Dans ce petit essai d’actualité, qui s’inscrit dans la lignée de nombreuses publications de réflexion sur les questions de gestion de l’eau, Sylvie Paquerot nous livre ses réflexions sur les enjeux actuels de l’eau douce et sur les orientations que devrait prendre, selon elle, tout projet de résolution des problé€mes auxquels sera confrontée la commu- nauté internationale. Curieusement, Mme Paquerot part du principe que le problé€me de l’eau est avant tout celui de la mort de plusieurs millions de personnes des suites de maladies transmises par l’eau. L’auteure pour- suit en formulant l’hypothé€se que la question de l’eau revient aÌ€ celle de son statut en droit, afin « d’exclure son appropriation ».
Non pas que ces décé€s ne constituent pas un scandale, que souligne avec raison l’auteure, un scandale d’autant plus grand que nos sociétés dites développées dépensent des mil- liards de dollars pour se protéger con- tre des attentats terroristes, alors qu’une partie de ces sommes pourrait réduire considérablement le nombre de victimes des maladies hydriques dans les pays en développement.
Mais, au-delaÌ€ de ce scandale, les enjeux de l’eau dépassent, ou plutoÌ‚t englobent, cette question de l’eau de consommation directe (boisson, ali- mentation, hygié€ne de base) : ils ren- voient, certes, aux investissements consentis pour assurer une distribu- tion et un assainissement adéquat aÌ€ l’ensemble de la population, mais aussi, comme le dit l’auteure dans le corps de son ouvrage, aÌ€ la notion de rareté, que l’on peut préciser en expli- quant qu’elle est souvent de nature re- lative, c’est-aÌ€-dire un construit social, résultant de la compétition pour l’ap- propriation d’usages sur la ressource. En ce sens, la problématique de l’eau et de son indéniable distribution iné- gale est avant tout d’ordre politique.
La premié€re partie de l’ouvrage, trai- tant de la « globalité du cycle hydrologique », souligne aÌ€ quel point il est illusoire de penser gérer l’eau au sein d’une unité spatiale considérée comme étanche, autonome, séparée des autres, qu’il s’agisse de l’EÌtat ou de la ville : l’eau circule, elle est abon- dante ici et rare laÌ€, elle ne tient pas compte des frontié€res, revient sous forme de précipitations, dont la répar- tition aÌ€ la surface du globe pourrait é‚tre altérée durablement par le réchauffement climatique.
De fait, la répartition de la population mondiale ne correspond pas aÌ€ celle de la ressource, un phénomé€ne aÌ€ l’origine de la richesse en eau per capi- ta de quelques pays, dont le Canada, le Brésil, la Russie, l’Islande et le Congo. Certaines sociétés souffrent ainsi de pénurie relative dé€s lors qu’elles dis- posent de moins de 1 700 m3 par per- sonne et par an, de pénurie réelle en dessous de 1 000 m3, de stress majeur sous le seuil de 500 m3.
Si ces indicateurs statistiques ont leur utilité pour comparer des niveaux de dotation, ils souffrent cependant du défaut de toutes les données statis- tiques : leur caracté€re de données agrégées, qui reflé€te mal les réalités locales. Ainsi, une société qui jouit de suffisamment de précipitations pour pra- tiquer une agriculture pluviale a besoin de nettement moins d’eau, ce qui lui épargnera de souffrir de rareté mé‚me en deçaÌ€ de 500 m3/personne. AÌ€ contrario, la Namibie, en apparence bien dotée par la nature avec plus de 28 000 m3/personne, paÌ‚tit bel et bien de la rareté de l’eau, car cette donnée a été obtenue en intégrant les débits des fleuves frontaliers, situés aÌ€ plus de 300 km des principaux bassins de population.
