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On va cesser de se raconter des histoires, OK ? Peu importe les promesses et ce qui va se passer d’ici la fin de la campagne, la CAQ va gagner.
Il va sans doute y avoir des surprises. Éric Duhaime va peut-être faire élire dix députés. Le Parti libéral va possiblement se désintégrer davantage. Les péquistes vont peut-être sauver les meubles et éviter que Pascal Bérubé siège seul. Québec solidaire va peut-être former l’opposition officielle. Une partie de tout ça et autre chose pourrait arriver le 3 octobre.
Mais ça ne changera rien au résultat final : la CAQ va passer la gratte. À cause du contexte politique. Et à cause des mathématiques électorales.
En quatre ans, malgré la pandémie, la crise économique, l’inflation et tout le reste, la CAQ n’est presque jamais descendue sous les 40 % d’intentions de vote. Honnêtement, que peut-il arriver de pire d’ici un mois qui va changer ça ?
Ce n’est pas un jugement sur le bilan du gouvernement, mais un simple constat. Face à une opposition fragmentée, la stabilité de l’appui au gouvernement entraîne des conséquences presque certaines.
Un mode de scrutin brisé
En 2018, la CAQ avait obtenu 60 % des sièges – soit 74 sur 125, une solide majorité – avec seulement 37,4 % des votes. Rien n’a changé depuis, à part la montée récente des conservateurs, qui divise encore plus le vote.
Sur un champ de bataille, c’est préférable de limiter le nombre de ses adversaires. En politique québécoise, plus le gouvernement a d’opposants, plus ça l’aide.
C’est le premier problème. Notre mode de scrutin est brisé. Avec seulement 40 % des votes, la CAQ pourrait remporter près de 80 % des sièges, comme le note le site Qc125.
Notre mode de scrutin, vieux de deux siècles, a été rattrapé, puis dépassé par l’évolution de notre société et des courants d’idées qui la composent. Plus notre offre politique se diversifie – une bonne nouvelle –, plus ça empire. Dans les conditions actuelles, la CAQ pourrait probablement former un gouvernement « majoritaire » avec 35 % des voix, voire moins.
Imaginez que vous louez un autobus avec une vingtaine d’amis pour un voyage. Le jour du départ, tout le monde embarque et, dès que sept ou huit se mettent d’accord, ils ont le droit de barrer les portes et d’imposer la destination à tous les autres. C’est là, politiquement, que le Québec est rendu.
Le problème ne date pas d’hier. Depuis 60 ans, le système est cassé. À toutes les élections, sauf deux, plus de Québécois ont voté contre le parti qui a formé le gouvernement que pour lui. Fou de même.
D’élection en élection, notre mode de scrutin trahit la majorité. Et nos gouvernements représentatifs sont de moins en moins représentatifs.
Mais il y a pire. C’est tout l’édifice démocratique qui est en train de s’effondrer tranquillement, sous nos yeux.
Quels contre-pouvoirs ?
On pourrait tenter de se consoler en se disant qu’environ 40 % des Québécois devraient être représentés dans le prochain gouvernement, ce qui n’est pas si loin de la moitié. Et que la séparation des trois piliers de l’État, l’exécutif, le législatif et le judiciaire, veut encore dire quelque chose.
En théorie, c’est vrai.
En principe, le pouvoir exécutif – les décisions au quotidien – relève du conseil des ministres. En pratique, ce pouvoir est concentré autour du premier ministre et de sa garde rapprochée, dont des non-élus. Quelques ministres ont plus d’influence. Les autres emboîtent le pas.
C’est encore pire chez les députés. L’espoir d’entrer au cabinet les incite à suivre la ligne de parti avant même d’être élus. On l’a encore vu récemment, lors d’annonces de candidatures médiatisées.
Pourtant, c’est bien aux députés, individuellement, qu’il appartient d’examiner, de modifier, d’adopter ou même de rejeter les projets de loi, sans égard à leur appartenance politique. Mais dans les faits, les députés du gouvernement suivent toujours la ligne de parti. Parfois, on écrit même pour eux les questions qu’ils doivent poser au ministre qui présente le projet de loi. Ça a l’avantage de limiter les critiques…
Au final, un gouvernement majoritaire est assuré de voir passer ses projets de loi tôt ou tard. Et si l’opposition tente d’étirer un peu trop le débat, on applique le bâillon.
En principe, l’Assemblée nationale est souveraine dans l’exercice du pouvoir législatif. En pratique, elle ne fait qu’estampiller les projets de lois du gouvernement.
C’est le cas aussi des différentes motions, notamment sur l’éthique, qui meurent trop souvent sur les lignes partisanes, même quand elles s’appuient sur les travaux d’une institution indépendante, mandatée par l’Assemblée nationale.
Des effectifs réduits pour l’opposition
Le travail de l’opposition est encore plus difficile si elle est moins nombreuse.
Avec seulement 40 % d’appuis, la CAQ pourrait remporter environ 100 des 125 sièges que compte l’Assemblée nationale. Ça laisserait plus ou moins 25 sièges aux quatre partis d’opposition, mis ensemble. Il pourrait y avoir moins de députés d’opposition que de ministres. (Le dernier conseil des ministres en comptait 27.)
