Dans un précédent article d’Options politiques, nous avons présenté notre analyse des résultats de sondages menés au cours de cinq campagnes électorales, et établi le profil sociodémographique et sociopolitique des personnes qui prêtent attention aux sondages. Nous avons notamment montré que ces personnes sont plus scolarisées et plus intéressées par la campagne électorale que la moyenne de la population, et que le taux des francophones parmi elles est proportionnellement plus élevé.
Toutefois, quel usage ces personnes font-elles des sondages ? Les utilisent-elles pour se conforter dans leurs positions, évaluer les chances de succès de leur parti préféré, se rallier au vainqueur présumé, ou s’abstenir de voter ? En d’autres termes, le fait de prêter attention aux sondages a-t-il un effet sur le comportement électoral ? Et si oui, peut-il modifier les résultats d’un scrutin ?
Le contexte
Étant donné l’élection de gouvernements minoritaires au Québec en 2007 et en 2012, et au Canada en 2008, le Canada et le Québec ont connu un nombre important d’élections durant une période relativement courte. Les résultats des élections québécoises de 2007 et de 2012 ont été très serrés : en 2007, cinq points de pourcentage ont séparé le Parti libéral du Québec (PLQ) et le Parti québécois (PQ), l’Action démocratique du Québec (ADQ) arrivant deuxième ; en 2012 aussi, trois partis se sont situés à l’intérieur du même écart de cinq points, avec le PQ en tête cette fois-ci et la Coalition avenir Québec (CAQ) au troisième rang. Les sondages ont reflété cette lutte serrée tout en montrant une avance pour le PLQ au début de la campagne en 2007 et pour le PQ en 2012. Les intentions de vote ont été relativement stables tout au long des campagnes. À l’opposé, durant les campagnes fédérales de 2008 et de 2011, les sondages ont montré des changements importants dans les intentions de vote au Québec, mais les résultats des élections au Québec ont été clairs : le Bloc québécois (BQ) est sorti gagnant en 2008 et le Nouveau Parti démocratique (NPD) en 2011. La campagne électorale de 2015, quant à elle, a été caractérisée par un renversement de tendance. Durant les deux premiers mois, le NPD a été nettement en tête au Québec, puis la lutte s’est resserrée à la fin, l’avance du Parti libéral du Canada (PLC) au Québec n’apparaissant clairement que dans les derniers jours de la campagne.
On peut penser que les sondages sont moins « utiles » lorsqu’ils indiquent que la course est serrée, car ils ne peuvent alors entraîner un ralliement au gagnant présumé. Par contre, les sondages pourraient mettre en évidence une « vague » de ralliement et contribuer à l’amplifier, comme en 2011, où les intentions de vote pour le NPD ont doublé dans les deux dernières semaines de la campagne, ou en 2015, où le PLC a devancé le NPD seulement en fin de campagne. Mais les sondages influencent-ils vraiment le vote des électeurs ?
Les intentions de vote et le vote déclaré
Pour étudier cette question, nous avons mené deux sondages complets en 2007, un sondage en deux temps en 2008 ainsi qu’un sondage dans les campagnes de 2011, 2012 et 2015. Après chaque élection, nous avons réinterrogé les répondants des sondages pré-électoraux, afin de leur demander s’ils étaient allés voter et, si oui, pour qui. Le tableau 1 présente les intentions de vote de l’ensemble des répondants pendant les campagnes électorales ainsi que leur vote déclaré après le scrutin. Ces informations combinées ont permis de construire la variable indiquant le changement entre l’intention déclarée durant la campagne et le vote rapporté après l’élection. On peut répartir les répondants en quatre groupes. Les trois premiers groupes ― sur lesquels portera notre analyse ― comprennent les personnes qui ont révélé leur intention de vote pendant la campagne. Ils sont constitués : a) des répondants « stables », qui affirment avoir voté pour le parti pour lequel ils avaient dit vouloir voter ; b) des répondants « transfuges », qui affirment avoir voté pour un parti différent de celui pour lequel ils avaient eu l’intention de voter ; c) des répondants non votants, qui affirment s’être abstenus de voter. Les autres répondants sont exclus de l’analyse. Ils étaient des répondants « discrets » : des personnes qui se disaient indécises, qui refusaient de révéler leurs intentions, qui avaient l’intention de s’abstenir avant l’élection ou qui refusaient de divulguer leur vote après l’élection.