Au-delaÌ€ de l’inégale dotation en eau des sociétés, l’auteure souligne avec justesse leur interdépendance : nombreux sont les pays dont les eaux, de surface ou souterraines, dépendent en partie des écoulements provenant d’au-delaÌ€ de leurs frontié€res, et donc de la façon dont le pays en amont utilise ses eaux… et son territoire. La déforestation, par exemple, réduit aÌ€ terme les écoulements en volume, mais aussi la temporalité de ceux-ci, qui auront tendance aÌ€ é‚tre brutaux et brefs en période de pluie ; la pollution, qu’elle soit d’origine industrielle, urbaine ou agricole, qui réduit les usages possibles de l’eau, parfois au point de la rendre totalement inutili- sable sans de couÌ‚teux systé€mes de traitement ; la production de sources d’énergie (thermique ou hydroélec- trique) qui induisent des impacts et des changements dans la qualité de l’eau : hausse des températures de l’eau pour la premié€re technique, évapora- tion et production de gaz aÌ€ effet de serre pour la seconde.
La seconde partie tire les con- séquences de cette interdépen- dance, en soulignant leurs incidences sur les é‚tres humains. L’interdépen- dance oblige en effet, si l’on veut é‚tre cohérent, aÌ€ repenser les objectifs de chaque société, pour tenir compte des besoins de celles des régions limitro- phes. Il importe notamment de repenser les objectifs en terme de « sécurité alimentaire » conçus en des termes strictement étatiques. Ainsi, est- il vraiment sensé sur le plan environ- nemental de poursuivre cet objectif en EÌgypte, sachant que le barrage d’As- souan provoque l’évaporation de 12 milliards de mé€tres cubes d’eau par an, outre la rétention du limon fertile, l’érosion du delta, l’apparition de nom- breuses maladies? Il aurait sans doute été plus raisonnable de construire de tels réservoirs en EÌthiopie, en altitude, et d’y produire laÌ€-bas, ce que les Britanniques avaient envisagé au début du XXe sié€cle, mais que les gouvernements égyptiens successifs ont toujours refusé en vertu d’une représentation tré€s terri- toriale de la sécurité. On ne saurait le leur reprocher ; tous les gouvernements ont eu, aÌ€ des degrés divers, une telle crainte de dépendre de l’étranger pour leur sécurité ”” mais la tension sur la ressource en eau exigerait, aujourd’hui, de changer de paradigme pour instaurer une logique de développement durable.
Au-delaÌ€ des considérations de stratégie des EÌtats, comme le souligne l’auteure, les ressources en eau, compte tenu de leur circulation et de leur distribution, « ne peuvent sup- porter 6 milliards d’Américains » (p. 104) : le style de consommation de chacun induit directement des besoins en eau, certes, mais aussi des besoins en produits industriels et agri- coles qui, aÌ€ leur tour, engendrent des usages en eau bien supérieurs en quantité aux seuls usages domes- tiques. La question de l’eau dans le monde, c’est aussi celle du paradigme de développement que l’on veut imprimer aÌ€ la plané€te. Cette inter- dépendance implique aussi que tout traité signé pour résoudre un conflit se doit d’é‚tre juste, et non pas seule- ment de constituer un document juridique qui éteint aÌ€ court terme les tensions, faute de quoi celles-ci reviendront. L’eau, facteur de paix, disent les optimistes? Oui, aÌ€ condi- tion de trouver l’équité.
Quelles solutions imaginer? L’auteure souligne le caracté€re tré€s partiel des avenues offertes par le secteur privé, qui ne s’intéresse qu’aux réseaux urbains, alors que « 80 p. 100 des gens qui n’ont pas accé€s aÌ€ l’eau vivent en milieu rural ». De plus, la façon dont les privatisations des ser- vices d’eau ont été gérées jusqu’aÌ€ présent ne laisse gué€re entrevoir de projets qui puissent satisfaire les po- pulations concernées, ou plus exacte- ment, qui constitueraient des solutions socialement acceptables.
Cependant, il faut se garder aussi de tout sec- tarisme : aÌ€ Cochabamba, devenue le symbole de la lutte contre le capitalisme dans le secteur de la distribu- tion de l’eau en Bolivie, les 40 p. 100 de la population qui n’avaient pas accé€s aÌ€ l’eau potable avant le départ de la firme privée Aguas del Tunari ne l’ont toujours pas, et cette question n’intéresse plus du tout la Coordinadora, porte-étendard du com- bat antiprivatisation. Le discours antilibéral est aussi un discours avec son propre agenda politique.
