Dans la vie de notre plané€te, un quart de sié€cle ne compte que pour un petit battement de cœur, un imperceptible clignement des yeux. Par rapport aux 3,6 milliards d’années de la Terre, l’humanité n’en est qu’aÌ€ ses premiers balbutiements. Si l’on déroulait ces milliards d’années sur une bande d’un kilomé€tre, l’homo sapiens (l’espé€ce soi-disant intelligente) ne ferait son apparition qu’aÌ€ deux centimé€tres environ de l’extrémité. Et la révolu- tion industrielle aÌ€ un infime huit millié€me de centimé€tre.

Il est donc frappant de constater tout le tort causé aÌ€ la biosphé€re en si peu de temps. Nous sommes seuls dans le systé€me solaire. Et c’est tout aÌ€ fait exceptionnellement que la vie est possible sur notre plané€te, ce globe bleu-vert dont les plus proches voisins sont des astres aÌ€ l’atmosphé€re gazeuse irrespirable. L’histoire de la Terre, faite de cycles naturels qui en maintiennent l’équilibre, est synonyme de perpétuelle renaissance. La composition chimique de notre atmosphé€re semble avoir été soigneusement étudiée pour permettre la vie graÌ‚ce aÌ€ un climat « idéal », ni trop chaud ni trop froid. Si ce n’était de ses 275 parties par million (ppm) de dioxyde de carbone créant un effet de serre naturel, cette atmosphé€re serait trop froide pour notre survie. Jusqu’aÌ€ récemment, la couche d’ozone nous protégeait des rayons nocifs du soleil tandis que la fixation de l’azote, l’équilibre écosystémique et les cycles hydrologiques agissaient avec d’autres facteurs pour maintenir notre plané€te bien vivante.

Mais nous avons renversé sur une durée étonnamment courte certains cycles d’importance majeure. Nous avons libéré des produits chimiques qui détruisent la couche d’ozone, perturbé le climat en altérant l’équilibre chimique de l’atmosphé€re, et provoqué la plus grande extinction d’espé€ces animales depuis celle qui a vu la disparition des dinosaures. Bien suÌ‚r, nous l’avons fait sans en avoir l’intention. Mais les conséquences de ce renversement sont encore perçues comme regrettables et plutoÌ‚t anodines, de simples effets se- condaires du Grand Projet économique. La croissance économique et le développement technologique sont les 2 grandes sources d’inspiration dans nos sociétés modernes.

En 25 ans, le mouvement écologiste a certes fait avancer plusieurs dossiers. Répondant aÌ€ la pression publique, les gouvernements ont banni l’usage du plomb dans l’essence et des phosphates dans les détergents, ils ont retiré une douzaine de pesticides, interdit les produits chimiques s’attaquant aÌ€ la couche d’ozone et protégé des millions d’hectares de régions sauvages. L’air des villes est généralement plus sain et les cours d’eau moins visible- ment pollués. Pourtant, les problé€mes sont devenus plus urgents et le risque d’une catastrophe irréversible est plus grand que jamais. Les dommages que nous causons aÌ€ l’en- vironnement font peser sur notre propre survie une me- nace aussi grande qu’un conflit nucléaire. Or les pouvoirs publics continuent de voir l’environnement comme un dossier qu’on peut reporter indéfiniment, qui passe apré€s d’autres problé€mes qu’on considé€re plus pressants. Il est pourtant manifeste en 2005 que l’heure n’est plus aÌ€ la pro- crastination. Demain est déjaÌ€ laÌ€.

Le mouvement écologiste moderne était déjaÌ€ bien établi au moment de la création d’Options politiques. De 1960 aÌ€ 1980, il s’était déjaÌ€ attaqué aÌ€ des enjeux aussi variés que les pesticides, l’usage des technologies nucléaires, le danger représenté par les grands pétroliers au large de nos coÌ‚tes et l’élimination du propergol dans les bombes aérosol.

