L’historien que je suis constate avec satisfaction que le jugement de la Cour supérieure du Québec concernant la Loi sur la laïcité de l’État (loi 21) du 20 avril dernier refuse de placer au-dessus de l’autorité législative les lois invoquées par les opposants à la loi, qui datent d’avant la Confédération. Ceux-ci ont cherché à faire flèche de tout bois, prétendant à certains effets juridiques durables de l’Acte de Québec de 1774, de la loi Hart de 1832 ou de la loi des « rectories » de 1852, dans laquelle on a voulu voir une première affirmation de la liberté de religion.

Toutefois, le citoyen trouvera très étroite la compréhension qu’a le juge de la laïcité, qu’il ancre entièrement dans la négative : elle est réduite à « l’absence », à « l’effacement » ou « au bannissement » de la religion « dans un certain espace public ». On s’attendait à plus de perspective…

Le jugement invalide deux éléments de la loi. Il soustrait à son application les commissions scolaires anglophones ― en vertu de l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui garantit les droits scolaires des minorités linguistiques ―, et supprime l’obligation des élus de l’Assemblée nationale d’exercer leur fonction à visage découvert.

La portée excessive de l’article 23

La partie du jugement portant sur l’article 23 de la Charte canadienne est surprenante et singulièrement paradoxale. Cet article garantit aux minorités francophone et anglophone le droit de recevoir l’enseignement dans leur langue. C’est un droit linguistique. Si le législateur avait voulu faire référence à une autre dimension importante comme la religion, il l’aurait fait et, selon toute vraisemblance, dans un autre article de la Charte.

Le juge donne une signification et une portée excessives à l’article 23. Pourquoi cette prouesse interprétative ? Il a pris le parti de faire une adéquation entre langue, culture et religion ; or, élargir le sens de cet article jusqu’à englober la religion est pour le moins suspect. Le jugement attribue à des commissions scolaires anglophones une vocation religieuse. Pourtant, le statut des commissions scolaires ne comporte plus aucune dimension religieuse. Le jugement cherche donc une façon de contrer la neutralité religieuse des commissions scolaires, qui sont passées de confessionnelles à linguistiques en 1997. Très discrètement, il les reconfessionnalise dans les faits sans pouvoir enchâsser le tout dans la Constitution.

Dans son interprétation de la loi 21, le jugement enlise les commissions scolaires anglophones dans les symboles religieux, à défaut de comprendre la pleine signification de la laïcité ; autrement dit, on regarde l’arbre plutôt que la forêt.

On observe que le saut est non seulement périlleux, mais aussi difficile à comprendre, car on ne voit pas de quel point A à quel point B il s’opère. Comment, en effet, une commission scolaire peut-elle donner du sens à son droit linguistique en se voyant accorder le pouvoir exclusif d’embaucher des enseignants qui portent des signes religieux ? De quelle manière l’ajout d’une fonction ou d’un droit à caractère religieux qui n’y a pas sa place au départ facilite-t-il la compréhension de ce qu’est un droit linguistique ? Comment faire prendre un greffon religieux sur le greffon linguistique ? On ne voit pas le cheminement de pensée et la logique du juge qui crée deux catégories d’enseignants. On aurait bien aimé connaître sa position sur ce que sont au fond la laïcité et la démarche historique du Québec en la matière, à savoir la préséance du civil sur le religieux.

Ce n’est pas que les commissions scolaires francophones ne comprennent pas la diversité et qu’elles ne font rien pour montrer qu’elles sont conscientes du pluralisme. Dans son interprétation de la loi 21, le jugement enlise les commissions scolaires anglophones dans les symboles religieux, à défaut de comprendre la pleine signification de la laïcité ; autrement dit, on regarde l’arbre plutôt que la forêt.

Il faut rappeler, au nom d’une interprétation très large de la notion de culture, que les commissions scolaires anglophones ne peuvent exercer le pouvoir de contrôle et de gestion que leur accorde l’article 23 sans continuer de se soumettre aux lois de l’Assemblée nationale.

