(Cet article a été traduit de l’anglais.)
Dans la foulée des nombreuses tragédies engendrées par la COVID‑19, il faut saisir l’occasion de repenser le système des établissements de soins afin qu’il réponde aux besoins des femmes et de l’ensemble de la population. Partout dans le monde, les femmes prennent en charge la majeure partie des soins rémunérés et non rémunérés, et ces tâches sont systématiquement dévalorisées et mal rétribuées. Il faut faire de la prestation de soins de longue durée (dans les établissements et à l’extérieur de ceux‑ci) une priorité économique, ce qui implique de fournir une formation adéquate aux soignants, leur garantir de bons salaires et reconnaître leurs métiers à leur juste valeur.
Ce n’est pas une coïncidence si la prestation de soins n’est que rarement valorisée au sein de l’économie productive. Ce travail est trop souvent invisible, même s’il est au cœur du fonctionnement de notre société. Dans les établissements de soins, les femmes représentent plus des deux tiers de la clientèle et plus de 90 % du personnel rémunéré. Et au-delà de 80 % des proches aidants sans rémunération sont des femmes.
La première vague de COVID-19 a causé une onde de choc partout dans le monde. On a vu des établissements de soins abandonnés par le personnel soignant en Italie et en Espagne. Des aînés souffrant de problèmes physiques et mentaux graves ont été laissés à eux-mêmes, incapables de se nourrir, souillés et confus. Des cadavres gisaient dans les corridors et les lits. Un pur cauchemar.
Une telle situation ne pourrait jamais se produire ici, avions-nous pensé. Jusqu’à ce que la réalité nous frappe de plein fouet. Pas tous les établissements vivaient une telle crise, mais nous ne pouvions plus détourner notre attention des cas les plus extrêmes de notre système de soins de longue durée, lequel se détériore depuis des décennies sous le coup de mesures mal ficelées et de négligence. S’il tient encore, c’est grâce à la bonne volonté et aux nobles idéaux d’un personnel soignant invisible dans une large mesure, rémunéré et non rémunéré, des femmes pour la plupart, et racialisées pour une bonne partie. Nous leur confions la tâche de s’occuper de nos proches vieillissants ― conjoints et conjointes, frères et sœurs, parents et grands-parents.
Ces travailleuses prennent soin des personnes que nous aimons dans un système mal équipé pour accueillir une population vieillissante et dans une société où les membres d’une famille vivent souvent loin les uns des autres. Les gens vivent plus longtemps et souvent avec des maladies chroniques, notamment la maladie d’Alzheimer et d’autres démences. Au cours de la décennie à venir, la demande en soins de longue durée s’accroîtra exponentiellement, puisque la première vague de baby-boomers atteindra l’âge de 75 ans en 2021. Les besoins ne cessent d’augmenter, mais nos effectifs et notre soutien ne suivent pas. Et depuis que la COVID‑19 a disloqué notre système, cet écart s’est élargi.
Que savons-nous sur les femmes travaillant dans le secteur des soins de longue durée ?
La prestation de soins par les femmes à domicile et dans la collectivité engendre des coûts économiques et sociaux énormes, qui restent souvent ignorés. La prestation de soins dans les établissements figure parmi les emplois les plus mal rémunérés, alors qu’elle comporte un risque très élevé d’épuisement professionnel, de dépression et de précarité. Cette dévalorisation découle de l’idée qu’il s’agit d’un « travail de femme ». Les femmes assument en effet le plus gros des tâches associées aux soins personnels et au soutien affectif invisible, qu’elles soient rémunérées ou non pour l’accomplir.
Les recherches menées dans le monde montrent que les travailleuses de première ligne dans les établissements de soins ― les aides-soignantes ou les préposées aux services de soutien personnel ― ont une incidence directe sur la qualité des soins et la qualité de vie des personnes âgées. Pendant plus de 10 ans, le projet Translating Research in Elder Care (TREC) a recueilli des données dans plus de 90 centres de soins de longue durée en Colombie-Britannique, en Alberta, au Manitoba et en Saskatchewan. Elles montrent que 67 % des aides-soignantes sont âgées de plus de 40 ans et que 61 % ont l’anglais comme langue seconde. Un tiers d’entre elles travaillent dans plusieurs établissements, car il manque de postes à plein temps assortis d’un salaire acceptable et d’avantages sociaux.
La formation des aides-soignantes est souvent inadéquate par rapport aux soins complexes que nécessitent des personnes atteintes de démence. Leur travail est exigeant physiquement, et le taux de blessure est élevé. Il est également difficile sur le plan psychologique ; les travailleuses doivent composer avec le stress, des agressions verbales et, parfois, des injures racistes. Nos données montrent un taux élevé d’épuisement professionnel, de cynisme et d’exténuation parmi les soignantes.
