gré€ve, soit comme un renoncement aÌ€ l’un des principes essentiels du ser- vice public français : la continuité. LaÌ€ encore, le candidat Sarkozy avait inscrit ce thé€me dans sa campagne électorale, car l’opinion publique dans sa grande majorité paraissait excédée par la multiplication des mouvements de gré€ve. Il est ainsi parvenu, non sans malignité politique, aÌ€ opposer les tra- vailleurs victimes (les actifs du secteur privé) aux trop fréquents grévistes (salariés du secteur public). Cette con- frontation directe lui permettait du mé‚me coup de justifier sa devise « tra- vailler plus pour gagner plus ». La boucle programmatique était ainsi bouclée !
Ainsi, le ministre du Travail et des Relations sociales, Xavier Bertrand, a présenté le 30 juillet dernier un projet de loi qui vise aÌ€ garantir aÌ€ partir du 1er janvier 2008 un service minimum en cas de gré€ve. Il prévoit de rendre obligatoire le dépoÌ‚t d’un préavis de gré€ve 48 heures avant tout conflit et instaure une consultation des salariés aÌ€ bulletins secrets apré€s huit jours de gré€ve. Sur le fond, ce texte se rap- proche du modé€le québécois de service essentiel dont la mise en œuvre en 1982 a été particulié€rement difficile, mais qui semble aujourd’hui gage d’a- paisement social dans les relations entre employeurs, syndicats et usagers.
La troisié€me réforme, plus confiden- tielle mais attendue par la commu- nauté des universitaires, concerne l’autonomie des universités. Défendu par Valérie Précresse, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, ce texte prévoit qu’au plus tard dans un délai de cinq ans, toutes les universités françaises auront accédé aÌ€ l’autonomie dans les domaines budgétaires et des ressources humaines. Au fond, cette réforme modifie la gouvernance des universités, leur président disposant désormais de pouvoirs renforcés : un droit de veto sur les affectations, la possibilité d’embaucher des contractuels et de gérer les primes des personnels.
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Sans doute, le dossier le moins polémique, la réforme des universités, piétinait inlas- sablement, car les responsables de gauche comme de droite considéraient cette question aÌ€ haut risque pour un faible ren- dement politique. Or l’enjeu est de taille : l’université française se trouve dans un état de délabrement avancé faute de moyens financiers et de positionnement clair dans l’offre d’éducation postsecondaire. En effet, en 2005, l’effort collectif permettait de consacrer 10 400 euros pour un lycéen contre 6 800 euros pour un étudiant universitaire, et 13 000 euros pour un étudiant en classe préparatoire aux grandes écoles. Cet écart aÌ€ l’avantage des grandes écoles (Polytechnique, Normale Supérieure, Mines, HEC, IEP) se maintient inex- orablement, car ces mé‚mes grandes écoles forment la plupart des élites qui, une fois au pouvoir, sont moins sensibilisées aÌ€ la nécessaire réforme universitaire. En conséquence, l’uni- versité française poursuit sa descente dans les classements internationaux.
Si la prise de conscience des mal- heurs de l’université ne fait pas une bonne réforme, il est évident que cette loi sur l’autonomie des universités, loin des ambitions initiales, ne remplit que partiellement les objectifs pour relancer l’université française dans le concert de l’excellence en matié€re d’enseignement et de recherche. Curieux paradoxe pour la France qui consacre plus de ressources que les autres pays européens (par rapport au PIB) aÌ€ l’effort d’innovation, mais demeure en retrait sur le plan de l’éducation supérieure. Or, d’autres pays ”” le Royaume-Uni, la Sué€de, la Suisse ”” ont bien compris que l’attractivité de leurs universités constituait un atout économique majeur. Certes, la politique de l’univer- sité ne semble pas trouver la mé‚me attente sociale dans l’opinion publique, mais il s’agit laÌ€ d’une réforme intergénérationnelle dont les effets sont aÌ€ escompter bien apré€s la fin du premier mandat de Sarkozy.
Ce décalage entre la durée de la réforme et le calendrier poli- tique semble l’une des menaces de l’omni-président français. Car aÌ€ plusieurs reprises, Nicolas Sarkozy a demandé aÌ€ é‚tre jugé sur ses résultats et seulement sur ses résultats. C’est pourquoi, la réforme phare du début de mandat est une réforme de poli- tique économique visant aÌ€ améliorer la croissance économique par un volontarisme fiscal, qui doit théoriquement déboucher sur un sur- saut de confiance des consommateurs et des entrepreneurs. En pratique, cette quatrié€me réforme soulé€ve un grand nombre d’interrogations, car elle part d’un constat qui ne fait pas l’unanimité parmi les écono- mistes. De quoi s’agit-il?
Largement énoncé pen- dant la campagne présiden- tielle, Nicolas Sarkozy s’est appliqué aÌ€ mettre en œuvre au plus vite une réforme fiscale cherchant aÌ€ réduire la part des richesses produites en France et « confisquées » par l’EÌtat. Intitulé « projet de loi en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat » et rapide- ment baptisé « bouclier fiscal », ce texte présenté par Christine Lagarde, ministre de l’EÌconomie et des Finances, vise principalement aÌ€ 1) défiscaliser les heures supplémentaires ; 2) rendre déductibles, pendant les cinq premié€res années, les intéré‚ts d’emprunt pour l’achat d’une résidence principale ; 3) alléger les droits de succes- sion et de donation (la France occupant l’un des premiers rangs européens en matié€re de taxation des successions).
