
(English version available here)
Ottawa est-il en train de créer les conditions pour que le transfert de la protection de l’enfance vers les communautés autochtones réussisse, ou de programmer d’avance leur échec avec des demi-mesures?
La Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis (également connue sous le nom de projet de loi C-92) établit un cadre juridique et des normes pour que les Autochtones puissent contrôler leurs services à l’enfance et à la famille. Toutefois, cette loi fédérale ne garantit pas un financement adéquat de la réforme du système. Cela risque de transformer la promesse d’autonomie en un délestage par le gouvernement de ses responsabilités.
Les leaders présents à une réunion de l’Assemblée des Premières Nations à Calgary cette semaine ont voté en faveur de l’élaboration et de l’approbation par les Premières Nations d’un nouveau processus de renégociation d’une proposition fondée sur la loi. Le processus visera à s’appuyer sur les recherches menées par les Premières Nations pour s’assurer que le financement met fin à la discrimination et améliore la situation des enfants.
L’enlèvement d’enfants des Premières Nations à leur famille par l’État a été l’une des caractéristiques du colonialisme canadien pendant des siècles. Les pensionnats ont engendré l’actuel système autochtone de protection de l’enfance, qui retire 17 fois plus d’enfants de leurs familles que les enfants non autochtones. Ces retraits sont alimentés par les traumatismes intergénérationnels, la toxicomanie, la pauvreté et la violence domestique qui découlent des pensionnats, ainsi que du sous-financement systémique des services d’aide à l’enfance des Premières Nations. Leurs effets cumulatifs sont dévastateurs pour les enfants, leurs familles et leurs communautés.
Le projet de loi C-92 offre aux communautés autochtones la possibilité d’inverser cette tendance, mais les conditions adéquates doivent être réunies pour soutenir le transfert d’autorité vers les communautés autochtones. Deux enjeux juridiques et politiques présentent un risque important d’échec.
S’occuper des causes profondes
Tout d’abord, Ottawa doit fournir un financement adéquat et durable pour lutter contre les traumatismes intergénérationnels, la dépendance, la pauvreté, les logements inadéquats et la violence domestique en même temps qu’il réaffirme les lois des Premières Nations relatives à la protection de l’enfance.
Financer le système de protection de l’enfance autochtone sans éteindre les feux qui alimentent la surreprésentation revient à courir vers l’échec. Le Canada a toujours sous-financé les services de protection de l’enfance et les services publics connexes destinés aux Premières Nations. Aujourd’hui, le gouvernement cherche encore à échapper à ses responsabilités en vertu d’ordonnances contraignantes du Tribunal canadien des droits de la personne, qui l’obligent à assurer un financement équitable.
Plusieurs décisions de la Cour suprême et la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones exigent que le Canada négocie de manière équitable et transparente avec les communautés autochtones – une norme que le gouvernement fédéral a souvent échoué à respecter.
Fait important, la Cour d’appel du Québec a jugé en 2022 que les gouvernements fédéral et provincial étaient responsables du financement insuffisant des services de police gérés par une Première Nation. Elle a estimé que les gouvernements avaient manqué à leur obligation constitutionnelle de préserver « l’honneur de la Couronne », qui exige des relations équitables, transparentes et fondées sur des principes avec les peuples autochtones. La Cour suprême du Canada a entendu les arguments dans cette affaire en 2024 et on s’attend à ce que la décision finale ait des répercussions sur le financement fédéral dans d’autres domaines, y compris les services à l’enfance et à la famille.
Les services à l’enfance des Premières Nations ne seront pas infaillibles
Le gouvernement fédéral devra aussi s’associer aux Premières Nations et aux autres communautés autochtones pour veiller à ce qu’elles puissent assumer les éventuelles responsabilités liées à la prestation de services à l’enfance et à la famille. Certains de ces services, notamment ceux gérés par l’État et par des églises, ont dû payer d’importantes indemnités dans le passé en raison des préjudices subis par les enfants dont ils s’occupaient.
Lorsque les communautés autochtones fournissent des services de protection de l’enfance, elles doivent être protégées contre l’absorption de la responsabilité découlant en tout ou en partie de tiers. La promesse du droit à l’autodétermination en ce qui a trait aux enfants autochtones ne peut pas devenir un autre délestage du fédéral.
En outre, les préjudices découlant d’un comportement fautif peuvent être plus importants dans le cas des enfants autochtones que pour d’autres enfants. Les traumatismes intergénérationnels et les autres conséquences du colonialisme peuvent entraîner une vulnérabilité préexistante ou une capacité moindre à encaisser de nouveaux préjudices.
Concrètement, la responsabilité civile pour négligence oblige l’auteur du préjudice à indemniser la victime. Cette règle s’applique lorsque la victime est exceptionnellement vulnérable et subit donc un préjudice plus important que la normale. En conséquence, les Premières Nations qui assument la responsabilité des services à l’enfance et à la famille peuvent se retrouver responsables de préjudices aggravés par la conduite passée du gouvernement.
Une solution possible serait que le gouvernement fédéral joue le rôle d’assureur de dernier recours lors d’importantes actions en responsabilité civile contre des communautés autochtones pour des dossiers de la protection de l’enfance.
Tirer des leçons, une fois pour toutes
La démarche visant à permettre aux communautés autochtones de prendre en charge leurs services à l’enfance et à la famille est très prometteuse. Des dispositions financières et juridiques appropriées sont toutefois nécessaires pour garantir que ce que les gouvernements canadiens présentent comme une coupe de la réconciliation ne se révèle pas être un calice empoisonné.
L’« Entente définitive sur la réforme à long terme du programme des Services à l’enfance et à la famille des Premières Nations », récemment rédigée par le gouvernement du Canada avec l’Assemblée des Premières Nations, les chefs de l’Ontario et la Nation Nishnawbe Aski, présente les mêmes risques que le projet de loi C-92. Bien qu’elle comporte certains éléments positifs, elle ne respecte pas le processus décisionnel des Premières Nations et ne finance pas adéquatement les services qui leur sont transférés ou la responsabilité qui en découle.
Après avoir présenté des excuses à de nombreuses reprises et versé plus de 23 milliards $ en indemnités pour les enfants qui ont perdu la vie ou leur enfance en raison de la discrimination au Canada, le gouvernement fédéral doit tirer les leçons qui s’imposent. Ce serait faire preuve d’inconscience que d’essayer de traiter les Premières Nations au rabais et de bafouer leurs droits. Garantir la non-discrimination et le respect de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones offrirait un meilleur avenir aux enfants des Premières Nations et au pays dans son ensemble.