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Au Canada, les guerres de clochers sont au cœur des relations entre les provinces et le gouvernement fédéral. Mais on pense beaucoup moins aux nombreuses disputes entre les provinces et les municipalités, qui sont des « créatures des provinces » depuis l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, soit la Loi constitutionnelle de 1867.

En Ontario d’abord, et plus récemment au Québec, des conflits sont apparus autour de grands projets de transport. Ces projets – un tramway et un tunnel à Québec, et une nouvelle autoroute dans la grande région de Toronto – montrent comment les gouvernements provinciaux de tendance conservatrice calculent et acceptent stratégiquement les querelles avec les municipalités, le plus souvent sans répercussions politiques.

En effet, les municipalités n’ont aucun recours contre les mesures unilatérales et antidémocratiques prises par les provinces. Un exemple éloquent est la réduction du conseil municipal de Toronto de 47 à 25 conseillers, en 2018. La décision, prise de façon expéditive et sans consultation par le premier ministre ontarien Doug Ford, a été confirmée par la Cour suprême du Canada. La Ville de Toronto, mise devant le fait accompli, n’a rien pu faire.

Tant en Ontario qu’au Québec, les gouvernements conservateurs agissent avec beaucoup plus de force, en raison d’affiliations partisanes provinciales de plus en plus rigides. Bien que l’intervention musclée des provinces dans les affaires municipales n’ait rien de nouveau – elle est partie intégrante de notre système politique –, les interventions que nous soulignons ici témoignent cependant de calculs politiques, et non de décisions de politiques publiques.

Lorsqu’on prend un pas de recul, il est manifeste que la division des pouvoirs qui est au cœur du système fédéral canadien a suscité des tensions considérables entre les gouvernements fédéral et provinciaux ces derniers temps. De la débâcle de la tarification du carbone (détestée par les premiers ministres des provinces mais confirmée par la Cour suprême) aux transferts en matière de santé (le principal message envoyé lors du plus récent Conseil de la fédération), ces querelles illustrent les complexités de la gestion des ressources et du fédéralisme fiscal au Canada.

C’est la partisanerie, stupide!

Ces conflits mettent aussi en lumière l’importance des affiliations partisanes dans les négociations intergouvernementales. Il n’est pas surprenant que le premier ministre de la Colombie-Britannique John Horgan et le premier ministre fédéral Justin Trudeau finissent toujours par trouver le moyen de s’entendre. En revanche, le premier ministre de l’Alberta Jason Kenney, ancien ministre fédéral conservateur, semble avoir plus de difficulté à trouver un terrain d’entente avec M. Trudeau.

Les municipalités canadiennes sont généralement limitées sur le plan législatif à leur rôle de créatures des provinces, car leurs pouvoirs – et leur existence même – proviennent de lois provinciales, que ce soit en Ontario ou au Québec. En d’autres termes, les provinces ont la compétence constitutionnelle de faire ce qu’elles veulent avec les municipalités, sans aucune surveillance ou contre-pouvoir.

Pendant un certain temps, les provinces étaient plus heureuses de se décharger de responsabilités (mais pas de plus d’argent) en faveur de leurs créatures. Par exemple, les vastes politiques d’austérité fédérales et provinciales des années 1980 et 1990 ont transféré la prestation de certains programmes sociaux aux municipalités, avec peu de financement supplémentaire. Cela inclut des programmes aussi vastes que le logement social ou l’installation des immigrants. Dans un contexte où les villes en font plus, il est essentiel de chercher à mieux comprendre comment ces juridictions s’entendent.

Au Canada, les partis politiques municipaux ne sont pas officiellement intégrés aux partis provinciaux. Beaucoup de villes n’ont même pas de partis politiques (c’est le cas d’Edmonton et Toronto). Dans les villes qui en ont (comme Vancouver et Montréal) les partis municipaux sont indépendants des partis provinciaux.

