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Que faire lorsqu’une autoroute large de 22 voies ne suffit plus à absorber les 400 000 véhicules par jour qui s’y engouffrent? Une personne sensée pourrait conclure qu’il est peut-être temps d’offrir des options pour le transport collectif. Doug Ford, le premier ministre de l’Ontario, a plutôt décidé de construire une seconde autoroute, souterraine, sous l’autoroute débordée.
Juste une voie de plus. Encore une dernière petite voie de plus et le trafic sera réglé pour toujours.
L’autoroute 401 à Toronto est la plus achalandée d’Amérique du Nord. Seule porte d’entrée de la Ville Reine, s’engager dans ses 18 voies de circulation donne l’impression de dévaler le Saint-Laurent qui se serait transformé en une coulée de bitume de 300 pieds de large. Malgré son étendue, il y règne un embâcle quasi permanent.
Le plus long tunnel autoroutier du monde se trouve en Norvège et fait 24,5 kilomètres de longueur. Construit entre 1995 et 2000, il a coûté 930 millions de couronnes, soit environ 120 millions $.
Visionnaire pharaonique, Doug Ford ne veut pas battre le record par quelques encablures. Il veut le battre du double. Du double.
Ford veut une autoroute souterraine de 50 km de long en dessous de l’autoroute la plus achalandée en Amérique du Nord. Cinquante kilomètres. C’est l’équivalent du tunnel Louis-H.-Lafontaine… s’il continuait jusqu’à Saint-Jérôme.
Virginia Greiman, une experte internationale en mégaprojets qui a agi à titre de conseillère en gestion de risque sur le « Big Dig » de Boston, un projet qui s’est échelonné de 1982 à 2007, a qualifié le chantier de l’autoroute souterraine bostonnaise de « plus vaste, plus complexe et plus difficile sur le plan technique de l’histoire des États-Unis ».
Le tunnel envisagé à Toronto sous l’autoroute 401 serait quatre fois plus long.
Mais aucun souci pour les contribuables ontariens. Doug Ford assure que ça ne coûtera pas trop cher puisque « on est des experts dans la construction de tunnels ».
D’ici à ce qu’on puisse emprunter l’autoroute sous l’autoroute, qu’a M. Ford en banque pour alléger la congestion à Toronto? Le projet de Loi de 2024 sur le désengorgement du réseau routier et le gain de temps, dont on ne peut qu’admirer le titre propre à être étampé sur des lutrins en conférence de presse, servira-t-il à enfin ouvrir les 18 stations de la nouvelle ligne de train qui sont toutes enfin prêtes, mais mystérieusement pas encore en fonction? Ou, encore, à accélérer l’entretien des rails du métro, dont le piteux état oblige les trains à rouler à 15 km/h sur une bonne partie du réseau?
Bien sûr que non. La solution à la congestion automobile, c’est d’enlever des options aux gens et de les forcer à prendre leur voiture. Le ministre des Transports Prabmeet Singh Sarkaria a expliqué qu’en fait, la congestion vient de « l’explosion du nombre de pistes cyclables ». Qui l’eût cru.
En conséquence, les municipalités ontariennes devront bientôt recevoir l’autorisation du gouvernement provincial avant de remplacer une voie de circulation automobile par une piste cyclable. À ceux qui crient au moratoire déguisé, le ministre vous rassure : « les municipalités sont encore libres d’installer des pistes cyclables tant qu’elles ne réduisent pas la circulation ». On suppose qu’il s’agira de les installer sur le trottoir. Ou de construire des tunnels pour les vélos. Pourquoi pas, vu qu’on est des experts en tunnel.
Des gens très sérieux
Les politiciens comme M. Ford et son équipe sont des gens très sérieux, ne vous déplaise. On en veut pour preuve que leur idée de tunnel a été applaudie par d’autres gens sérieux à la Chambre de commerce de Toronto.
Vous savez qui sont aussi des gens sérieux? Les ingénieurs qui rappellent qu’un chantier comme le tunnel sous la 401 serait d’une complexité inouïe, ne serait-ce qu’en raison des sorties de ventilation nécessaires qui devraient magiquement se frayer un chemin autour de la chaussée de l’autoroute au-dessus d’elle. Réponse de Doug Ford : peu importent les résultats de l’étude de faisabilité que son gouvernement a commandée, il n’acceptera pas de se faire dire non.
