Sécurité internationale et entités fédérées : existerait-il aujourd’hui un lien de responsabilité entre ces deux concepts que l’on a longtemps perçu comme étant dissociés? En publiant son énoncé de politique internationale, le 24 mai 2006, la ministre des Relations internationales du Québec, Monique Gagnon-Tremblay, répondait sans équivoque par l’affirmative aÌ€ cette question qui n’aurait mé‚me pas été posée il n’y a pas si longtemps. Cette prise de position, peu orthodoxe, surprend par son exceptionnalité.
En fait, il serait presque possible de parler de l’exception dans l’exception, car au-delaÌ€ de la réponse apportée, la pu- blication d’un énoncé formel de politique internationale est assez rare de la part d’une entité fédérée ; fort peu le font et lorsque l’exercice est porté aÌ€ terme, il traite souvent priori- tairement d’une dimension précise comme ce fut le cas avec l’économie au Nouveau-Brunswick (2003), au Manitoba (2006) et au Québec durant le mandat du ministre John Ciaccia (1991). Ce dernier énoncé n’avait d’ailleurs pas fait l’objet d’une mise aÌ€ jour, quinze ans plus tard, ce qui illus- tre en soi le caracté€re inhabituel du processus, mé‚me pour une entité fédérée tré€s active sur la scé€ne internationale depuis plus de quarante ans, comme c’est le cas au Québec. Il y avait certes eu, en 2001, un texte signé par la ministre Louise Beaudoin, mais il s’agissait d’un document hybride qui alliait quelques orientations de politique aÌ€ un plan stratégique exigé par la nouvelle Loi sur l’administration publique du Québec.
En soi, l’énoncé de politique 2006 a donc tout pour attirer l’attention. Sa facture et son contenu allaient sin- gulié€rement ajouter aÌ€ cet intéré‚t intrinsé€que.
Ce qui frappe, d’abord, c’est que nous ne sommes pas en présence d’une politique ministérielle, ni mé‚me secto- rielle ; il s’agit véritablement d’une politique gouvernemen- tale qui interpelle plusieurs ministé€res. Le titre mé‚me donné aÌ€ l’énoncé ”” La force de l’action concertée ”” révé€le bien l’ef- fort qui a marqué l’exercice. Du coup, la politique délaisse les priorités étroites, qu’elles soient économiques ou identi- taires, pour toucher la santé, l’environnement, l’agroali- mentaire, les infrastructures et la sécurité.
Second élément d’intéré‚t, la politique se complé€te d’un plan d’action détaillé qui attribue des responsabilités précises aÌ€ des ministé€res nettement identifiés, responsabi- lités qui sont inscrites dans un échéancier clairement énoncé. Il faut aussi noter que la politique marque de façon non équivoque le passage d’une dynamique de rela- tions internationales caractérisées par la conjugaison d’une doctrine aÌ€ des ressources, pour épouser une démarche de politique étrangé€re puisqu’on ajoute aÌ€ ces deux premié€res composantes une volonté affirmée ”” une section spécifique placée en début de document y est con- sacrée ”” d’influencer le contexte international. Enfin, si la politique s’inscrit dans un cadre de coopération avec le gouvernement canadien et qu’elle peut ainsi é‚tre associée au premier chef aÌ€ un gou- vernement fédéraliste, l’absence de connotations partisanes permet de croire qu’elle pourrait é‚tre reprise aÌ€ son compte par un gouvernement d’une autre allégeance politique.
Les questions de sécurité qui y sont discutées ne constituent donc qu’une innovation parmi d’autres et pourraient ainsi é‚tre relativisées. Ce serait toutefois oublier l’importance que revé‚tent ces questions dans la conduite des relations internationales et du soin jaloux que prennent les EÌtats souverains pour conserver leur emprise sur ce domaine régalien réservé de la high politics.
S’il est une qualité indénia- blement présente dans le chapitre consacré aux questions de sécurité, c’est bien son caracté€re didactique. Le lecteur comprend vite pourquoi le Québec considé€re devoir se soucier de ces questions. D’entrée de jeu, on souligne que « plusieurs menaces aÌ€ la stabilité internationale découlent de facteurs non militaires qui […] interpellent directement les responsabilités qu’exerce le Québec, seul ou conjointement avec le gou- vernement fédéral » (p. 67). Du coup, ces « risques émergents […] viennent confondre l’ordre international et l’or- dre local ». N’en déplaise aux tenants de l’école d’analyse réaliste, pour qui sécurité militaire et puissance de frappe sont les deux seuls intéré‚ts des relations internationales et les motiva- tions principales de toute politique étrangé€re, il existe aujourd’hui d’autres types de menaces auxquelles il faut porter attention. Et dans une fédération, le gouvernement central ne dispose pas de tous les pouvoirs législatifs, gouvernementaux et administratifs nécessaires pour contrer ces menaces. L’énoncé de politique prend donc acte de cette réalité et y répond dans six secteurs.