Le tableau 1 montre que la proportion de répondants « stables », qui ont voté comme ils l’avaient annoncé durant la campagne, se situe autour de 50 % lorsqu’on se rapporte aux sondages menés en début de campagne en 2007 et en 2008, et de 55 à 63 % lorsque les sondages sont menés en milieu et en fin de campagne. La proportion de répondants « transfuges » varie en sens inverse, allant de 10 % à 22 %. Plus on s’approche de l’élection, moins les intentions de vote sont sujettes à changer. La proportion de non-votants déclarés varie de 12 % en 2012 ― l’élection qui suivait la crise étudiante du printemps ― à 18 % pour les répondants interrogés en début de campagne en 2007, une élection où on était certain en début de campagne que le PLQ allait l’emporter. Comme c’est généralement le cas, les taux d’abstention réels sont nettement plus élevés que ceux que montrent les sondages électoraux ; ils étaient de 29 % en 2007 et de 25 % en 2012 lors des élections provinciales, et de 33 % et 38 % aux élections fédérales.
L’abstention
Dans l’article publié précédemment, intitulé « Qui prête attention aux sondages ? », nous avons présenté les diverses mesures de la prise de connaissance et de la perception des sondages. Nous utilisons ici ces mêmes mesures pour comparer le comportement électoral des personnes qui prêtent attention aux sondages et les considèrent comme fiables et utiles avec celui des personnes qui déclarent ne pas avoir porté attention aux sondages, ne pas leur faire confiance ou ne pas les juger utiles.
Le tableau 2 montre la probabilité qu’un répondant se soit abstenu de voter plutôt que de voter pour le parti pour lequel il avait dit vouloir voter. Les coefficients Exp (B) supérieurs à 1 indiquent une plus grande probabilité d’abstention, les coefficients inférieurs à 1, l’inverse. Les astérisques marquent une différence statistiquement significative.
Plus les répondants sont âgés, moins ils ont tendance à s’abstenir, sauf dans les élections récentes, soit en 2012, où l’élection se tenait quelques mois après une forte mobilisation étudiante, et en 2015. Par ailleurs, si les francophones ont moins eu tendance à s’abstenir lors des deux élections provinciales, ils ont eu plus tendance à le faire à l’élection fédérale de 2015.
La scolarité et l’intérêt pour la campagne sont considérés comme des mesures de « sophistication ». De cette façon, nous contrôlons le fait que les personnes plus instruites et plus intéressées par la campagne ont généralement plus tendance à prêter attention aux sondages et à participer au processus démocratique. Si celles qui possèdent une scolarité universitaire ont eu moins tendance (de 2 à 3 fois moins) à s’abstenir de voter en 2007 et en 2008, chez celles qui sont les plus intéressées par la campagne, cette tendance est encore plus forte et se manifeste dans toutes les élections.
Examinons maintenant l’effet possible de la prise de connaissance et de la perception des sondages sur l’abstention. La relation entre prise de connaissance des sondages et abstention est significative seulement dans les deux élections québécoises et dans l’élection fédérale de 2008. Toutefois, cette relation n’est pas celle à laquelle certains s’attendent, notamment ceux qui postulent que les sondages influencent le comportement électoral. Au contraire, plus les répondants prêtent attention aux sondages, moins ils ont tendance à s’abstenir de voter. Par contre, le fait de considérer que les sondages sont fiables n’influence en rien la participation électorale. Enfin, le fait de considérer que les sondages sont une bonne chose pour les électeurs n’y est pas non plus associé, à l’exception d’un seul sondage, le premier de 2007, où les répondants ont eu 1,5 fois plus tendance à s’abstenir.
Plus les répondants prêtent attention aux sondages, moins ils ont tendance à s’abstenir de voter.