Malgré l’absence d’intégration formelle, les tendances et l’orientation politique des conseils municipaux (avec ou sans parti) déterminent tout de même la façon dont les gouvernements provinciaux interagissent avec eux. Andrew Sancton et Robert Young en parlent abondamment dans leur évaluation des municipalités canadiennes et de leurs relations avec les gouvernements. Les élites municipales ont des affiliations avec les élites provinciales, et échangent régulièrement la balle sur certains enjeux.

De nouvelles recherches montrent que même les candidats non partisans aux élections municipales ont tendance à gagner dans des circonscriptions favorisant des politiques similaires à celles de leurs homologues fédéraux.

La stratégie : ignorer les villes

Depuis leurs victoires électorales en 2018, les progressistes-conservateurs (PC) de l’Ontario et la Coalition avenir Québec (CAQ) sont intervenus de façon plus insistante dans les politiques municipales, malgré l’opposition des conseils et des résidents.

En analysant un domaine d’intervention commun – la planification des transports – nous pouvons constater que l’Ontario et le Québec ont chacun vu une diminution de l’importance des grandes villes pour gagner des élections. Les gouvernements provinciaux, encouragés par des calculs partisans, ont pris des mesures plus agressives dans des domaines municipaux. Ils ont ainsi pu augmenter leurs chances de victoires hors des circonscriptions urbaines.

La microgestion des enjeux municipaux par l’Ontario n’est pas une nouvelle tendance, mais elle s’est intensifiée sous Doug Ford. Les exemples abondent, depuis les fusions de la région de Toronto en 1995 par le premier ministre Mike Harris, jusqu’au rétrécissement du conseil municipal de Toronto par M. Ford, en 2018.

Prenons l’exemple de l’autoroute 413. Face à une vaste opposition citoyenne, le projet a été abandonné par les libéraux de l’Ontario en 2018 seulement quelques mois avant leur défaite, avant d’être ressuscité par les progressistes-conservateurs peu après. Si elle est construite, l’autoroute 413 reliera trois des régions du Grand Toronto, soit Halton, Peel et York, et s’étendra de Vaughan à Milton. Sont en jeu 2000 acres de terres agricoles, 85 cours d’eau, 220 zones humides et l’habitat de 10 espèces en péril. Le projet a attiré l’attention d’organisations telles que la Fondation David Suzuki et Environmental Defence.

Malgré l’importante opposition au projet d’autoroute de la part de la ville de Vaughan et de la région de Halton, les conservateurs de l’Ontario ont fait le calcul stratégique que les élus régionaux peuvent être ignorés. Et qu’ils peuvent encore gagner des élections en ne comptant que sur les électeurs situés hors des zones urbaines.

Bien que les conservateurs aient remporté la quasi-totalité des circonscriptions situées sur le trajet de l’autoroute 413, l’opposition au projet de la part de plusieurs municipalités témoigne d’un calcul stratégique et partisan de leur part. Les conseils municipaux, élus par les mêmes électeurs qui ont reporté les conservateurs au pouvoir en 2022, sont généralement plus progressistes que les gouvernements provinciaux.

Les conservateurs ontariens ont donc fait le pari qu’ils pourraient surmonter une forte opposition à l’autoroute – y compris dans les circonscriptions qu’ils cherchaient à gagner – et ils ont effectivement conservé ces circonscriptions.

Cela montre également que pour les conservateurs, les résultats électoraux dans les circonscriptions de la banlieue de Toronto sont prévisibles en raison de leurs tendances partisanes. Malgré l’opposition municipale, les électeurs ont soutenu massivement M. Ford dans sa quête d’un second mandat. Cela renforce également la perception à l’effet que la province considère les municipalités comme des unités subordonnées, voire administratives, qu’il est facile d’ignorer en faveur de vastes projets auxquels elles s’opposent.