Le Canada a banni le DDT en 1969. Le premier Jour de la terre a eu lieu en 1970 et la premié€re conférence des Nations unies sur l’environnement en 1972. C’était aÌ€ Stockholm, et c’est le Canadien Maurice Strong qui en tenait les ré‚nes. Dans la foulée de cette con- férence, des gouvernements du monde entier ont créé des ministé€res de l’Environnement. Le Canada avait aÌ€ ce moment laÌ€ une petite longueur d’a- vance, ayant réuni dé€s 1970 plusieurs services gouvernementaux (conserva- tion de la faune, parcs nationaux, bureaux antipollution, etc.) pour en faire Environnement Canada.

Si les problé€mes des années 1960 ”” essentiellement la pollution de l’air et de l’eau ””, étaient surtout consi- dérés comme locaux, ceux des deux décennies suivantes prendraient un caracté€re régional. Et, au tournant du millénaire, ils prendront une tournure franchement mondiale. Les problé€mes sont devenus régionaux avec les années 1980 en raison de l’approche des deux décennies précédentes, qu’on pourrait résumer comme suit : « Contre la pollution, dispersons les émissions ». Les usines, fonderies et centrales électriques ont ainsi érigé d’immenses cheminées, déplaçant simplement le problé€me ailleurs. D’ouÌ€ les pluies acides et l’accumulation de produits toxiques parmi la faune de l’Arctique ou dans le lait maternel des femmes inuits. L’air s’est purifié locale- ment, mais au détriment de voisins éloignés.

Les années 1980 se sont ouvertes sur une élection fédérale qui a évincé le fugitif gouvernement minoritaire de Joe Clark et reporté au pouvoir Pierre Elliot Trudeau. Lequel a salué la nou- velle décennie par un exubérant « Bienvenue en 1980 ! »

On pardonnera aux Canadiens de ne pas avoir remarqué qu’aucun gou- vernement n’a été plus réceptif aux questions environnementales que celui de Joe Clark. Ironiquement, l’homme vénéré pour avoir protégé les libertés civiles, rapatrié la Constitution et affiché son amour de la nature en faisant du canoéˆ en veste de daim, Pierre Elliott Trudeau donc, se souciait peu d’envi- ronnement. Son gouvernement s’y montrait souvent hostile, et lui-mé‚me ridiculisait les détracteurs du nucléaire ou les adeptes de l’énergie solaire.

Notre ministre de l’Environnement le plus résolu, John Fraser, n’a ainsi dis- posé que des neuf mois du gouverne- ment Clark pour agir. Ce qu’il a fait en s’attaquant au grand défi de la décennie suivante:les pluies acides. Décrivant celles-ci comme « un problé€me d’une urgence et d’une gravité sans précé- dent », John Fraser a recadré le débat au sein d’Environnement Canada en enjoignant ses fonctionnaires de parler sans détour de « pluies acides » au lieu du « transport aÌ€ grande distance de pol- luants atmosphériques ». Je l’entends encore s’amuser des protestations de son personnel : « Mais voyez-vous, Monsieur le Ministre, on ne peut parler de pluie car il s’agit parfois de neige, de brouillard et mé‚me de retombées sé€ches. » Argument auquel il répliqua : « Bon sang, on parlera de pluies acides, un point c’est tout. »

La dernié€re action dont on peut créditer le gouvernement Clark est celle-laÌ€ mé‚me qui a causé sa perte. Sans qu’il ait jamais été question de présen- ter un « budget vert », le ministe des Finances John Crosbie n’en augmenta pas moins les taxes sur les carburants. Or tout étudiant en écologie sait que la meilleure façon de combattre la pollu- tion consiste aÌ€ surtaxer les substances polluantes, et inversement.

