Le télétravail, ça fait plus de 20 ans qu’on en parle. À l’époque, les principaux motivateurs étaient la conciliation travail-famille et la recherche d’accommodement pour raisons de santé. Les spécialistes lui prédisaient même une adoption très large grâce au développement fulgurant des technologies de l’information et de la communication (TIC).

En 2018, tout juste 13 % des travailleurs canadiens télétravaillaient sur une base régulière, selon Statistique Canada, et la proportion n’avait pas bougé depuis plus de dix ans. Car les TIC, malgré tous leurs avantages, n’étaient pas toujours disponibles, accessibles ou maîtrisées. Sans compter une bonne dose de scepticisme chez les employeurs. Malgré les études montrant que le télétravail accroît la productivité et renforce l’engagement du personnel, les gestionnaires y voyaient des défis importants de contrôle et de performance. Le télétravail créerait trop d’isolement chez les télétravailleurs, affaiblirait la culture organisationnelle et réduirait le niveau d’engagement des employés.

Puis, en 2020, avec la pandémie de COVID-19, les organisations y ont recouru massivement. Presque du jour au lendemain, 40 % des Canadiens se sont vus forcés de travailler de chez eux. Autant dire tous ceux qui le pouvaient, car ce chiffre correspond aussi à la proportion maximale de travailleurs pouvant exercer leur emploi de la maison. Malgré ce changement abrupt et parfois difficile, les télétravailleurs se sont plutôt bien adaptés. Si bien, en fait, que plus de la moitié d’entre eux souhaitent continuer après la crise.

 Malgré ce changement abrupt et parfois difficile, les télétravailleurs se sont plutôt bien adaptés.

Cette expérience à grande échelle a montré que le télétravail est non seulement possible pour davantage de travailleurs qu’on l’aurait cru, mais qu’il peut être bénéfique. Les employés ont su quoi faire de leur plus grande autonomie dans l’organisation de leur horaire. Moins dérangés et bousculés par les contraintes du déplacement, ils sont devenus plus productifs. Un grand nombre ont réinvesti le temps de transport économisé pour rééquilibrer la charge de travail ou pour le consacrer à leurs intérêts personnels, améliorant ainsi leur qualité de vie. Quant aux employeurs, ils ont profité d’une productivité accrue, d’une meilleure qualité du travail réalisé et d’employés plus satisfaits. 

Les risques et les défis

Comme pour tout mode d’organisation du travail, les employeurs devront tenir compte d’un certain nombre de risques et d’effets pervers. Les télétravailleurs sont exposés à l’isolement social, à se voir écarter des décisions ou réunions importantes, et aux difficultés à joindre les personnes-ressources dans l’organisation.

Malgré tout, selon nos enquêtes auprès de plus de 3 200 télétravailleurs canadiens durant la pandémie, davantage d’employés espèrent que le télétravail se poursuive et les employeurs devront répondre à cette demande. La rareté de la main-d’œuvre et les attentes beaucoup plus élevées en matière de qualité de vie militent en sa faveur.

Mais si le télétravail s’enracine pour de bon, les défis seront nombreux pour les employés, les employeurs et ceux qui décident des politiques publiques. 

Donner accès au numérique

Le télétravail est indissociable des TIC. Son implantation durable dépendra de la disponibilité des équipements, de l’accès sécuritaire aux outils informatiques, de la maîtrise des applications et logiciels, et d’un accès Internet efficace. La question des infrastructures numériques et des équipements informatiques est donc au cœur d’une productivité adéquate en télétravail.

Mais l’équipement ne fait pas tout. Au-delà de la simple littéracie numérique, un niveau de compétences numériques élevé devient indispensable aux échanges, à la collaboration et aux flux de travail. Les Canadiens estiment en avoir une assez bonne maîtrise aujourd’hui. Pour autant, trop peu se sont familiarisés avec certaines innovations susceptibles de renforcer et d’accélérer l’expérience collaborative, comme la réalité augmentée et virtuelle. Un investissement continu dans le développement des compétences numériques est donc à prévoir.

