L’État contemporain est une formidable machine à rebattre les cartes que la vie nous envoie : nos conditions de départ, notre statut social, nos efforts, nos chances et notre positionnement dans le jeu du marché. Au total, l’effet des politiques publiques va dans le sens de la justice sociale. Les inégalités et la pauvreté sont moins prononcées après les impôts et les transferts.
Prises individuellement, cependant, les différentes mesures publiques n’ont pas nécessairement des impacts positifs. C’est le cas, par exemple, des taxes à la consommation, qu’une étude récente de trois économistes français, Julien Blasco, Elvire Guillaud et Michaël Zemmour, associe même à une forme d’anti-redistribution.
On savait que les taxes à consommation étaient une forme régressive de taxation : comparativement aux plus riches, qui épargnent davantage, les moins nantis consacrent une plus grande part de leurs revenus à la consommation et, dès lors, ils paient proportionnellement plus de taxes de vente. Les gouvernements reconnaissent ceci partiellement pour les plus pauvres, avec par exemple le crédit d’impôt fédéral sur la TPS et, au Québec, le crédit d’impôt pour la solidarité.
Des taxes régressives…
Mais Blasco, Guillaud et Zemmour innovent en prenant systématiquement la mesure du problème, d’une façon qui nous force à repenser notre compréhension de la redistribution. D’abord, les auteurs nous rappellent l’importance des taxes à la consommation, qui représentent autour de 30 % des revenus gouvernementaux dans les pays riches. Ensuite et surtout, ils utilisent des données individuelles sur les revenus et la consommation pour estimer l’incidence des taxes à la consommation sur les différents ménages, pour plusieurs pays dans les années entre 1978 et 2013. Au total, le décile le plus riche paie en taxes de vente une partie de son revenu équivalant à 60 % de ce que paient les cinq déciles les moins riches. Régressives, les taxes de vente mettent davantage à contribution les moins fortunés.
Or, quand on évalue le rôle des impôts et des transferts dans la redistribution, on ne tient pas compte des taxes de vente. Pour jauger l’effort de redistribution des différents pays, l’approche standard de l’OCDE consiste à calculer la différence entre deux mesures du coefficient de Gini, un indicateur classique des inégalités. En clair, on compare les inégalités pour les revenus de marché (salaires, intérêts, loyers) et celles pour les revenus disponibles après impôts et transferts, qui sont moins prononcées. Les taxes de vente ne figurent tout simplement pas dans ce calcul.
Cette omission est importante. Si on ajoute ces taxes aux autres impôts payés, l’effort de redistribution des différents pays diminue d’environ un tiers. Et l’écart entre les pays qui utilisent beaucoup les taxes de vente (la Suède par exemple) et ceux qui y ont moins recours (comme les États-Unis) se réduit. Les taxes à la consommation n’éliminent pas l’effet redistributeur des impôts et des transferts, mais elles le réduisent substantiellement. Les champions de la redistribution, comme les pays nordiques, qui utilisent beaucoup ces taxes, brillent un peu moins fort à l’avant-scène.
… mais qui financent le filet social
Les taxes de vente, cependant, ne peuvent pas être considérées isolément. Comme le reconnaissent Blasco, Guillaud et Zemmour, elles servent ultimement à financer les transferts sociaux et les services publics. Les pays qui ont un État-providence généreux ont tous des taxes de vente élevées. Dans son livre de 2003, Regressive Taxation and the Welfare State, la politologue japonaise Junko Kato avait montré comment des pays comme la Suède se sont tournés assez tôt vers les taxes à la consommation, pour financer durablement de généreux programmes sociaux sans affecter le fonctionnement du marché du travail. La redistribution relèverait alors moins de la provenance des revenus que de la générosité des transferts et des services. À l’opposé, les pays qui ont eu moins recours à ces mesures fiscales régressives ont maintenu des revenus publics inférieurs et des programmes sociaux plus modestes. À la fin, ils redistribuent moins.
S’il est vrai que la mesure standard de la redistribution néglige les taxes de vente, il faut aussi reconnaître qu’elle ignore complètement les services publics. Des soins de santé ou des services de garde presque gratuits, par exemple, constituent une forme directe et importante de redistribution. Mais leurs effets ne sont pas davantage mesurés. Prendre en compte l’équivalent monétaire de tels services sociaux, notait récemment le sociologue américain David Brady, demeure le plus grand défi pour la mesure de la pauvreté et des revenus.
En considérant tout le portrait, on peut voir que l’effet régressif associé aux taxes à la consommation consolide ultimement deux formes de redistribution, par le biais de transferts sociaux généreux et de services publics accessibles et de bonne qualité. Si on tenait compte de tous ces effets, les champions de la redistribution reprendraient leur avance et leurs titres, grâce en partie à leur recours à des taxes à la consommation régressives.
Quand l’impôt sur le revenu ne suffit pas
En 2015, le rapport de la Commission d’examen sur la fiscalité québécoise, présidée par Luc Godbout, proposait des baisses à l’impôt sur le revenu, compensées notamment par une hausse de 1,025 point de pourcentage de la TVQ. Modeste, cette réforme a été mal accueillie. Les opposants soulignaient, à juste titre, le caractère régressif de la mesure. Mais ils ignoraient que de telles taxes à la consommation constituent dans plusieurs pays le socle sur lequel repose un État-providence généreux. Les impôts progressifs, sur le revenu ou sur le capital, ne suffisent pas pour soutenir des mesures sociales ambitieuses. Les opposants à ce modeste virage ont pourtant gagné.
Aujourd’hui, le rapport de la Commission n’est même plus affiché sur un site du gouvernement du Québec. Mais, comme le suggéraient Godbout et ses collègues, pour penser la fiscalité, les transferts et les services, il faut adopter une perspective d’ensemble. Des taxes régressives peuvent avoir leur place si elles servent à mieux soutenir les transferts sociaux ou les services publics.
L’étude de Blasco, Guillaud et Zemmour a le grand mérite de documenter de façon inédite et sophistiquée les effets contradictoires, et en partie anti-redistribution, des taxes à la consommation. Elle nous rappelle également la fragilité de nos instruments de mesure de la redistribution, qui ne tiennent compte ni des taxes à la consommation ni des services publics. Surtout, les auteurs nous amènent à développer une perspective d’ensemble sur le jeu complexe et en partie contradictoire des différents instruments de la redistribution.