Une fois les libéraux de retour au pouvoir, c’est John Roberts qui a obtenu le portefeuille de l’Environnement. Heureusement, John Fraser a pu s’entretenir avec lui et les deux hommes ont con- venus de maintenir le cap. Le nouveau ministre a ainsi favorisé la création et le financement d’un organisme non gouvernemental, la Coalition canadienne contre les pluies acides, chargé de sensibili- ser les pouvoirs publics et de faire pression des deux coÌ‚tés de la fron- tié€re pour réduire les émissions de dioxyde de soufre. Dé€s le début des années 1980, les scientifiques éta- blissaient que le phénomé€ne avait ra- vagé 150 000 des 700 000 lacs de l’est du Canada, et que l’acidification de 14 000 d’entre eux était trop avancée pour y maintenir la vie aquatique.

En 1981, des manifestants se sont massés sur la Colline du Parlement lors d’une visite de Ronald Reagan ”” celui- laÌ€ mé‚me qui avait affirmé sans rire que les arbres polluent davantage que le secteur industriel ”” pour réclamer l’élimination des polluants qui, en se dispersant, causaient les pluies acides jusqu’au Canada. Au coin de Queen et Wellington, les locaux vétustes de la Fédération canadienne de la nature offraient un excellent point de vue sur la Colline. Son directeur de l’époque, Rick Pratt, y avait fait déployer un drap portant les mots « ARREÌ‚TEZ LES PLUIES ACIDES » peints en rouge. Le geste n’est pas passé inaperçu. Avant la fin de la décennie, le Canada réussira aÌ€ s’entendre avec les États-Unis pour réduire les émissions de dioxyde de soufre, selon des cibles obligatoires que s’engageront également aÌ€ respecter les sept provinces de l’est du pays.

Brian Mulroney est élu en 1984 avec une écrasante majorité. Comme toujours, l’environnement avait été relégué au second plan durant la cam- pagne, mais le futur premier ministre avait assuré le service minimum en promettant de combattre la pollution et les pluies acides. AÌ€ l’examen de ses antécédents, rien n’annonçait que Brian Mulroney deviendrait en la matié€re le meilleur premier ministre de l’histoire. On pourrait évidemment déprécier son bilan en soutenant qu’il réagissait aux sondages d’opinion. Tout au long des années 1980 et surtout en fin de décennie, l’environnement figu- rait en effet parmi les principales préoc- cupations de la population. Selon un sondage Environics de 1988, neuf Canadiens sur dix estimaient ainsi que la pollution menaçait leur santé. AÌ€ une question ouverte demandant aux gens quelles étaient leurs principales inquié- tudes, l’environnement arrivait mé‚me en té‚te des réponses des personnes interrogées.

Mais le choix de la premié€re titu- laire du portefeuille de l’Environ- nement, Suzanne Blais-Grenier, augurait plutoÌ‚t mal, celle-ci ayant notamment envisagé d’autoriser l’exploitation minié€re et forestié€re dans les parcs. Au mé‚me moment, le ministre des Finances Michael Wilson annonçait des coupes de 4 milliards de dollars dans la fonction publique, dont le quart serait prélevé sur le budget d’Environnement Canada.

Face au maigre bilan environ- nemental de la premié€re année du gou- vernement Mulroney, Suzanne Blais-Grenier sera remplacée en aouÌ‚t 1985 par Tom McMillan. Quelques mois plus toÌ‚t, les libéraux avaient con- quis l’Ontario et nommé aÌ€ l’Environnement un Jim Bradley déter- miné aÌ€ faire progresser la lutte contre la pollution. Avec l’arrivée sub- séquente de Clifford Lincoln au mi- nisté€re de l’Environnement aÌ€ Québec, la table était mise pour une riche péri- ode de collaboration fédérale-provin- ciale. Mieux encore, les ministres rivaliseraient entre eux pour accomplir le maximum de progré€s en un mini- mum de temps.