La question de l’espace

Le télétravail à grande échelle pose un autre défi en amenant de nouvelles façons d’habiter les espaces. La rupture de l’unité de lieu signifie que l’espace de travail traditionnel est relocalisé. Si le télétravail en masse se prolonge et revitalise les zones éloignées des grands centres, il faudra alors repenser le modèle économique des centres-villes, les schémas de transports collectifs et l’architecture urbaine.

Paradoxalement, le télétravail peut créer de nouvelles formes de rapprochement. Parce qu’il n’est pas forcément synonyme de « travail à la maison », les télétravailleurs pourraient rechercher localement de nouveaux espaces collaboratifs regroupant d’autres individus comme eux. Le télétravail, en apportant de l’emploi et de l’activité là où il y en avait peu, contribuerait alors à la revitalisation des zones périphériques, voire rurales.

D’autres télétravailleurs iront plus loin, jusqu’à s’expatrier. Pourquoi ne pas télétravailler dans un cadre enchanteur, du moment qu’on remplit les exigences ? Ce qui pose d’autres questions, notamment en matière de sécurité, d’assurances et de santé, hormis les aspects juridiques et fiscaux. En effet, un télétravailleur qui se délocalise à l’étranger devient-il alors résident de ce pays ? Quel cadre législatif et fiscal s’applique ? Et plus la diversité de pays augmentera parmi les télétravailleurs, plus la gestion des ressources humaines deviendra complexe pour l’employeur. 

Maître de son temps, vraiment ?

Le troisième défi tient à la gestion du temps de travail lui-même. Un télétravailleur maîtrise son temps de travail, mais cette individualisation se heurte au temps de travail collectif, qu’il faut coordonner. Le simple fait de réunir des employés présents et d’autres qui télétravaillent plusieurs jours par semaine devient une épreuve. Pour les organisations, cette perte de contrôle sur les temps de travail appelle à une relation de confiance renforcée et à des modes de gestion orientés sur les objectifs et les résultats.

En matière de normes du travail, le défi est certain, puisque le télétravail touche à des aspects fondamentaux du contrat ou du droit du travail. Si l’employé est libre de gérer son temps à sa guise, à quoi bon comptabiliser des heures et des jours de travail effectifs ? Que signifie alors une heure supplémentaire ?

Depuis 2020, nous observons une charge de travail accrue chez les télétravailleurs. Bien qu’ils expriment toujours une certaine satisfaction en dépit de ce surinvestissement, se déconnecter du travail devient plus difficile, constate-t-on. Plusieurs pays ont déjà instauré un droit à la déconnexion : cela se traduit, par exemple, par le blocage automatique des envois de courriels à certaines heures. La santé physique et mentale des télétravailleurs, par ailleurs plus sédentaires, exigera une attention spécifique des employeurs et des organismes de prévention.

Le télétravail est l’exemple le plus criant de la manière dont le travail se métamorphose sous l’effet de la connectivité, de plus en plus présente. Mais ces transformations débordent largement du cadre des rapports professionnels : elles remettent en cause les relations de travail, et jusqu’aux notions mêmes de lieu et de temps de travail. Ceux qui décident des politiques publiques auront un très grand rôle à jouer dans la définition des enjeux et des solutions proposées.

Ceux à qui incombera cette tâche devront aussi saisir l’occasion d’influer sur l’impact social, économique et environnemental du télétravail. Ils sont au premier plan pour soutenir l’accessibilité aux TIC et le développement de la littéracie numérique. Ils devront repenser l’avenir et l’organisation même de notre géographie alors que le travail se déconcentre des centres urbains et se régionalise. Enfin, cette révolution numérique devra aussi être l’occasion de réfléchir aux conditions mêmes d’exercice du travail, aussi bien dans le cadre du droit que dans son rapport au temps et à l’espace.

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Gaëlle Cachat-Rosset
Gaëlle Cachat-Rosset est professeure adjointe au Département de management à la Faculté des Sciences de l’Administration de l’Université Laval.
Tania Saba
Tania Saba est professeure titulaire et titulaire de la Chaire BMO Diversité et Gouvernance à l’École de Relations Industrielles de l’Université de Montréal. Elle est récipiendaire de la Distinction Fellow du CRHA.

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