De façon plus générale, comment envisager une meilleure répartition de la ressource? Celle-ci peut é‚tre conçue au niveau de chaque bassin versant, puisque l’eau y circule naturellement ; mais entre bassins? Entre monde riche en eau et monde assoiffé? Faudrait-il reprendre le projet cher aÌ€ Jean Coutu d’exporter notre eau? Sans doute que non : la densité de l’eau est élevée, ce qui la rend beaucoup trop ché€re pour les pays en développement, sauf si les pays développés, collectivement, ho- norent la facture de tels transferts, ce qui ne réglerait rien, sur le long terme, tout en relevant du désastre environ- nemental pour les écosysté€mes d’ici.
Certes, la Convention de 1997 ne ré€gle pas les modalités d’une gestion équitable de l’eau au niveau planétaire. Elle ne parvient pas non plus aÌ€ évincer l’EÌtat comme unité de gestion des eaux et aÌ€ dépasser tous ses d’objectifs géopolitiques parfois opposés aÌ€ ceux des voisins de bassin. Mais était-ce laÌ€ son objectif? La Convention de 1997, récusée par deux acteurs majeurs, la Chine et la Turquie, procé€de d’une ten- tative de fournir un cadre juridique minimal pour amener les EÌtats aÌ€ négocier pacifiquement des accords sur le partage de la ressource, et aÌ€ intro- duire ainsi la notion d’équité au détri- ment de la notion de souveraineté territoriale, rejetée dans la Convention, au grand dam de nombreux EÌtats. Imparfaite, elle l’est certainement ; aÌ€ honnir, certainement pas, car elle cons- titue, il faut l’espérer, un premier pas vers des textes plus contraignants.
Quelques erreurs émaillent le texte, sans en altérer les conclusions ni la portée. Ainsi, cela fait longtemps que, graÌ‚ce aÌ€ l’amélioration des procédés de production, il ne faut plus 200 m3 d’eau pour produire une tonne d’acier (p. 67), mais bien 20 m3. Le secteur industriel, surtout dans les pays dits développés, a considérablement investi dans les procédés de recyclage et de réduction de la demande en eau. De mé‚me, le couÌ‚t du dessalement des eaux saumaÌ‚tres varie aujourd’hui entre 55 et 85 ¢/m3, et non plus entre 1 et 4 $ (p. 105), graÌ‚ce aux fantastiques progré€s de l’osmose inverse des 10 dernié€res années.
Par ailleurs, l’auteure déplore la logique des « usages multiples » de l’eau, aux EÌtats-Unis ou en Chine (p. 85), qui permet aÌ€ un mé‚me volume d’eau d’é‚tre prélevé plusieurs fois pour différents usages. Or, au contraire, cette approche, dans la logique du recyclage, permet de multiplier les retombées po- sitives des usages, aÌ€ condition de développer des usages non consomma- teurs et relativement peu polluants. L’auteure ne développe pas la notion de consommation, c’est-aÌ€-dire la part des volumes d’eau perdue apré€s usage (éva- poration, infiltration profonde…), aÌ€ ne pas confondre avec prélé€vement, qui consiste aÌ€ utiliser la ressource, et qui permet justement de comprendre la notion d’usage multiple. Pour qui a été en Chine du Nord, l’utilité de la réutili- sation des volumes d’eau est manifeste, tant les besoins actuels sont importants par rapport aÌ€ la ressource disponible.
Bref, pour qui veut s’initier aux enjeux politiques, sociaux et économiques de l’eau, voici un intéres- sant essai, volontiers provocant parfois ”” mais ainsi peut naiÌ‚tre la stimulation intellectuelle ! L’auteure pose des ques- tions judicieuses auxquelles toutes les sociétés devront trouver une réponse globale, car les enjeux de l’eau appel- lent des solutions de gouvernance globale.