Le gouvernement fédéral a embauché massivement ces dernières années, mais il manque encore des milliers d’employés en technologie, à l’interne, pour moderniser ses opérations et être en mesure de fournir les services que les Canadiens attendent.

Catherine Luelo, dirigeante principale de l’information (DPI) au gouvernement, n’a pas d’évaluation précise du nombre de travailleurs en technologie manquants, mais le chiffre est élevé.

« Que ce soit 8000, 5000 ou 7000, ça se compte en milliers. C’est beaucoup ! », a-t-elle dit lors d’une récente interview.

La demande d’employés fluctue en fonction des budgets disponibles et du nombre de fonctionnaires qui quittent la fonction publique. Selon Mme Luelo, les évaluations ont atteint jusqu’à 8000 postes il y a un an. Aujourd’hui, son bureau estime qu’environ 30 % des 21 000 emplois en TI du gouvernement ne sont pas pourvus, soit environ 7000 postes au total.

Toutes les politiques et tous les programmes actuels dépendent de la technologie. Les Canadiens s’attendent à des services numériques rapides et conviviaux, mais les vieux systèmes chancelants du fédéral ont besoin d’une révision majeure qui changera aussi la façon dont le gouvernement fonctionne.

Selon M. Luelo, la pénurie d’employés concerne des compétences pour « l’ensemble de l’écosystème » et des experts en TI qui « doivent mener à bien ensemble ces projets très exigeants ».

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On parle d’ingénieurs en données, de développeurs de logiciels, de concepteurs et de chefs de projet, mais aussi d’experts en cybersécurité, en expérience utilisateur et en réingénierie des processus d’entreprise.

Mais ces futures recrues ne seront pas toutes des employés permanents de la fonction publique.

Selon M. Luelo, le gouvernement fera appel à un mélange de talents externalisés et d’employés permanents. La question la plus « urgente est d’aligner le bon talent avec la bonne tâche et de mettre en œuvre des moyens innovants d’améliorer les compétences des employés actuels », dit-elle.

Une concurrence mondiale pour la main-d’œuvre

Selon Mme Luelo, les ministères ont besoin d’employés contractuels possédant des « compétences spécialisées » pour des projets spécifiques. Ces contractuels constituent également un réservoir de main-d’œuvre alors que le gouvernement peine à recruter et à retenir des employés, dans un contexte de pénurie mondiale de talents.

Catherine Luelo travaille avec les parties prenantes – des syndicats à l’industrie des TI – pour élaborer une stratégie nationale en matière de talents numériques. Le DPI a d’ailleurs créé un bureau des talents et du leadership numériques, qui recrute activement.

Le fait que le reste de la planète soit à la recherche des mêmes compétences – et paie beaucoup plus que le gouvernement pour les obtenir – rend le défi plus important.

Il sera également beaucoup plus difficile de recruter des gens maintenant que la ministre des Finances Chrystia Freeland a dit aux ministres que leurs ministères devront faire des coupes s’ils veulent obtenir de l’argent pour de nouveaux projets dans le prochain budget.

Les licenciements et le ralentissement de l’embauche ont fini par toucher les entreprises du numérique, de Shopify et Peloton à Amazon, en passant par Microsoft et Meta. Mais l’offre de travailleurs augmentera-t-elle suffisamment pour rendre les salaires et les conditions de travail de la fonction publique compétitifs ?

Cependant, selon Mme Luelo, le problème du gouvernement en est un de personnes, et non d’argent. D’après elle, les 8,7 milliards $ qu’Ottawa consacre chaque année à la technologie sont suffisants « si nous mettons l’argent au bon endroit ».

« Si vous pensez aux dollars dont nous disposons, aux choses que nous devons faire et aux ressources humaines dont nous disposons pour les faire, je pense que les ressources humaines […] deviennent une contrainte dans le système par rapport aux dollars », a-t-elle déclaré.

Trois chantiers prioritaires

Compte tenu des limites en ressources humaines et financières, le gouvernement doit établir ses priorités, a ajouté Mme Luelo. Les trois premiers chantiers devraient être :

  • L’ajout d’un système global de gestion des cas pour améliorer les services des passeports et de l’immigration;
  • La révision de la Sécurité de la vieillesse, qui constitue une étape de l’importante modernisation des systèmes qui livrent les prestations des programmes canadiens.
  • La mise en place de NextGen, le système de ressources humaines et de rémunération qui doit remplacer Phénix, le système qui a empoisonné la vie de milliers de fonctionnaires.

Mme Luelo tente également de trouver des moyens d’encourager davantage de techniciens à faire des allers-retours entre les secteurs privé et public. Elle-même s’est jointe à la fonction publique après une carrière dans le secteur privé, dont récemment en tant que cheffe des affaires informatiques à Air Canada.