Au final, dé€s 2008, ce bouclier fis- cal signifiera que les impoÌ‚ts directs ne dépasseront pas 50 p. 100 des revenus (contre 60 p. 100 actuellement).
AÌ€ cette intention économique, il eut été classique d’observer une atti- tude libérale consistant aÌ€ réduire le champ d’intervention de l’EÌtat et donc de réduire de facto la contribution fis- cale des ménages français imposés. Rappelons qu’environ un Français sur deux est aujourd’hui assujetti aÌ€ l’impoÌ‚t sur le revenu (du travail). En axant cette réforme fiscale sur une minorité de personnes (essentiellement celles disposant d’un patrimoine ou de revenus substantiels), Nicolas Sarkozy a mélangé les genres. ProÌ‚nant une atti- tude libérale, il propose finalement un projet semblable aÌ€ celui de Ronald Reagan ou de Margaret Thatcher con- sistant aÌ€ relancer la demande des caté- gories les plus riches sans corriger le niveau d’inégalité de revenu. Car au fond, la mise en place d’un bouclier fis- cal n’aura d’effet significatif que pour les contribuables du dernier décile (10 p. 100 des revenus les plus élevés), lesquels sont par ailleurs susceptibles de disposer d’un patrimoine immobilier dont la transmission deviendra fiscalement avan- tageuse.
Au total, l’ensemble de ces mesures évaluées aÌ€ pré€s de 15 milliards d’euros aura un impact tré€s faible sur l’emploi (car il n’a pas encore été démontré que la défisca- lisation d’heures supplémen- taires renchérissait l’offre de travail) et la consommation (car tous les économistes reconnaissent que les plus hauts revenus préfé€rent thésauriser que consommer).
Face aÌ€ des effets aussi mitigés, le président est parvenu aÌ€ transformer ce projet en véritable réforme économique en mé‚lant incantations et volontarisme. Et d’affirmer par exemple que désormais « les valeurs de la réussite, du travail, du mérite et du risque » vont sortir les Français « du marasme économique et social ». Il s’est par ailleurs engagé aÌ€ moraliser la vie économique et aÌ€ défendre les « travailleurs démora- lisés » en leur promettant plus de pouvoir d’achat. Cependant, « il n’y aura pas de coup de pouce tradition- nel au 1er juillet au Smic, parce qu’il aurait un effet négatif sur l’emploi », a-t-il expliqué ! Une autre solution aurait-elle pu consister aÌ€ réduire massivement l’endettement public (63 p. 100 du PIB)? Il n’en est rien. Au con- traire, le président et son premier ministre évoquent désormais l’échéance 2012 comme date de retour aÌ€ l’équilibre des finances publiques. En renvoyant aux calen- des grecques l’effort d’assainissement des finances publiques, la promesse du candidat Sarkozy n’est plus qu’un vague souvenir comparée aÌ€ celle du président élu, ce qui promet de sérieuses tensions avec les autres responsables de l’Union européenne.
La stratégie économique du nou- veau président alterne entre croy- ance aux vertus du libéralisme économique et keynésianisme dis- criminant. Comment entend-il con- cilier ces deux orientations théoriques de nature contradictoire? Cette ques- tion n’est pour l’heure pas d’actualité, car il bénéficie d’un état de graÌ‚ce qu’il entretient avec efficacité, déployant beaucoup d’énergie pour occuper l’es- pace politique et médiatique. Rappelons qu’au soir du premier tour, les électeurs français le plaçaient largement en té‚te des candidats incar- nant le mieux la compétence, le courage, l’efficacité et l’action pour mener aÌ€ bien les réformes nécessaires.
Apré€s 100 jours aÌ€ la té‚te de la France, il est difficile d’évaluer l’action du nouveau président, faute de recul dans le temps. Mais force est de recon- naiÌ‚tre que la multiplication de lois face aÌ€ l’émergence d’un nouveau problé€me ne suffira pas aÌ€ réformer le pays de manié€re permanente. Le temps semble toutefois un guide précieux pour Nicolas Sarkozy, qui a décidé d’engager une véri- table course contre la montre. Depuis la rentrée, il n’hésite pas aÌ€ promouvoir les nouvelles réformes (politique étrangé€re, défense, immigration, institutions, traité européen) en multipliant les com- missions et en favorisant autant que possible l’ouverture politique par le recrutement de personnalités de gauche.
Mais l’état de graÌ‚ce qui carac- térise souvent les 100 premiers jours d’un nouveau pouvoir exécutif sem- ble révolu dans la mesure ouÌ€ les son- deurs ont enregistré en septembre dernier sa premié€re décote de popu- larité (62 p. 100 contre 67 p. 100 d’opinions favorables). La question qui se pose désormais est la sui- vante : comment le nouveau prési- dent français va-t-il gérer les premiers soubresauts ou difficultés de son action dé€s lors qu’il a décidé de jouer la carte de la proximité d’un pouvoir qui demande plutoÌ‚t de la distance avec les medias et l’ensem- ble des corps constitués?