J’ai eu la chance de travailler au ca- binet de Tom McMillan de 1986 aÌ€ 1988. Deux bré€ves années qui ont donné lieu aÌ€ des victoires sur plusieurs fronts. Les pluies acides sont devenues une priorité aÌ€ l’ordre du jour bilatéral des deux chefs d’État Reagan et Mulroney. Le vice-prési- dent George Bush avouera mé‚me s’« é‚tre fait passer un savon » aÌ€ propos des sources américaines de pollution lors d’une rencontre aÌ€ Ottawa avec le premier ministre canadien.

Une fois accomplis de vrais progré€s du coÌ‚té des émissions de dioxyde de souffre (de 1980 aÌ€ 1990, les usines et l’industrie houillé€re canadiennes ont réduit les leurs de 40 p. 100), les sub- stances nuisibles aÌ€ la couche d’ozone sont devenues une priorité absolue, ce qui a étendu au niveau mondial la portée jusque-laÌ€ locale puis régionale des problé€mes environnementaux.

Parmi les dangers menaçant la plané€te, rien ne surpassait désormais l’appauvrissement de l’ozone. En 1985, la découverte d’un trou au-dessus de l’Antarctique avait confirmé toutes les inquiétudes.

On craignait depuis longtemps déjaÌ€ que certaines sub- stances n’alté€rent la couche d’o- zone, ce qui avait suscité le boycottage des bombes aérosol de désodorisant et de fixatif utilisant des chlorofluorocarbones (CFC). Un stratagé€me de marketing fit croire un temps que le problé€me avait été réglé parce qu’on avait cessé d’utiliser les CFC dans la fa- brication de ces produits. Mais leur utilisation continua d’aug- menter, notamment dans la fabri- cation de la mousse de polystyré€ne et dans les systé€mes de climatisation.

On avait fondé de grands espoirs commerciaux sur l’in- vention de ces molécules miraculeuses censément non toxiques, qui ne se dis- sociaient pas… sur terre. Mais on découvrit bientoÌ‚t qu’en s’élevant dans la stratosphé€re, ces voraces molécules chlorées se dissociaient tout juste au moment d’endommager gravement la couche d’ozone. Chaque molécule de CFC libérée pouvait détruire jusqu’aÌ€ 70 000 molécules d’ozone. Le choc était tel que les premié€res données satellite révélant l’existence d’un trou saisonnier dans la couche d’ozone ont été rejetées par les modé€les informa- tiques comme des déformations de si- gnaux. Mais la communauté scientifique a finalement reconnu que les dommages n’avaient rien de provi- soires. On assistait bel et bien aÌ€ un appauvrissement de l’ozone. En 1995, on chiffra aÌ€ 50 p.100 la perte d’ozone au-dessus de l’Antarctique et aÌ€ 20 mil- lions de kilomé€tres carrés les dimen- sions du trou qui en résultait.

Comme cela s’était produit pour les pluies acides, les fabricants de CFC ont d’abord nié toute responsabilité. Que la couche d’ozone soit atteinte ou non, leurs produits n’étaient pas en cause. De façon tout aÌ€ fait prévisible, ils ont ensuite brandi des menaces économiques.

C’est aÌ€ Montréal qu’a eu lieu en septembre 1987 la rencontre qui a donné lieu au premier accord exécu- toire de réduction puis de bannisse- ment des substances chimiques détruisant la couche d’ozone. Le Protocole de Montréal, qui servira d’exemple lors des négociations ultérieures sur le controÌ‚le des gaz aÌ€ effet de serre, a posé le principe selon lequel les riches nations industrialisées effectueraient les premié€res réductions. Il autorisait ainsi les pays en voie de développement aÌ€ augmenter provi- soirement leur usage des CFC de 10 p. 100. Ce protocole a jusqu’ici bien fonctionné. Pour autant qu’on mainti- enne le bannissement des substances interdites, la couche d’ozone devrait s’é‚tre reconstituée d’ici aÌ€ 100 ans.