D’autres exemples de gens sérieux? Les chercheurs qui font et refont les calculs de toutes les manières imaginables pour rappeler aux politiciens qu’il en coûte moins cher d’investir dans le transport en commun que de construire de nouvelles routes.
Au Québec, il faudra bientôt s’occuper de l’autoroute 40 à Montréal, qui est en piteux état et qui représente le prochain chantier majeur une fois que la réfection du pont-tunnel Louis-Hyppolite-Lafontaine sera terminée (en 2027, si les dieux des retards sont cléments). On ne serait pas surpris de voir la CAQ, qui voit l’Ontario comme l’étalon de mesure de tout succès, lorgner du côté de nos voisins quand viendra le temps de rénover le seul axe autoroutier est-ouest sur l’île de Montréal.
D’ailleurs, l’envie de creuser s’est à nouveau emparée de l’équipe de relations publiques du premier ministre François Legault, qui a pris peur en regardant les sondages et décidé qu’il était temps de ressortir le troisième lien des boules à mites. Encore.
Après le tunnel original entre Québec et Lévis, le bitube, le tunnel exclusif au transport en commun, les gens sérieux au cabinet de la ministre des Transports Geneviève Guilbault ont assurément trouvé la bonne mouture cette fois-ci : la ministre ne peut pas dire s’il s’agira d’un tunnel ou d’un pont, où il sera construit et combien il coûtera, mais assure que le projet sera rendu « irréversible » avant les élections de 2026.
Mme Guilbault, qui devrait changer le nom de son ministère du pluriel au singulier pour rappeler qu’il n’y a qu’un seul type de transport qui l’intéresse, a aussi affirmé sans rire qu’« on ne peut pas subordonner la rigueur nécessaire dans ce genre de projet pour des considérations électorales. » Geneviève, si tu as besoin d’aide, cligne des yeux trois fois.
L’an dernier, la Caisse de dépôt et placement du Québec avait accepté de surmonter le ridicule d’avoir à mener une énième étude sur son utilité et celle d’un tramway. Sans surprise, le rapport de la Caisse est arrivé à la même conclusion que tous les autres : un troisième lien coûtera cher, ne fera rien pour améliorer la congestion et pourrait même l’empirer en raison du trafic induit par l’étalement urbain qui s’ensuivra; un tramway, par contre, reste une bonne idée pour réduire la congestion, d’autant plus que Québec est sous-équipée en transport collectif.
Désespéré de trouver une justification, la ministre Guilbault a tordu un passage de l’étude pour faire dire à la Caisse que la construction d’un troisième lien était une question de « sécurité économique ». C’était tellement grossier que la Caisse a contredit publiquement la ministre. D’un autre côté, on parle du même gouvernement qui a inventé un indice de « ponts par million d’habitants » pour tenter de justifier l’injustifiable…
L’erreur de la Caisse est peut-être de ne pas avoir souligné l’intérêt économique du tramway. On peut se demander si le risque de voir les centaines de millions déjà investis pour le tramway s’évaporer se qualifie comme de l’« insécurité économique » aux yeux de la CAQ. Peut-être que l’argument de la sécurité économique convaincrait M. Legault d’appuyer sur l’accélérateur, au lieu de continuer le sabotage systématique auquel son gouvernement se prête, en dépit des faits et des données. Il convaincrait peut-être aussi Pierre Poilievre, cet autre urbaniste honoris causa qui ne veut pas investir « une cenne » dans le tramway, de maintenir le financement fédéral quand le ROC l’aura porté au pouvoir.
Le détail important que les gens sérieux comme M. Ford, M. Legault, Mme Guilbault et M. Poilievre voient, et que les gens moins sérieux comme nous, simples citoyens, ne voyons pas, est que la construction de routes est un investissement qui se paye en bonne partie de lui-même grâce à ses usagers, alors que le transport en commun est une pure dépense. Ou attendez, peut-être est-ce l’inverse, on s’y perd, il faudrait demander aux experts.