Dans la mesure ouÌ€ l’anonymat est un atout majeur de l’action ter- roriste et ouÌ€ l’adoption de fausses identités contribuent singulié€rement aÌ€ cet anonymat, le roÌ‚le du Québec apparaiÌ‚t nettement car c’est lui, via l’EÌtat civil, qui est responsable d’émettre les documents aÌ€ la base de plusieurs autres transactions, y com- pris les démarches menant aÌ€ l’obten- tion d’un passeport. Pareillement, l’information obtenue aÌ€ temps est une fonction clef de la lutte au ter- rorisme. Bien que cette information est souvent recueillie par les policiers en premié€re ligne, qui relé€vent du ministé€re de la Sécurité publique du Québec, elle n’est véritablement utile que lorsque tous les éléments, sou- vent épars, recueillis çaÌ€ et laÌ€, peuvent é‚tre mis en lien, les uns avec les autres. D’ouÌ€ l’importance d’établir des ententes avec les autres juridic- tions et de permettre aux agents québécois de contribuer aÌ€ la con- struction d’un portrait complet de si- tuations invariablement complexes.
Il en va de mé‚me en matié€re de criminalité transnationale. Si, en évo- quant ce concept, l’image du fran- chissement de la frontié€re vient vite aÌ€ l’esprit et fait indéniablement partie du problé€me, la lutte ne se fait pas qu’aux postes de douanes, Internet oblige. Le véritable enjeu de la lutte contre la criminalité transnationale consiste en l’application efficace des ré€gles et en l’utilisation optimale des instruments internationaux qui sont prévus aÌ€ cette fin. AÌ€ cet égard, le roÌ‚le du Québec en matié€re d’administra- tion de la justice est directement interpellé et fait de l’EÌtat québécois un acteur de premié€re ligne dans les interventions essentielles aÌ€ la sécurité du continent.
En se basant sur le fait que les craintes suscitées par le terrorisme et la criminalité transnationale appellent un resserrement des mesures aÌ€ la disposition des EÌtats et que cette dynamique est souvent mise en perspective avec la nécessité de conserver une accessibilité certaine en ma- tié€re d’échanges économiques, l’énoncé accorde aÌ€ cette ques- tion une attention soutenue, non sans raison : la prospérité du Québec reposant en tré€s large partie sur ses exportations et ses échanges commerciaux, le gouvernement reconnaiÌ‚t sa responsabilité de protéger les canaux par lesquels ces transac- tions s’effectuent.
Il en va de mé‚me pour les questions sanitaires. Les dimen- sions économiques et de fluidité des mouvements de biens et de personnes constituent certes un élément du pro- blé€me défini par les pandémies. La protection de la santé de sa population de mé‚me que le risque que le Québec devienne un centre de propagation sont toutefois aussi des éléments de premié€re importance pour un EÌtat aÌ€ qui revient la responsabilité pleine et entié€re en matié€re de gestion des soins de santé.
L’environnement et les catastrophes naturelles sont traités séparé- ment dans le document, mais il s’agit de deux questions qui relé€vent de la mé‚me préoccupation : seul un effort collectif peut les prévenir et l’action solidaire est d’autant plus nécessaire lorsque vient le temps d’intervenir pour rétablir l’ordre troublé par les interventions humaines ou par des déré€glements naturels. Dépositaire d’une partie non négligeable du patri- moine écologique mondial, le Québec a certes le devoir d’agir, mais il ne peut le faire seul, pas plus qu’il ne peut se dissocier d’efforts collectifs régionaux et continentaux. D’ouÌ€ la nécessité de son intervention dans ces domaines.