La fin des années 1980 a aussi été marquée par d’importantes batailles pour la préservation des milieux naturels, en Colombie-Britannique surtout. Des conflits entre l’industrie forestié€re et les écologistes associés aux Premié€res Nations ont éclaté sur l’iÌ‚le Meares, aÌ€ Clayoquot Sound et dans l’archipel de la Reine Charlotte. L’affaire a connu un dénouement heureux, Ottawa et le gou- vernement Vander Zalm de la Colombie-Britannique ayant conclu une entente pour créer un parc national protégeant le tiers de l’archipel sous le nom de Gwaii Haanas (South Moresby). Ce sera l’une des principales réalisations du mi- nistre Tom McMillan.

En 1987, Brian Mulroney rencontrait la premié€re ministre Gro Harlem Brundtland de la Norvé€ge pour accepter officiellement le rap- port de la Commission mon- diale sur l’environnement et le développement, présidée par cette dernié€re. Rappelons que Ronald Reagan avait refusé un entretien aÌ€ Mme Brundtland. Les Canadiens Maurice Strong et Jim MacNeill avaient tous deux joué un roÌ‚le important dans les travaux de cette commission, qui a tenu deux années durant des auditions dans le monde entier. Intitulé « Notre avenir commun », le rapport fera du concept de « développement durable » un élé- ment clé du répertoire des décideurs canadiens. En quelques années, Brian Mulroney créera plusieurs institutions qui s’en réclament, dont la Table ronde nationale sur l’environnement et l’économie et l’Institut international du développement durable.

Mais la principale réalisation de la Commission Brundtland aura sans doute été d’avoir suscité la tenue d’une deu- xié€me grande conférence des Nations unies sur l’environnement. L’Assemblée générale des Nations unies acceptera en effet sa recommandation d’organiser un sommet mondial sur l’environnement et le développement, et consentira de plus aÌ€ faire coïncider l’événement avec le vingtié€me anniversaire de la Con- férence de Stockholm. Étant donné l’ampleur de la sensibilisation mondiale aÌ€ l’environ- nement, on a cru que la réussite du sommet ne serait pas compromise par le fait qu’une élection présidentielle se tenait la mé‚me année. On s’est hélas trompé.

Entre-temps, la communauté scientifique internationale prenait conscience d’un problé€me de plus en plus alarmant : les changements climatiques. De nouveau, le Canada a manifesté son leadership en accueillant la premié€re rencontre internationale d’en- vergure sur le sujet. C’est en pleine canicule que s’est tenue fin juin 1988 aÌ€ Toronto cette rencontre sur « L’atmo- sphé€re en évolution : implications pour la sécurité du globe ». Présentée conjointe- ment par plusieurs agences de l’ONU et l’Organisation météorologique mon- diale, elle a notamment donné la parole aÌ€ Brian Mulroney et Gro Harlem Brundt- land. La déclaration qui en a résulté débute comme suit : « L’humanité se livre sans frein aÌ€ une expérience incon- sciente qui touche l’ensemble du globe et dont les conséquences définitives ne le céderaient en rien sinon aÌ€ une guerre nucléaire mondiale. »

C’est aÌ€ Rio que se jouera la suite….

Tom McMillan perdit son sié€ge aÌ€ l’élection de l’automne 1988, comme le veut cette fatalité jamais démentie aÌ€ ce jour qu’aucun ministre originaire de l’IÌ‚le-du-Prince-Édouard ne soit réélu. Brian Mulroney le rem- placera par Lucien Bouchard, un vieil ami qui avait sollicité le poste et qui s’imposera comme le meilleur ministre de l’Environnement de notre histoire. Celui-ci constate bientoÌ‚t que l’envi- ronnement ne reçoit que des miettes en matié€re budgétaire (aÌ€ propos des réunions du Cabinet sur les décisions de financement, il évoquera une meute de chiens se disputant un os). Pour y affecter des ressources adéquates, il propose un « Plan vert » doté sur cinq ans de 5 milliards de dol- lars, renouvelables par la suite. C’est aussi Lucien Bouchard qui définira les cibles de réduction des gaz aÌ€ effet de serre du gouvernement Mulroney, suivant un objectif de stabilisation pour l’an 2000 aÌ€ leur niveau de 1990.