Un tramway nommé Québec

Le 22 mars 2022, la Coalition avenir Québec a annoncé qu’elle ne financerait pas le projet de tramway de la ville de Québec d’une valeur de 3,3 milliards de dollars si la ville rendait partiellement piétonnier le boulevard René-Lévesque, sur lequel le tramway doit passer. Bien que le gouvernement du Québec protège jalousement ses compétences provinciales (y compris les affaires municipales), la planification des transports y est largement municipale. Elle est en effet du ressort d’organismes publics autonomes comme la Communauté métropolitaine de Québec (CMQ). Contrairement à l’Ontario, l’ingérence provinciale dans les enjeux de transport marque une rupture par rapport aux précédents établis au Québec.

Comment cela est-il lié à la partisanerie politique et aux relations intergouvernementales? Tout d’abord, la CAQ tient à construire un grand projet d’autoroute et de tunnel sous-fluvial dans la région de Québec, appelé communément « le troisième lien ». Ce tunnel reliera la banlieue sud, axée sur l’automobile, à la ville de Québec. Le projet a été largement critiqué puisqu’il privilégie l’utilisation de l’automobile, mais il reste populaire dans les banlieues de Québec.

Par ailleurs, une campagne électorale est en cours au Québec et les électeurs se rendront aux urnes le 3 octobre. La CAQ détient 11 des 19 sièges de la grande région de Québec, en incluant la Rive-Sud, tous en banlieue. Le troisième lien et l’ingérence dans le projet du tramway visent tous deux à plaire aux électeurs des banlieues qui font la navette entre leur domicile et leur lieu de travail, et qui sont considérés comme susceptibles de passer au Parti conservateur du Québec (PCQ), le principal adversaire de la CAQ dans la région de Québec.

Enfin, depuis mars, le PCQ, favorable à la voiture, a fait des progrès significatifs dans la grande région de Québec. De nouveaux sondages publiés juste avant l’annonce de la CAQ ont même montré une hausse de l’appui au PCQ dans les banlieues de Québec. Après la publication de ces sondages, le gouvernement a annoncé son intention de bloquer la piétonnisation du boulevard René Lévesque.

Cette intervention très inhabituelle, généralement laissée à la CMQ, met en lumière la façon dont la partisanerie a influencé la décision du gouvernement de la CAQ d’intervenir afin de se présenter comme un parti pro-voiture.

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Les conflits entre les provinces et les municipalités ne sont pas nouveaux au Canada. Mais les lignes partisanes provinciales le long desquelles ils apparaissent suggèrent que les gouvernements provinciaux agissent stratégiquement, en utilisant leur carte blanche constitutionnelle, pour consolider de futures victoires électorales. Ce faisant, ils vont directement à l’encontre de la volonté des conseils municipaux.

Bien que nous débattions souvent des relations tendues entre le gouvernement fédéral et les provinces, les cas de l’Ontario et du Québec suggèrent que nous devrions aussi commencer à réfléchir à la manière de résoudre les conflits qui surviennent entre les villes et les provinces.

Les auteurs remercient Alison Smith et Anna Esselment pour leurs commentaires et suggestions.

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Joshua Medicoff
Joshua Medicoff étudie la gouvernance urbaine et les changements climatiques à l’Université McGill. Il a travaillé pour la Ville de Montréal et l’Institut Pembina, et il est affilié au Groupe de recherche en politiques et gouvernance urbaines (UPGo). Twitter @joshuamedicoff
Daniel Béland
Daniel Béland est directeur de l’Institut d’études canadiennes de McGill depuis janvier 2019 et professeur titulaire de science politique à l’Université McGill. De 2012 à 2018, il a été professeur à l’Université de la Saskatchewan où il détenait la Chaire de recherche du Canada en politiques publiques de la Johnson Shoyama Graduate School of Public Policy. Ses recherches portent principalement sur les politiques sociales, la réforme des soins de santé et la relation entre politiques fiscales et développement de l’État-providence.

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