Le Programme de contestation judiciaire (PCJ) était au cœur d’un conflit entre Ottawa et Québec en février dernier. En apprenant que la Commission scolaire English-Montréal obtiendrait des fonds du PCJ pour contester la loi provinciale sur la laïcité, qui interdit notamment le port de signes religieux aux personnes en situation d’autorité, le premier ministre François Legault a accusé le premier ministre Justin Trudeau d’avoir « insulté » les Québécois.

Entre-temps, la Commission scolaire a décidé de renoncer au financement fédéral, tout en allant de l’avant avec la contestation de la loi sur la laïcité. La controverse a montré à quel point le PCJ est encore mal compris. C’est le financement fourni par le PCJ qui donne un sens véritable aux droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés (Charte), car il responsabilise le gouvernement et protège les minorités contre les pressions assimilatrices de la majorité.

La Charte et le PCJ

De nombreuses études, comme celle menée par le Centre de recherche et d’information sur le Canada et celle de Statistique Canada, confirment que les Canadiens appuient fortement la Charte. Même si certains Québécois s’y opposent sous le prétexte que la province n’y a jamais consenti, il faut rappeler que la Charte les protège eux aussi des violations de droits commises par le gouvernement fédéral. Mais ces droits sont vides de sens si les citoyens n’ont pas les moyens de les faire valoir.

Plusieurs grands gains dans ce pays en matière de droits de la personne ont été réalisés avec le soutien du PJC, notamment l’adaptation des wagons de Via Rail pour les personnes à mobilité réduite, la reconnaissance des droits des couples de même sexe et la protection de l’interdiction de révéler l’identité d’une survivante d’agression sexuelle. Alors qu’elle était haute-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, Louise Arbour soulignait que le PCJ a « ouvert la voie à l’évolution de la Charte comme un instrument solide de progrès social au Canada ». Ce programme a empêché ― et continue d’empêcher ― que des lois inconstitutionnelles demeurent en vigueur parce que les citoyens dont les droits sont lésés n’ont pas les moyens de les contester.

En effet, la plupart des gens ne peuvent se payer l’accès à la justice. Des études récentes estiment que le coût moyen d’un procès d’une semaine au Canada s’élève à plus de 50 000 dollars. Les contestations constitutionnelles soulèvent souvent des questions juridiques particulièrement complexes et nécessitent des dossiers de preuve volumineux. À titre d’exemple, un procès récent sur les droits linguistiques en Colombie-Britannique a duré 238 jours ; il comptait plus de 1 600 pièces mises en preuve, était appuyé par plus de 1 000 pages d’arguments écrits et avait fait appel à 53 témoins. Il est tout simplement inconcevable de s’attendre à ce qu’un citoyen dépense autant d’argent et de temps pour faire valoir ses droits.

Des fonds publics pour payer les avocats ?

Les opposants au PCJ utilisent souvent l’argument qu’il est paradoxal d’utiliser des fonds publics pour poursuivre le gouvernement. Quand le gouvernement de Stephen Harper a aboli l’ancien programme en 2006, John Baird, alors président du Conseil de Trésor, disait qu’« il est insensé que le gouvernement subventionne des avocats pour contester ses propres lois devant les tribunaux ». Mais je crois que ceux qui prétendent être préoccupés par des dépenses inutiles du gouvernement devraient plutôt changer de cible et s’inquiéter des grandes équipes juridiques financées par les contribuables qui se battent bec et ongles contre les citoyens qui tentent de faire valoir leurs droits protégés par la Charte. En effet, le ministère de la Justice, qui représente le gouvernement du Canada dans la plupart de ses litiges, n’hésite pas à se présenter comme la « plus grande organisation juridique du Canada ». Le budget annuel de 5 millions de dollars du PCJ ne représente qu’une infime part des dépenses du ministère de la Justice, qui sont budgétées à 717,9 millions de dollars pour 2019-2020.

Il serait exagéré de dire que le PCJ met sur un pied d’égalité les citoyens qui cherchent à faire valoir leurs droits garantis par la Charte et les gouvernements qui s’y opposent. Les gouvernements dépensent régulièrement des millions de dollars pour lutter contre les citoyens et les groupes qui contestent des lois anticonstitutionnelles ou discriminatoires.

Par conséquent, il serait exagéré de dire que le PCJ met sur un pied d’égalité les citoyens qui cherchent à faire valoir leurs droits garantis par la Charte et les gouvernements qui s’y opposent. Les gouvernements dépensent régulièrement des millions de dollars pour lutter contre les citoyens et les groupes qui contestent des lois ou des politiques anticonstitutionnelles ou discriminatoires. Cindy Blackstock, directrice générale de la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations, en sait quelque chose. Elle avait déposé, avec l’Assemblée des Premières Nations, une plainte en matière de droits de la personne contre le gouvernement du Canada pour son traitement discriminatoire à l’égard de 163 000 enfants autochtones. La Société était représentée par une équipe d’avocats pro bono, alors que le gouvernement du Canada a dépensé au moins 8 millions de dollars en frais juridiques durant les 13 ans qu’ont duré les procédures.

Le PCJ n’offre aux citoyens qu’une fraction de ce que les gouvernements dépensent pour défendre leur législation. Jusqu’à ce que les gouvernements soient prêts à s’imposer des limites pour les fonds qu’ils allouent aux contestations judiciaires, le PCJ est un moyen de réduire ― ne serait-ce que légèrement ― le déséquilibre marqué du pouvoir qui existe dans la salle d’audience.