Ça soulève un problème d’ordre pratique. Un parti a besoin d’un minimum de députés pour bien fonctionner : on ne peut pas être à la fois critique en matière de santé, de justice, d’environnement et de famille, et bien faire son travail face à un ministre qui a une armée de fonctionnaires derrière lui, sans compter les multiples commissions et comités parlementaires auxquels les députés doivent participer.
Pourtant, c’est vraisemblablement ce qui nous attend.
La Charte québécoise au rancart
Il reste les tribunaux. En principe – on va loin avec les principes –, le judiciaire forme le troisième pouvoir. Son rôle est de contrôler les excès des deux autres, le législatif et l’exécutif.
Sur ce plan, le gouvernement actuel s’est distingué de ses prédécesseurs en faisant sauter le dernier rempart. La CAQ n’est pas le premier parti au Québec à utiliser la clause dérogatoire, qui permet de soustraire une loi à l’application de la Charte canadienne et à son examen par les tribunaux. Par contre, lors de l’adoption de la loi 21 (sur la laïcité), la CAQ a aussi émasculé la Charte québécoise.
C’est majeur. La Charte des droits et libertés de la personne est ce qui se rapproche le plus d’une constitution québécoise. Par convention, depuis son adoption en 1975, la Charte n’avait été modifiée qu’à l’unanimité des partis représentés (quelques députés, individuellement, se sont déjà abstenus ou opposés).
De plus, le gouvernement Legault a charcuté notre Charte sous le bâillon, retirant cette partie fondamentale du débat à l’examen des partis d’opposition. Ce n’est pas une technicalité. De un, la démocratie n’est pas la dictature de la majorité. De deux, quand on change les règles du jeu en cours de partie, tout le monde doit être d’accord. (Oui, ça n’a pas été le cas lors du rapatriement constitutionnel de 1982. C’est un problème, ça aussi.)
Le rétrécissement du contrôle judiciaire par le gouvernement sortant ne s’est pas arrêté là. Lors de l’adoption de la loi 96, on n’a pris aucune chance : l’application des 38 premiers articles de la Charte québécoise a été suspendue de façon préventive. Rien que ça!
Ces articles affirment notamment le droit à la vie, à l’intégrité et à la liberté de sa personne. La liberté de conscience, de religion, d’opinion, d’expression, de réunion pacifique et d’association. La sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation. Le respect de sa vie privée. Le droit à la jouissance paisible et à la libre disposition de ses biens. L’inviolabilité de la demeure. Le secret professionnel. L’exercice de ces droits et libertés sans distinction fondée sur la race, la couleur, le sexe, l’identité ou l’expression de genre, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale ou le handicap. La protection contre le harcèlement et celle contre la discrimination dans l’accès au logement, aux moyens de transport, aux lieux publics et dans l’embauche. Le droit de se présenter aux élections. Celui d’être jugé devant un tribunal impartial et indépendant. De ne pas être privé de sa liberté. De ne pas faire l’objet de saisies ou de fouilles abusives. Et quand on est arrêté, le droit d’être traité avec humanité, respect et d’être jugé dans des délais raisonnables. Et d’être présumé innocent, de ne pas être contraint de témoigner contre soi-même, d’être représenté par un avocat et d’avoir une défense pleine et entière. Entre autres.
Ça commence à ratisser large pour la mise à jour d’une loi linguistique, aussi importante soit-elle…
Mais c’est astucieux. En contrôlant les leviers du pouvoir et en neutralisant d’avance les contre-pouvoirs, un gouvernement majoritaire – quelle que soit sa couleur – s’assure de pouvoir faire à peu près ce qu’il veut pendant quatre ans, sans être trop embêté.
Même si ce gouvernement a été porté au pouvoir par une minorité de Québécois. Même s’il est dirigé dans les faits par une poignée de gens autour du premier ministre.
Entre le rouleau compresseur exécutif, une législature servile, des tribunaux menottés et la promesse brisée de rendre le mode de scrutin plus équitable, il se dégage une indifférence à l’égard des règles du jeu démocratique qui devrait nous interpeller davantage que l’étude des slogans des partis.
Au fil des élections, la bulle politique québécoise – incluant beaucoup parmi ceux qui la commentent – semble avoir oublié que l’exercice de la démocratie ne se limite pas à obtenir 40 % des votes une fois tous les quatre ans, avant de remettre les deux mains sur le volant et d’ignorer le reste du temps la majorité qui n’a pas voté pour nous.
Cet exercice devrait aussi être l’acceptation très humble que d’autres courants d’idées existent, qu’ils doivent être représentés selon leur importance respective, que le premier ministre n’est pas un roi élu, et que les contre-pouvoirs agaçants qui circonscrivent son action sont là pour une raison – surtout quand ils sont agaçants.
Malheureusement, d’élection en élection, les gagnants s’en préoccupent peu, convaincus, eux, d’avoir raison, et justifiés d’enfoncer leur vision dans la gorge de la majorité. Et l’érosion de la démocratie se poursuit lentement, sous les applaudissements.
Ceci n’est pas une opinion politique. C’est un cri du cœur démocratique.