Au-delaÌ€ des principes évoqués pour justifier l’action, on trouve une série d’interventions visant aÌ€ rencontrer les objectifs sécuritaires aux niveaux québécois, canadien et continental. Ces mesures font appel aÌ€ plusieurs mi- nisté€res et constituent autant de pistes qu’il nous est permis d’explorer aÌ€ partir du plan d’action accompagne, de façon indissociable, l’énoncé de politique. Dans ce contexte, le ministé€re des Relations internationales joue souvent un roÌ‚le d’appui pour soutenir les initia- tives d’autres ministé€res. Qu’il s’agisse de mettre en place une équipe dédiée aux enjeux internationaux de sécurité aÌ€ l’intérieur du MRI et qui aura une fonc- tion de coordination sur les questions de sécurité non militaire, de renforcer les alliances avec des partenaires conti- nentaux (par exemple, les EÌtats de la Nouvelle-Angleterre) ou interna- tionaux (d’autres entités fédérées responsables des questions de santé, par exemple), ou de diffuser les réalisa- tions des divers ministé€res du gouvernement québécois aupré€s de décideurs et de cercles d’influence aÌ€ l’étranger ”” un véritable exercice de diplomatie publique ””, le MRI agit comme canal multiplicateur d’action et de diffusion des initiatives sectorielles.
Ces interventions ciblées sont le fait de plusieurs autres ministé€res et entités gouvernementales qui auront la responsabilité, au quotidien, de concré- tiser l’action québécoise dans le domaine de la sécurité. Parmi ceux-ci, certains sont naturellement évoqués : le ministé€re de la Sécurité publique pour les activités et le partage d’infor- mation de nature policié€re, le ministé€re de la Santé et des Services sociaux en ce qui concerne la lutte aux pandémies ou le ministé€re du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs pour ce qui est de la protection des réserves aquifé€res ou de la sauve- garde du bassin des Grands Lacs et du Saint-Laurent.
D’autres, par contre, ne viennent pas immédiatement aÌ€ l’esprit. C’est le cas du ministé€re des Transports : aÌ€ ce sujet, le plan d’action rappelle que « mé‚me si la frontié€re est de respon- sabilité fédérale, toutes les infrastruc- tures qui l’entourent sur le territoire du Québec sont de la responsabilité du Québec » (p. 65). Pour sa part, le mi- nisté€re du Développement écono- mique, de l’Innovation et de l’Exportation (MDEIE) et celui de l’Agriculture, des Pé‚cheries et de l’Alimentation (MAPAQ) se voient rappeler leurs responsabilités en matié€re de sensibilisation aupré€s des milieux des affaires (production et diffusion) par rapport aux mesures facili- tant les flux économiques trans- frontaliers et aux controÌ‚les a posteriori qu’ils doivent mettre en place pour évaluer l’efficacité de leurs actions en ce sens. Mé‚me Hydro-Québec et l’EÌcole nationale de police sont mis aÌ€ contribution, l’une en ce qui concerne la sécurisation des infrastructures énergétiques et l’autre pour l’établisse- ment d’un réseau international des écoles de police francophones.
Ces actions sectorielles doivent répondre aÌ€ deux priorités clairement énoncées : s’assurer d’un accé€s rapide et fiable aÌ€ l’information stratégique et participer aux travaux des instances régionales et internationales sur les questions de sécurité non militaire ; favoriser une circulation fluide et sécu- ritaire des personnes et des marchan- dises aÌ€ la frontié€re et renforcer la sécurité des infrastructures stratégiques du Québec.
En rendant public un tel docu- ment, la ministre des Relations internationales du Québec s’engage- t-elle dans un pari intenable, suc- combe-t-elle aÌ€ une mode dictée par un discours de sécurisation ou traduit-elle simplement une écoute attentive du contexte international et de son impact sur les poli- tiques publiques d’une entité fédérée?
Le pari aurait été effectivement intenable s’il avait été concentré entre les mains d’un seul ministé€re. Le ministé€re des Relations internationales ne dispose ni de l’expertise, ni des ressources, ni de la légiti- mité administrative pour prétendre intervenir dans un aussi grand nombre de dossiers qui sont pourtant bel et bien interpellés par les questions de sécurité non mili- taire contemporaines. En intégrant l’apport de plusieurs ministé€res secto- riels, le processus de production de la politique a toutefois assurément perdu de son efficacité. Coordonner les intrants d’un aussi grand nombre d’acteurs gouvernementaux nécessite du temps et les retards maintes fois déplorés dans l’avé€nement de la poli- tique trouvent ici une partie de leur justification. J’ai eu l’occasion de démontrer dans d’autres études com- ment une politique pouvait rapidement é‚tre torpillée lorsque l’ensemble des intervenants qu’elle interpelle possé€de un controÌ‚le absolu sur les divers segments qui la composent. Bien que ce soit aÌ€ la pratique que nous pourrons mesurer la solidité du produit, il semble bien que nous sommes en présence d’un résultat émanant d’un véritable exercice de coordination et, en ce sens, il n’est pas impensable que la répartition des efforts, plutoÌ‚t que d’é‚tre source de dis- sonance, apporte au contraire la force d’un filet habilement maillé.