Tandis que Lucien Bouchard met- tait en œuvre son approche verte, on s’affairait aÌ€ l’échelle internationale aux négociations préparatoires au Sommet de la Terre, comme on appellerait la Conférence des Nations unies de Rio de Janeiro de 1992. On demanda une fois de plus aÌ€ Maurice Strong d’é‚tre secré- taire général. Celui-ci dressera un ambitieux plan visant la signature de trois traités exécutoires (sur le climat, les foré‚ts et la biodiversité), l’adoption d’une nouvelle déclaration de principes et d’une Charte de la Terre. Les efforts du Canada étaient dirigés par le pre- mier ambassadeur aÌ€ l’Environnement et au Développement durable, Arthur Campeau, avocat montréalais et ami de longue date de Brian Mulroney. Apré€s la spectaculaire sortie de Lucien Bouchard en 1990, le ministé€re de l’Environnement a été brié€vement et atrocement dirigé par Robert de Cotret, remplacé par Jean Charest avant le Sommet de Rio. C’est ce dernier qui appliquera finalement une version légé€rement diluée du Plan vert, financé aÌ€ hauteur de 3 milliards de dollars sur une période de six ans. Malgré la décep- tion initiale causée par ce recul, ce plan apparaiÌ‚tra rétrospectivement comme la concrétisation d’un ré‚ve impossible.

Malheureusement, la dynamique née des sondages et de la sensi- bilité du public aux questions environ- nementales s’est essoufflée au début des années 1990. De sorte qu’on n’a pu conclure toutes les ententes envisagées au Sommet de la Terre. Il n’y aurait donc pas de Charte de la Terre, et les préoccupations relativement aÌ€ la préser- vation de la souveraineté des pays tor- pilleront la convention sur les foré‚ts.

Il faut dire que l’administration Bush a fait de son mieux pour saboter les débats. La politique électorale américaine a aussi influé négativement sur la rencontre, le président Bush ne se privant pas de ridiculiser « Ozone boy », c’est-aÌ€-dire le candidat aÌ€ la vice- présidence des États-Unis Al Gore. George Bush sera finalement défait, mais sa fronde anti-écologique de juin 1992 aura causé beaucoup de tort.

Mé‚me si les négociateurs améri- cains avaient réussi aÌ€ affaiblir consi- dérablement plusieurs dispositions sur la biodiversité, le président Bush a finalement rejetée la convention au dernier moment. C’est l’amitié d’Arthur Campeau avec Brian Mulroney qui, aÌ€ mon sens, en a permis le sauvetage. Quelques jours avant le Sommet, d’autres pays industrialisés s’étaient mis aÌ€ tergiverser en apprenant la volte-face des États-Unis. Arthur Campeau a joint son ami pour s’assurer que le Canada ferait tout en son pouvoir pour qu’on ne renonce pas aÌ€ Rio aÌ€ cette convention sur la pro- tection de la vie, sous toutes ses formes, des microbes aux paysages naturels. Dans les 24 heures suivant le rejet américain, le premier ministre a réitéré le ferme engagement du Canada. Et tous les autres pays du G7 l’ont par la suite imité. Bill Clinton signera finalement le traité au nom du gouvernement américain, mais le Congré€s ne l’a toujours pas ratifié.

Les États-Unis se sont aussi opposés dans un premier temps aÌ€ la Convention- cadre des Nations Unies sur les change- ments climatiques (CCNUCC), le président Bush prétextant que le « mode de vie américain n’est pas en procé€s » pour refuser toute entente prévoyant des échéances et des cibles de réduction du dioxyde de carbone. Pour autant, avec la CCNUCC toutes les parties conviennent que la menace représentée par les changements climatiques est réelle et que l’état des connaissances est suffisant pour permettre d’agir afin d’éviter les « niveaux dangereux » de con- centration de CO2 dans l’atmo- sphé€re. Les États-Unis et Presque tous les pays du globe ont signé et ratifié la CCNUCC.