La COVID-19 a rendu le travail des aides-soignantes plus dangereux. Les restrictions de visite imposées aux familles ont accru les tâches à accomplir, dont celle d’offrir du soutien affectif aux personnes en fin de vie. La peur de l’infection et le traumatisme causé par la mort de tant de résidents et résidentes avec qui les aides-soignantes entretenaient des relations de longue date auront des répercussions sur leur santé mentale pendant longtemps encore.
D’ici 30 ans, le coût des soins dans les établissements publics et privés devrait au moins tripler et passer de 22 à 71 milliards de dollars par an. Au cours de la même période, l’évolution de la cellule familiale (le fait que les enfants des baby-boomers, peu nombreux, vivent loin les uns des autres) se traduira par une diminution de 30 % des proches aidants pouvant prodiguer des soins non rémunérés. Ainsi, un plus grand nombre de personnes âgées et, proportionnellement, un plus grand nombre de femmes que d’hommes devront compter sur la prestation de soins en établissement au Canada. Il nous appartient d’outiller le personnel rémunéré et les bénévoles pour qu’ils soient capables d’offrir un accompagnement humain et des soins essentiels.
Que faire ?
Nous devons tenir compte du genre dans l’élaboration des politiques et la mise en œuvre de nos systèmes de soins. La composition des comités consultatifs et des groupes de travail provinciaux et fédéraux doit refléter la proportion de femmes qui travaillent ou vivent dans les établissements de soins de longue durée. Ces femmes connaissent les problèmes du terrain ; leur expérience aux premières lignes devrait guider les changements à effectuer, afin que ceux-ci soient concrets, immédiats et positifs.
Les établissements devront mieux évaluer, avec le soutien nécessaire, ce qui se passe à l’intérieur de leurs murs, tout en tenant compte du fait que ce sont des foyers et pas des hôpitaux. Outre la qualité des soins, il faudra s’attarder à d’autres dimensions essentielles de la qualité, en menant par exemple des évaluations régulières de la qualité de vie auprès des personnes atteintes de démence, qui représentent jusqu’à 80 % des résidents. Il faudra aussi évaluer la qualité de vie au travail des intervenantes de première ligne ― soit leur santé physique, mentale et affective ― ainsi que la qualité de l’environnement de travail. Enfin, nous devrons faire preuve de transparence dans la communication des données, en faisant ressortir les points importants, en agissant pour améliorer les choses et en réévaluant régulièrement la situation.
L’un de nos premiers objectifs devrait être l’amélioration des conditions de travail : une rémunération juste et des avantages sociaux ; un milieu de travail sain ; la prise en compte des besoins en matière de garde d’enfants et de soins pour les proches âgés des travailleuses ; la participation à la planification et aux décisions touchant la prestation des soins. Même si plusieurs provinces ont augmenté le salaire des soignantes de première ligne, il reste beaucoup à faire, non seulement pour déterminer la structure de rémunération à long terme, mais également pour établir si les aides-soignantes et les préposées aux services de soutien personnel devraient constituer un groupe réglementé. Chacun de ces volets exigera la participation au processus décisionnel des gouvernements, des prestataires et des principaux groupes de soignantes – selon une proportion hommes-femmes reflétant celle de la main-d’œuvre rémunérée en soins de longue durée.
La COVID-19 n’a pas provoqué la tragédie qui sévit aujourd’hui dans le secteur des soins de longue durée, mais elle en a exposé les lignes de faille profondes, qui se creusaient depuis fort longtemps. Au Canada, nous nous étions faits à l’idée que « parquer » nos proches était une solution acceptable et, sans malice ni mauvaise intention, nous avons omis de défendre des adultes atteints de démence, souvent incapables de s’exprimer, qui dépendent d’autres voix pour se faire entendre. Et cela est scandaleux.
Prendre soin d’autrui est un travail honorable. La société et les gouvernements doivent faire de la prestation de soins de longue durée une priorité économique, afin de rendre visible ce travail primordial et d’établir sa valeur sociétale. Cela implique qu’il faut prendre des mesures sérieuses pour rémunérer adéquatement ce travail et répondre aux besoins particuliers des femmes qui l’assument. Les collectivités, les établissements de soins et les personnes âgées pourront ainsi évoluer au sein d’une société saine, où l’on considère la prestation de soins comme un métier digne d’une formation adéquate, d’un bon salaire et de considération.
La COVID-19 a exposé au grand jour la crise qui perdure dans les établissements de soins de longue durée et les difficultés auxquelles font face les soignantes. Cet état des choses porte préjudice aux plus vulnérables d’entre nous : nos mères et pères, nos grands-parents, nos sœurs et frères, nos conjoints et conjointes. Le vieillissement de la population canadienne risque d’aggraver la situation. Nous pouvons et nous devons faire mieux.
Cet article fait partie du dossier Faire face à la crise politique des soins de longue durée au Canada.