Par ailleurs, la source mé‚me des préoccupations auxquelles la politique répond est indéniablement dans l’air du temps. Depuis le 11 septembre 2001, la sécurité sous toutes ses formes est au centre des priorités. Il s’agit désormais et pour un temps imprévisi- ble de la donne incontournable du contexte international. Depuis que les menaces asymétriques se sont con- crétisées, l’emploi de la force de frappe dissuasive n’est plus le seul moyen de protection contre des intimidations venant de l’extérieur. L’analyse faite dans le document est en ce sens tré€s juste : les questions de sécurité ne sont plus que militaires et, ainsi redéfinies, elles interpellent aÌ€ un tré€s haut niveau les politiques intérieures qui relé€vent du domaine de compétence des entités fédérées. Il ne s’agit donc pas de répondre aÌ€ une mode passagé€re ou idéologique, mais bien d’é‚tre en phase avec cette nouvelle dimension de l’en- vironnement international, un rendez- vous que la politique a honoré.
Peut-on dire que, en conséquence, cet énoncé fera preuve d’une longévité comparable aÌ€ celle de la politique du ministre Ciaccia? Cela ne serait pas souhaitable, car en quinze années trop d’éléments du contexte international peuvent changer et il est nécessaire de s’y adapter. Toutefois, il est aussi per- mis de croire que nous sommes ici en présence d’une politique structurante qui pourra passer le test du temps et ne sera pas reléguée aux oubliettes dé€s le lendemain du prochain rendez-vous électoral ou du prochain remaniement ministériel. La politique, je l’ai souligné, révé€le certes une dimension propre au parti libéral du Québec, mais cette dimension ne constitue pas le fondement de l’argumentaire. Il s’agit plutoÌ‚t d’un cadre de mise en œuvre d’éléments fondamentaux qui devront é‚tre pris en considération par tout gouvernement québécois. De plus, le fait d’avoir fait se commettre un aussi grand nombre de ministé€res signifie qu’il s’agit d’un énoncé qui est ancré, non seulement au niveau des cabinets ministériels, mais bien plus profondément dans l’administration publique, ce qui en soi devrait assurer une certaine pérennité aÌ€ ces lignes directrices.
Comme l’annonce la préface de la politique, « le Québec a fait le choix il y a plusieurs années déjaÌ€, d’é‚tre un acteur international. L’étendue de ses responsabilités gou- vernementales, mais aussi son identité au sein de l’ensemble canadien et dans l’espace nord-américain commandent une telle action. L’évolution du con- texte mondial renforce cette nécessité. » Toutefois, le véritable mérite de la politique n’est pas tant de donner une réponse adéquate aÌ€ un contexte qui l’exige, que de démontrer ouÌ€, comment et en quoi le Québec est interpellé de toutes parts par ce nou- veau contexte.
Il ne faut donc pas minimiser les efforts qui ont été investis dans la pro- duction de la politique en général et dans le traitement des questions de sécurité en particulier. Aborder cette dimension prenait en fait une certaine audace tant le sujet pouvait sembler hors de portée pour une entité fédérée. L’attention portée aÌ€ la dimension explicative et justificative mérite en particulier d’é‚tre soulignée, car elle ajoute aÌ€ la valeur de l’argumentaire.
Le véritable test de la politique demeure cependant l’application qui en sera faite. La publication simultanée d’un plan d’action est assurément un outil utile pour s’assurer d’une partie des résultats escomptés. Il demeure toutefois qu’étant donné l’interdépen- dance qui caractérise le monde con- temporain et qui est reflétée dans l’énoncé de politique, il faut tenir compte du roÌ‚le qui doit aussi é‚tre assumé par plusieurs acteurs situés aÌ€ l’extérieur du Québec avant de con- clure aÌ€ une mise en œuvre pleine et entié€re. Le Québec saura-t-il faire preuve d’assez de persuasion pour les amener tous aÌ€ contribuer dans le sens qu’il souhaite? C’est vraisemblable- ment aÌ€ ce niveau que se situe le prochain défi international du gou- vernement québécois.