Au Canada, l’environ- nement a figuré parmi les enjeux de l’élection de 1993 graÌ‚ce aÌ€ Paul Martin, alors cri- tique libéral en la matié€re, qui a intégre ́les objectifs de Rio au Livre rouge du Parti libéral. L’engagement de Brian Mulroney de stabiliser pour 2000 les émissions de carbone aÌ€ leur niveau de 1990 semblait soudain bien timide en comparaison des cibles libérales : moins 20 p. 100 des niveaux de 1988 aÌ€ l’hori- zon 2005. Mais la plupart des promess- es du document libéral resteront lettre morte, sauf pour la désignation d’un commissaire indépendant aÌ€ l’Environnement et au Développement durable au bureau du Vérificateur général. Les changements climatiques n’ont rien de prioritaire, tranchera Jean Chrétien. Minant l’autorité de sa nou- velle ministre de l’Environnement Sheila Copps au profit de sa ministre des Ressources naturelles, l’Albertaine Anne McLellan élue de justesse au Parlement, il prononcera aÌ€ l’hiver 1994 un discours annonçant l’attribution de subventions pour l’exploitation des sables bitumineux. En clair, son gou- vernement allait stimuler l’exploitation des combustibles fossiles.

Les deux premiers mandats du gou- vernement Chrétien ont été désastreux sur le plan environnemental. Le proces- sus d’examen des programmes a presque décimé les ressources d’Environnement Canada et les émissions de gaz aÌ€ effet de serre n’ont cessé d’augmenter ”” une hausse de 14p.100 de 1990 aÌ€ 2000 ! ””, faisant regretter aux écologistes les cibles plus modestes du gouvernement Mulroney. En 1997, Jean Chrétien s’est finalement intéressé aux résultats de la Troisié€me Conférence des Parties tenue aÌ€ Tokyo sous l’égide de la CCUNCC. Par suite d’un entretien avec Bill Clinton et graÌ‚ce aux liens personnels unissant les deux hommes, le premier ministre a con- senti aÌ€ une réduction égale aÌ€ moins 6 p. 100 des niveaux de 1990, soit un p. 100 de moins que l’engagement américain.

Le nouveau millénaire a débuté sous de sombres auspices avec l’élection d’un autre Bush aÌ€ la Maison-Blanche, plus insensible encore que son pé€re aux ques- tions environnementales. Au printemps 2001, le président américain a étonné sa propre Agence de protection de l’environnement en retirant les États-Unis du pro- tocole de Kyoto, lui portant un coup qui aurait pu é‚tre fatal. Mais on a pu sauver la mise graÌ‚ce aÌ€ l’Union européenne et aux solides efforts diplomatiques de Herb Gray, délégué canadien aÌ€ la Sixié€me Conférence des Parties de Bonn.

La ratification du protocole de Kyoto en décembre 2002 a été le haut fait environnemental du gouvernement Chrétien. Malgré l’opposition d’une grande partie du milieu canadien des affaires, du gouvernement albertain et des États-Unis, le Canada a voté pour en faire un accord exécutoire. Au désarroi sans doute d’un certain député libéral. Car Paul Martin savait fort bien que Jean Chrétien s’attribuerait tout le mérite de cette ratification mais qu’il lui reviendrait aÌ€ lui, une fois devenu premier min- istre, d’appliquer les cibles du protocole. En votant pour la rat- ification, il engageait donc sa crédibilité et sa réputation.