Elle incite toujours les techniciens du secteur privé à faire un « tour de service » au gouvernement pendant quelques années. (Elle a conclu un discours lors d’un récent sommet mondial sur le numérique par cet appel : « Pour ceux qui sont intéressés à venir travailler pour le gouvernement fédéral, nous embauchons »).

Le gouvernement « doit résoudre les problèmes les plus complexes qui soient, et si je connais bien les techniciens, c’est qu’ils aiment faire un travail complexe et difficile, et qui aura fort impact. On a ça chez nous », a-t-elle dit en entrevue.

La dépendance à la sous-traitance

Les contrats externes sont un trou noir de dépenses fédérales qu’une équipe de recherche de l’Université Carleton a tenté d’explorer. L’an dernier, elle a estimé que le gouvernement avait dépensé 15 milliards $ pour l’ensemble des contrats, dont 4,6 milliards pour les contrats de TI seulement. Un comité parlementaire mène également sa propre enquête.

Les critiques soutiennent depuis longtemps que le gouvernement n’a jamais trouvé le juste équilibre entre le recours aux talents informatiques internes et l’embauche de consultants externes. Tous deux ont explosé ces dernières années.

Amanda Clarke, professeure agrégée à l’école de politique et d’administration publique de l’Université Carleton, dirige le projet de recherche. Selon elle, il reste encore beaucoup à faire pour déterminer quel type de travail doit être effectué à l’interne et quel type doit être externalisé.

Elle ajoute qu’il faut mettre fin à la dépendance à l’égard des contractuels, ce qui ne sera possible que si le gouvernement dispose des compétences internes nécessaires pour gérer et superviser les projets et en être responsable.

L’un des principaux problèmes est que les cadres supérieurs ne comprennent généralement pas la technologie, ce qui les amène à craindre qu’elle ne fonctionne pas et à se tourner vers la sous-traitance. Celle-ci leur permet également de se décharger de toute responsabilité, de sorte qu’ils ne seront pas blâmés si un projet déraille.

Ils se tournent également vers la sous-traitance parce que c’est plus rapide. Le recrutement est embourbé dans des règles dépassées et prend des mois, mais « vous pouvez rapidement vous adresser à IBM ou Deloitte et avoir une équipe en place le lendemain », explique Mme Clarke.

« Le modèle est l’externalisation », dit Amanda Clarke. « C’est en partie une sorte d’impuissance acquise parmi les cadres. Ils ont décidé qu’ils n’ont pas besoin de comprendre la technologie, que c’est le travail de quelqu’un d’autre et qu’ils n’ont pas besoin d’entrer dans les détails de l’approvisionnement. »

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Les gestionnaires de paie du fédéral encore empêtrés dans Phénix

Mme Clarke a récemment rédigé un rapport sur la réforme de l’approvisionnement en TI afin d’aligner le Canada sur les meilleures pratiques mondiales. Elle a fait valoir que l’embauche de talents en TI à l’interne est une première étape clé, puisque sans des employés permanents qui connaissent et comprennent la technologie, les autres problèmes de gestion, comme l’approvisionnement, ne peuvent être résolus. Certains experts du secteur affirment que l’embauche en interne est « la solution miracle » pour mettre fin aux échecs technologiques répétés qui entament la confiance du public.

« Sans capacité informatique interne, il sera impossible de réformer efficacement d’autres aspects de l’approvisionnement informatique, ou de réaliser la modernisation numérique du gouvernement de façon plus globale », a écrit Mme Clarke.

Pendant des années, les syndicats ont décrié la quasi-dépendance des ministères à la sous-traitance – une armée de contractants informatiques connue sous le nom de « fonction publique fantôme ». Ils estiment que le recours excessif à la sous-traitance en TI est trop coûteux, qu’il lie le gouvernement à des fournisseurs spécifiques, qu’il atrophie les compétences des techniciens à interne et qu’il nuit à la transparence et à l’imputabilité.

Il y a tellement d’obstacles au recrutement de talents en informatique, notamment des pratiques d’embauche bien antérieures à l’ère de l’infonuagique, de l’IA et de l’analyse des données. Outre le salaire, les recrues sont rebutées par les exigences en matière de bilinguisme, les délais d’embauche qui se comptent en mois et l’absence de parcours professionnel pour les spécialistes qui ne sont pas intéressés par un poste de direction.

L’autrice a bénéficié d’une bourse de journalisme Accenture sur l’avenir de la fonction publique. Découvrez ici les autres chroniques de Kathryn May.

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Kathryn May
Kathryn May est journaliste et la boursière Accenture en journalisme sur l'avenir de la fonction publique. Dans les pages d'Options politiques, elle examine les défis complexes auxquels font face les fonctionnaires canadiens. Elle a couvert la fonction publique fédérale pendant 25 ans pour le Ottawa Citizen, Postmedia et iPolitics. Gagnante d'un prix du Concours canadien de journalisme.

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