
Cet automne, le débat politique québécois s’est fait aÌ€ coup de manifestes. Au quebeclucide. com de Lucien Bouchard et de ses co- auteurs a répondu le quebecsolidaire.org de la gauche. Inusitée, la procédure n’a pas été inutile puisqu’elle a permis d’aborder des questions et des façons de voir que l’on ne retrouve pas toujours dans le débat public. L’approche a cepen- dant rapidement démontré ses limites, en cristallisant le débat autour de visions antagoniques et bien trop globales pour favoriser un dialogue fructueux.
Le manifeste « Pour un Québec lucide » a donné le ton en déplorant la paralysie d’une société en voie de se trans- former en « fossile du 20e sié€cle » et l’aveuglement d’une population qui « s’accommode de cette situation de blocage parce qu’elle y trouve son aise ». En entrevue, Lucien Bouchard se défendait bien de proposer des orienta- tions de droite. C’est tout simplement le « réalisme » et « l’arithmétique » qui imposeraient aÌ€ tous un « esprit nou- veau ». Mais, de Jean Charest et Mario Dumont aÌ€ Amir Khadir, en passant par le patronat et les syndicats, tout le monde a tout de suite compris que le manifeste était solidement campé aÌ€ droite.
Il ne s’agit pas de mettre des étiquettes pour le plaisir d’en mettre, mais il faut quand mé‚me reconnaiÌ‚tre les dif- férents discours politiques pour ce qu’ils sont. Dans les sociétés comme le Québec, ouÌ€ les valeurs social-démocrates sont relativement bien implantées, les idées de droite ont tendance aÌ€ se faire modestes. On se défend d’habitude d’é‚tre de droite ou néo-libéral, et on en appelle au réalisme, aÌ€ la lucidité et aÌ€ la responsabilité de chacun pour justifier un roÌ‚le plus grand pour le marché, des politiques moins égalitaristes, ou des orientations plus individualistes.
Ce genre d’appel indirect crée d’étranges représentations de la politique. Le manifeste donne en effet l’im- pression que la gauche a le monopole du pouvoir et peut condamner, aÌ€ la moindre suggestion, les rares libres- penseurs de la lucidité aÌ€ comparaiÌ‚tre « devant le tribunal d’inquisition du consensus québécois». Que des gou- vernements de centre-droit soient au pouvoir aÌ€ Québec, aÌ€ Ottawa et dans la plupart des municipalités, que l’essentiel de l’économie soit aux mains d’entre- prises privées et que les grands journaux et presque tous leurs chroniqueurs soient favorables aÌ€ la lucidité ne semble pas compter. La droite québécoise appa- raiÌ‚t bien démunie.
Le portrait de la société est tout aussi bizarre. En accord avec la vision économiste d’un monde com- posé d’individus rationnels, les person- nes et les groupes sont présentés ici comme des égoïstes qui défendent leurs privilé€ges et leurs droits acquis, mé‚me lorsque ceux-ci prévalent au détriment de l’intéré‚t général.
Our newsletter about the public service.
Nominated for a Digital Publishing Award.
Le Québec est donc miné par « des groupes de pression de toutes sortes », qui bloquent tous les changements. Mé‚me le gouvernement ne peut pas « vaincre la résistance et l’inertie ». Comment alors se sort-on d’une telle impasse? Tout simplement en faisant appel aÌ€ tous, pour que chacun cesse de « protéger ses intéré‚ts » et se demande « ce qu’il peut faire, dans son domaine et comme citoyen ». Il faut donc que les individus suspendent momentanément leur rationalité. Grosse commande. Hormis la baguette magique, la seule solution est de trouver un dirigeant assez convaincant pour amener chacun aÌ€ ces- ser pour un temps d’agir de façon intéressée. Presque tous les chroniqueurs lucides ont déploré que c’était justement ce qui manquait aÌ€ Québec.
Improbable, cette solution n’est pourtant pas sans précédent. Confrontés aÌ€ des crises politiques et économiques majeures, les gouverne- ments d’Amérique latine ont souvent utilisé le procédé dans les années 1980 et 1990, en passant outre aux institu- tions et aux acteurs sociaux pour impo- ser des recettes impopulaires et douloureuses au nom du bien commun aÌ€ long terme. Cela s’appelle mettre le populisme au service du néo-libéra- lisme. C’est un procédé en général peu efficace, fortement générateur d’inéga- lités, et plutoÌ‚t malsain du point de vue démocratique. Mais c’est aussi un procédé qui, heureusement, apparaiÌ‚t peu plausible dans une démocratie comme le Québec, dotée d’une forte société civile et d’institutions bien ancrées. Sur le plan politique, donc, la lucidité supporte mal l’analyse.
Solidaire.org prend également les choses d’assez haut. Ici, c’est avec « les recettes inefficaces du capitalisme financier » qu’on veut rompre, en s’ins- pirant tant des pays scandinaves que de pays d’Amérique latine. La vision est généreuse, mais politiquement elle n’ap- paraiÌ‚t gué€re plus opérationnelle que celle des lucides. Le parallé€le avec l’Amérique latine, en particulier, laisse songeur. Il fallait évidemment proposer une vision d’ordre général pour répon- dre aÌ€ celle des lucides. En le faisant, les auteurs du manifeste solidaire montrent quand mé‚me les limites de l’exercice.
Pour l’année qui vient, on peut se souhaiter un retour sur terre, avec des perspectives plus proches de la réalité des institutions, des acteurs, et des pra- tiques sociales concré€tes des Québécois, des perspectives qui puissent ouvrir la voie aÌ€ de véritables dialogues et aÌ€ des compromis acceptables et viables.