Que nous réserve l’avenir? Les problé€mes que la commu- nauté internationale s’était engagée aÌ€ combattre au Sommet de Rio sont plus présents que jamais : pauvreté mondiale et immense fossé Nord-Sud, espé€ces menacées et déperdition des écosysté€mes, toxiques polluants et combustibles fossiles. Et presque toutes les promesses de Rio ont été brisées. On se confond en vœux pieux sur les changements clima- tiques tout en exploitant le brut le plus riche en carbone qui soit, tiré du raffinage des sables bitumineux de l’Athabasca. Pire encore, le gaz naturel de la mer de Beaufort, faible en dioxyde de carbone et d’une grande qualité, sera transporté par pipeline souterrain sur une distance de 1 300 kilomé€tres aÌ€ travers la vallée du Mackenzie pour raffiner le brut aÌ€ forte teneur en carbone du nord de l’Alberta.

Mais l’espoir subsiste. Paul Martin et son Cabinet ont manifesté une détermi- nation impressionnante s’agissant d’at- teindre les cibles de Kyoto. Le premier ministre a aussi invité le monde entier aux prochaines négociations majeures sur les changements climatiques. Montréal accueillera donc la Onzié€me Conférence des Parties de la CCUNCC en décembre prochain, la premié€re depuis l’adoption du protocole de Kyoto, devenu loi internationale depuis que la Russie l’a ratifié le 16 février dernier.

AÌ€ quoi ressemblera la vie sur Terre dans un petit quart de sié€cle? Les paris restent ouverts sur la capacité de survie de l’humanité. Certes, de nom- breuses formes de vie auront subsisté, mais avec plus de six milliards d’habi- tants sur la plané€te et 20 p. 100 d’entre eux qui consomment ses ressources aÌ€ un rythme effréné, nous ne sommes pas aÌ€ l’abri du destin qu’ont connu d’an- ciennes civilisations comme celles des Mayas ou de l’iÌ‚le de PaÌ‚ques, condamnées par leur propre science, leur culture, leur ingéniosité et leur aveuglement. Le débat scientifique sur les changements clima- tiques, dont on mettait en doute la réa- lité il n’y a pas si longtemps encore, a pris un tour plus alarmant. Ne serait-il pas trop tard? s’interroge-t-on.

Selon une étude britannique de jan- vier 2005, le point de non-retour serait atteint avec une hausse de température de deux degrés Celsius combinée aÌ€ une concentration de dioxyde de carbone de 400 parties par million. De 275 ppm qu’elle était avant la Révolution indus- trielle, cette concentration est aujour- d’hui de 379 ppm. Un niveau presque irréversible, aÌ€ tout le moins aÌ€ l’échelle temporelle humaine. C’est dire que la multiplication des désastres météo- rologiques, la fonte de l’Arctique, les sécheresses, les feux de foré‚t et les inon- dations sont désormais inéluctables. Pour éviter des perturbations plus graves aux- quelles nous pourrions é‚tre incapables de nous adapter, advenant par exemple le doublement des concentrations de dioxyde de carbone, le consensus scien- tifique mondial préconise de réduire celles-ci aÌ€ 60 p. 100 au-dessous de leur niveau de 1990. La cible de 6 p. 100 du protocole de Kyoto ne représenterait donc qu’un tré€s modeste progré€s.

Mé‚me pour les optimistes les plus endurcis, l’avenir de notre plané€te ne semble gué€re souriant. Notre seul espoir réside dans le renversement complet des priorités des entreprises et des gouverne- ments, ce que pourrait favoriser la recon- naissance grandissante du roÌ‚le des nouvelles technologies dans la création d’une nouvelle dynamique économique. De son coÌ‚té, le Canada doit tout mettre en œuvre pour convaincre les nations récalcitrantes, surtout les États-Unis, de rencontrer les délais de réduction. En décembre 2005, il disposera d’une excel- lente occasion de contribuer aÌ€ l’amélio- ration de la vie sur Terre. (Article traduit de l’anglais)

Vous pouvez reproduire cet article d’Options politiques en ligne ou dans un périodique imprimé, sous licence Creative Commons Attribution.

Creative Commons License