Un financement fédéral pour contester des lois provinciales ?

Dans le cas de la Commission scolaire English-Montréal, on s’est demandé pourquoi le gouvernement fédéral devrait financer des contestations judiciaires liées à l’éducation, un domaine qui relève de la compétence provinciale.

En vertu de la Loi sur les langues officielles, le gouvernement du Canada a le devoir de prendre des mesures visant « à favoriser l’épanouissement des minorités francophones et anglophones du Canada et à appuyer leur développement ». Le PCJ lui permet de s’acquitter de cette obligation. Le financement de litiges provinciaux, en particulier ceux qui ont trait aux droits de l’éducation, est particulièrement important dans le contexte des droits des minorités de langue officielle. Dans le jugement Mahé c. Alberta (1990), la Cour suprême a souligné le rôle primordial que joue l’éducation dans le maintien et le développement de la vitalité linguistique et culturelle. Le droit à l’éducation est la clef de voûte de tous les autres droits linguistiques garantis par la Charte. Le droit des minorités linguistiques de communiquer avec le gouvernement fédéral dans la langue de leur choix serait dénué de sens si personne n’avait été instruit à parler ou à lire la langue minoritaire.

En conséquence, le PCJ a soutenu des cas importants en la matière. Outre Mahé c. Alberta, qui a reconnu le droit des minorités linguistiques de gérer des conseils scolaires, mentionnons Arsenault-Cameron c. Île-du-Prince-Édouard (2000), qui a clarifié que ce droit comprend le pouvoir des communautés de choisir l’emplacement de leurs écoles. Le PCJ a également apporté son soutien à d’autres cas provinciaux cruciaux, tels que Lalonde c. Ontario (2001), qui a sauvé l’hôpital Montfort et qui constitue une victoire juridique marquante dans la mémoire collective des Franco-Ontariens.

Même le gouvernement de Stephen Harper, qui s’opposait farouchement au PCJ, reconnaissait que le fédéral a l’obligation de le financer. C’est pourquoi il a réglé à l’amiable un litige qui contestait sa décision d’abolir l’ancien programme.

Il est regrettable que le PCJ actuel ne prévoie pas le financement pour les membres des groupes en quête d’égalité, protégés par l’article 15 de la Charte.

Il est regrettable que le PCJ actuel ne prévoie pas le financement pour les membres des groupes en quête d’égalité, protégés par l’article 15 de la Charte. Dans son mémoire au comité parlementaire chargé de faire des recommandations sur la structure du nouveau PCJ en 2016, le Conseil des Canadiens avec déficiences a demandé que le gouvernement finance aussi des litiges provinciaux portant sur la discrimination dans le cadre de son programme. Il a fait valoir que la discrimination à l’égard des personnes handicapées et d’autres groupes qui revendiquent l’égalité se produit généralement dans les domaines de compétence provinciale, en particulier dans l’éducation, la santé et les services sociaux, le maintien de revenu et le logement. Le financement des cas provinciaux permettrait de mieux répondre aux besoins des personnes historiquement défavorisées dont les droits sont protégés par l’article 15 de la Charte.

Une insulte pour les Québécois ?

Quelques clarifications s’imposent. Tout d’abord, le premier ministre Trudeau n’a pas incité la Commission scolaire English-Montréal à contester la loi québécoise sur les signes religieux, il n’a aucunement participé à la décision de financement. Le PCJ est géré de façon indépendante, et les décisions concernant le financement sont prises par des groupes d’experts autonomes, qui n’ont pas de comptes à rendre au gouvernement. Puis, les contestations judiciaires fondées sur la Charte ne sont pas des insultes et ne constituent pas des menaces pour les citoyens. Au contraire, elles sont la preuve d’une démocratie saine et forte, dans laquelle un gouvernement doit rendre des comptes et où les minorités sont dotées des moyens nécessaires pour maintenir et promouvoir leur identité contre les pressions assimilatrices de la majorité. Le premier ministre du Québec a dit maintes fois qu’il est convaincu de la constitutionnalité de la loi de son gouvernement. Il ne devrait donc pas craindre les contestations judiciaires.

Au lieu de défendre sa loi sur la laïcité, François Legault a politisé le PCJ. Si la Commission scolaire English-Montréal a décliné l’offre du PCJ quelques jours plus tard, on espère que d’autres groupes n’en feront pas autant. Il est déjà assez grave que ceux qui cherchent à faire valoir leurs droits garantis par la Charte soient confrontés devant les tribunaux à de grandes équipes d’avocats financés par le gouvernement. Ils ne devraient pas être poussés à refuser le seul outil qui leur permet d’affirmer leurs droits. Sinon, rien ne pourrait empêcher les gouvernements d’adopter des lois inconstitutionnelles.

Photo : La Presse canadienne / Ryan Remiorz


Souhaitez-vous réagir à cet article ? Joignez-vous aux débats d’Options politiques et soumettez-nous votre texte en suivant ces directives| Do you have something to say about the article you just read? Be part of the Policy Options discussion, and send in your own submission. Here is a link on how to do it. 

Anne Levesque
Anne Levesque est professeure au Programme de common law français de la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa. Son domaine d’expertise comprend aussi les droits de la personne. Elle est coprésidente de l'Association nationale Femmes et droit.

You are welcome to republish this Policy Options article online or in print periodicals, under a Creative Commons/No Derivatives licence.

Creative Commons License

More like this