Ce n’est pas une mince affaire de réassocier de façon forcée la langue à la religion dans une cause sur la loi 21, dont le propos essentiel porte précisément sur la dissociation entre, d’une part, la religion, et d’autre part, la langue et la culture. Paradoxalement, le jugement renoue avec ce qu’on a justement dénoué au Québec depuis Henri Bourassa, qui a fini en 1926 par accepter qu’il y avait danger, pour la religion, à affirmer que la défense de celle-ci et celle de la langue représentaient un même combat, et depuis le père Georges-Henri Lévesque, prêtre dominicain et sociologue, qui, en 1935, avait invité l’abbé Lionel Groulx à dissocier religion et culture. Drôle d’argumentaire qui donne un avenir à un passé dont précisément le Québec a mis du temps à se défaire en optant pour la laïcité.

Une incompréhension accrue de la laïcité

Sur quelle compréhension de la laïcité le jugement repose-t-il ? Celui-ci adhère à des positions erronées des opposants. Prenons, par exemple, le paragraphe 70 :

Pour plusieurs, le législateur envoie le message explicite que leur foi et la façon qu’ils la pratiquent n’importent pas et qu’elle n’emporte pas la même dignité ni ne requiert la même protection de la part de l’État. Pour eux, la loi 21 postule qu’il existe quelque chose de fondamentalement mal ou nocif avec les pratiques religieuses, particulièrement certaines d’entre elles, et que l’on doit prémunir le public.

Comment peut-on adhérer à une telle affirmation ? Que comprend-on de la laïcité en remettant en circulation l’idée du mal ? Lorsqu’on parle d’exclusion (paragraphe 67), qui exclut qui ? Qui s’exclut de quoi dans une société démocratique où l’on n’accepte pas que, pour que le vivre-ensemble soit possible, le civil doit primer sur le religieux ? Ailleurs (paragraphe 65), on avance que la loi transmet le message que « les personnes qui exercent leur foi ne méritent pas de participer à part entière dans la société québécoise ». Où en est-on quand on conçoit la laïcité en termes de mérite et de non-mérite ?

Dernier indice d’incompréhension (paragraphe 625) : « … si un gouvernement peut favoriser la laïcité, un autre peut tout autant favoriser une religion tels le catholicisme, l’hindouisme ou l’islam ».

Quelle est cette conception bizarre qui fait de la laïcité une religion, une autre religion ? Pourquoi ne voit-on pas que c’est précisément ce que veut contrer la neutralité de l’État : l’arbitraire possible d’un État en matière de religion ? Quels intérêts sert le fait d’entretenir cette confusion ?

Peut-on accepter une telle incompréhension de l’enjeu ? Non seulement on ne voit pas ou on ne veut pas voir ce que signifie la neutralité de l’État, mais on ignore ou on veut ignorer qu’il s’agit là de la meilleure garantie civile pour la liberté de conscience et la liberté de religion.

La manière multiculturaliste

Ce jugement montre clairement ce que signifie le multiculturalisme dans l’interprétation d’une loi. D’abord, le jugement donne à penser que le protestantisme — la religion dominante des anglophones — tiendrait fortement à associer langue et religion, alors qu’il s’est toujours présenté ici comme soucieux de l’examen individuel et critique d’une province francophone longtemps qualifiée de « priest-ridden province ».

La manière multiculturaliste du jugement consiste à prendre l’ensemble de la culture des communautés culturelles dans la société canadienne, sans chercher à préciser comment cette culture se concilie avec celle de la société d’accueil qui, dans le cas du Canada, se fait fort de ne pas identifier une culture pour elle-même. Comment, en proposant de tout prendre de la culture d’une minorité, le multiculturalisme peut-il du même souffle mettre de l’avant son identité première, à savoir sa nature démocratique, et affirmer que le civil prime sur le religieux ?

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Yvan Lamonde
Yvan Lamonde est professeur émérite d’histoire de l’Université McGill. Il a notamment publié sur l'histoire des idées et de la laïcité au Québec.

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