Afin de comprendre l’abstention, il est plus utile de se référer aux préférences de départ des répondants. Dans le tableau 2, nous comparons les électeurs des divers partis à ceux du PQ aux élections provinciales et à ceux du BQ aux élections fédérales, les électeurs de ces partis ayant des profils semblables. Dans les élections provinciales, les répondants qui disaient vouloir voter pour Québec solidaire (QS) ou un parti plus petit encore, le Parti vert du Québec ou Option nationale, avaient plus tendance à s’abstenir de voter : 3 fois plus dans le cas des répondants du premier sondage de 2007, et 5 fois plus en 2012. Dans le cas des élections fédérales, ceux qui indiquaient, au début de la campagne de 2008, vouloir voter pour un parti autre que le BQ risquaient de 2,5 à 3,5 fois plus de s’abstenir de voter que les partisans du BQ. En 2011, seuls les partisans du PLC et des petits partis avaient plus tendance à s’abstenir, près de 10 fois plus. Les partisans du NPD, le parti qui allait recueillir le plus grand nombre de votes au Québec, avaient marginalement (probabilité de 0,06) moins tendance à s’abstenir que ceux du BQ. Enfin, en 2015, une élection où les sondages n’avaient pas désigné un parti clairement gagnant au Québec, les répondants qui avaient l’intention de voter pour le NPD ou le Parti conservateur du Canada (PCC) risquaient 2 fois plus de s’abstenir.
Bref, l’abstention est d’abord et avant tout liée au parti pour lequel les répondants envisagent de voter. Ceux qui ont l’intention de voter pour un parti qui est nettement en avance dans les sondages ― le BQ en 2008 et le NPD en 2011 ― n’ont pas tendance à s’abstenir. De plus, les électeurs du PQ et du BQ ne sont jamais parmi ceux qui ont plus tendance à s’abstenir, que leur parti soit en avance ou non dans les sondages. En résumé, on doit écarter l’hypothèse que les sondages incitent les électeurs à s’abstenir de voter quand les jeux sont faits. Les taux d’abstention déclarés et réels sont plus élevés en 2008 et en 2011, mais le fait de prêter attention aux sondages y est lié seulement en 2008, et il va dans le sens d’une plus grande participation au vote, et non pas l’inverse. Enfin, la prise de connaissance des sondages est également associée à une plus grande participation électorale dans les élections serrées de 2007 et de 2012.
Le changement d’allégeance
Le tableau 3 montre la probabilité qu’un répondant ait voté pour un parti différent de celui pour lequel il disait vouloir voter. Comme pour l’abstention, une valeur du Exp (B) plus élevée que 1 signifie une plus grande propension à changer d’allégeance, une valeur plus petite que 1, l’inverse.
On constate d’abord que ni l’âge ni la langue maternelle ne sont liés à ce changement. La relation avec le niveau de scolarité est ambiguë : seul le fait d’avoir une scolarité universitaire est associé à une moins grande propension à changer d’allégeance, et cela seulement dans deux sondages, le premier de 2007 et celui de 2015. Par ailleurs, l’intérêt pour la campagne est lié faiblement au changement d’allégeance dans trois sondages, les deuxièmes de 2007 et de 2008, et celui de 2015. En résumé, les relations sont significatives dans une minorité de sondages, mais elles vont toujours dans le même sens : les personnes plus instruites et plus intéressées ont moins tendance à changer d’allégeance.
Pour ce qui est de l’attention prêtée aux sondages, elle est liée au changement d’allégeance dans trois sondages sur sept mais, comme pour l’abstention, elle va dans la direction opposée à celle que présume l’opinion publique : plus on prête attention aux sondages, moins on a tendance à changer d’allégeance. Par ailleurs, le fait de considérer les sondages comme fiables n’est aucunement lié au changement d’allégeance, et le fait de les considérer comme une bonne chose pour les électeurs y est associé dans un seul sondage, soit le deuxième sondage de 2008. Dans ce cas, plus les répondants considéraient que les sondages étaient bons pour les électeurs, plus ils ont eu tendance à changer d’allégeance. L’hypothèse que les sondages amènent les personnes qui y prêtent attention à voter pour un parti différent de celui qu’ils avaient dit préférer n’est donc pas validée.
Plus on prête attention aux sondages, moins on a tendance à changer d’allégeance.
Ici encore, ce sont les préférences de départ pour un des partis qui permettent de mieux comprendre le changement du comportement électoral. Lors de tous les scrutins, les répondants qui avaient exprimé leur intention de voter pour un des petits partis avaient plus tendance à voter finalement pour un autre parti. Cette propension était particulièrement forte dans les élections provinciales (de 3 à 17 fois plus prononcée que chez les partisans du PQ) ainsi que chez les partisans du NPD dans les élections fédérales avant la « vague orange » de 2011 (de 14 à 15 fois plus forte que chez les partisans du BQ en 2008). De surcroît, les partisans des partis qui n’étaient pas en avance dans les sondages avaient généralement plus tendance à changer d’allégeance au moment du vote. Ces répondants s’étaient-ils ralliés au gagnant ou avaient-ils décidé de voter pour un parti ayant plus de chances de battre le gagnant présumé ?
Le vote pour le parti en tête dans les sondages
Dans deux élections fédérales, les sondages annonçaient clairement un gagnant au Québec : il s’agissait du BQ en 2008 et du NPD en 2011. L’élection de 2011 se démarquait des élections précédentes où le BQ avait toujours été largement en tête. Les répondants qui avaient voté pour les partis en tête étaient-ils ceux qui avaient prêté davantage attention aux sondages ?
Le tableau 4 montre qu’en 2008, aucune variable n’est liée au fait de voter pour le parti en avance dans les sondages. Par contre, en 2011, les répondants plus jeunes, plus scolarisés et plus intéressés par la campagne avaient moins tendance à voter pour le NPD. Pour ce qui est du possible effet des sondages, le fait d’avoir prêté attention aux sondages n’était pas lié au vote pour le NPD, malgré la « vague orange » importante qu’annonçaient ces sondages. Seuls ceux qui considéraient que les sondages étaient une bonne chose pour les électeurs ont eu davantage tendance à voter pour le NPD. Enfin, les répondants qui ont changé d’allégeance avaient 3 fois plus tendance à voter pour le NPD que pour un autre parti. Ce résultat est congruent avec le changement majeur qui a eu lieu dans les deux dernières semaines de la campagne, après la réalisation du sondage pré-électoral.
Une proportion non négligeable de personnes ayant le droit de vote décident de ne pas voter ou de voter pour un parti différent de celui pour lequel elles avaient exprimé l’intention de voter. L’idée que les sondages incitent les électeurs à ne pas aller voter ou à se rallier au vainqueur se maintient dans les médias et dans l’opinion publique, bien que les études existantes, tout comme les résultats rapportés ici, indiquent que ce n’est pas le cas. Notre analyse révèle que les électeurs qui prêtent attention aux sondages ont davantage tendance à aller voter et à voter pour le parti pour lequel ils avaient exprimé l’intention de le faire que ceux qui n’y prêtent pas attention. Et lorsqu’ils votent, ils ne montrent pas une plus grande propension à voter pour le parti en tête dans les sondages.
Toutefois, nous ne pouvons conclure que les sondages n’ont absolument aucune influence sur le vote. Il est permis de penser que la plupart des électeurs ont une idée du positionnement des partis à l’échelle nationale. Les résultats des sondages sont omniprésents durant les campagnes électorales, que ce soit dans les médias ou dans les conversations avec la famille, les collègues ou les amis. Mais tout indique que la décision prise par les électeurs dépend beaucoup plus des positions et messages véhiculés par les partis et leurs chefs, ou du simple attachement à un parti, que de l’information que fournissent les sondages sur la popularité des partis. Nous pensons qu’il y a une surestimation de l’effet des sondages dans la sphère et les débats publics, puisque les analyses montrent que les sondages n’ont pas une influence importante sur le choix électoral des citoyens. Ils sont plutôt une information parmi d’autres utilisée dans le processus de décision.
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