Depuis les tout premiers sondages politiques, tant les chercheurs que les médias, les politiciens que les électeurs, posent la question : « Les sondages influencent-ils le vote ? » Deux « théories » s’affrontent à ce sujet. Les tenants de la théorie de l’« effet locomotive » (« bandwagon effect ») postulent que certains électeurs, peu intéressés et informés, prennent connaissance des sondages en vue de  voter pour le gagnant présumé et de « faire partie de la majorité ». D’autres pensent plutôt que les électeurs qui portent attention aux sondages agissent de façon « stratégique » et utilisent les sondages pour voter plus efficacement. Selon cette hypothèse, l’électeur stratégique est informé et intéressé. Il veut s’assurer qu’un candidat ou un parti dont il ne souhaite pas la victoire se fait battre.

Qui porte attention aux sondages durant les campagnes électorales ? Nous présentons ici les résultats de six sondages effectués de 2007 à 2015 au Québec, soit pendant deux élections provinciales et trois élections fédérales.

Le contexte

Le tableau 1 ci-dessous présente les résultats des cinq élections pendant lesquelles la recherche s’est déroulée. Les résultats des élections provinciales ont été serrés. Les sondages, peu nombreux, avaient bien prédit le vote et montré peu de changements dans les intentions de vote durant la campagne. À l’opposé, les résultats des élections fédérales ont été relativement clairs, du moins au Québec, une situation que les nombreux sondages avaient bien reflétée. Ces sondages avaient montré des changements importants au cours des campagnes. En 2008, les intentions de vote pour le Bloc québécois (BQ) avaient chuté de 10 points en fin de campagne. En 2011, la « vague orange » avait fait doubler les intentions de vote pour le Nouveau Parti démocratique (NPD) durant les deux dernières semaines de la campagne. Enfin, en 2015, le NPD, très en avance au Québec en début de campagne, avait fini deuxième derrière le Parti libéral du Canada (PLC).

Comment les répondants perçoivent-ils les sondages ?

Dans cinq des sondages, la question visant à déterminer si les répondants avaient pris connaissance des sondages était la suivante : « Avez-vous lu ou entendu parler des sondages durant la présente campagne électorale ? » En 2015, elle était formulée ainsi: « Au cours de la dernière semaine, avez-vous vu des sondages qui rapportent les intentions de vote pour les différents partis dans l’ensemble du pays ? »

Le tableau 2 montre les principales informations recueillies sur la prise de connaissance et la perception des sondages. En 2007, la seule campagne où nous avons mesuré deux fois la prise de connaissance des sondages, celle-ci est plus élevée à la fin (67 %) qu’au début (60 %) de la campagne. En 2008, la prise de connaissance, mesurée en début de campagne, dépasse à peine 50 %, alors qu’en fin de campagne, en 2012 et 2015, elle se situe près de 60 %, et en postcampagne, en 2011, à environ 84 %.


En 2007, en 2008 et en 2015, nous avons demandé à ceux qui disaient avoir pris connaissance des sondages lequel des partis était, selon eux, en avance. Au premier sondage de l’élection provinciale de 2007, 92 % des répondants ont estimé que le Parti libéral du Québec (PLQ) était en avance. Ce taux a chuté à 58 % au deuxième sondage. Ces chiffres correspondaient à la réalité, puisque le PLQ, considéré comme fortement en avance en début de campagne, apparaissait en difficulté vers la fin. À l’élection fédérale de 2008, 42 % des répondants ont jugé que le BQ était en avance au Québec, et 35 % ont nommé plutôt le Parti conservateur du Canada (PCC). Or au moment du sondage (en début de campagne), les deux partis se trouvaient pratiquement à égalité au Québec. Enfin, en 2015, où la question concernant l’avance d’un parti au niveau fédéral, la moitié des répondants ont estimé que le PLC était en avance, mais 35 % ont pensé que c’était plutôt le PCC. Au début du sondage, le PLC venait de se placer en tête. En somme, les répondants qui disaient avoir vu, lu ou entendu parler des sondages avaient une idée assez juste des résultats. Ils en avaient vraiment pris connaissance.

Les répondants font-ils confiance à l’information que les sondages leur fournissent ? Dans les sondages des deux élections provinciales, nous avons demandé aux répondants s’ils se fiaient aux sondages pour savoir qui allait gagner l’élection. Quelque 60 % des répondants ont dit qu’ils se fiaient un peu, assez ou beaucoup aux sondages. La confiance dans les sondages a été mesurée différemment dans les campagnes fédérales de 2008 et de 2015. Les répondants devaient indiquer s’ils étaient d’accord ou non avec un énoncé sur la fiabilité des informations données par les sondages. En 2008, 69 % des répondants ont estimé que ces informations étaient très ou assez fiables, mais seulement 52 % ont été de cet avis en 2015. Aucune question sur la fiabilité des sondages n’a été posée durant la campagne de 2011.

Enfin, on a demandé aux personnes si, d’après eux, les sondages étaient une bonne ou une mauvaise chose pour les électeurs. La proportion de répondants jugeant que les sondages étaient une très ou une assez bonne chose a varié entre 60 % et 70 % dans les différents sondages.

Qui prête attention aux sondages ?

Les personnes qui disent avoir lu ou entendu parler des sondages sont-elles peu intéressées, un peu paresseuses, voulant « suivre la parade » sans trop se poser de questions, ou sont-elles plutôt informées et intéressées, désirant utiliser l’information pour « ne pas perdre leur vote » ? Pour que les électeurs puissent « suivre la parade », il faut qu’un leader ait émergé. Lors de la campagne électorale de 2007, le PLQ était en forte avance au début, mais cette avance a fondu en cours de route. Six sondages seulement ont été publiés durant la période, et ils ne montraient pas clairement que la course était serrée. Par contre, en 2012, les sondages ont révélé une course serrée entre les trois principaux partis tout au long de la campagne.

Pour ce qui est des élections fédérales en 2008 et en 2011, le gagnant de l’élection ressortait clairement au Québec en fin de campagne. Toutefois, pendant la campagne, le fort mouvement dans les intentions de vote permettait difficilement d’y voir clair. En 2015, il y a eu une vague libérale dans l’ensemble du Canada, mais seuls les derniers sondages ont confirmé que cette vague avait lieu également au Québec. Les personnes qui ont tendance à prendre connaissance des sondages quand un mouvement se dessine dans les intentions de vote ont-elles un profil différent de celles qui y prêtent attention lorsqu’ils fournissent des informations ambiguës et ne montrent pas de mouvement ?

La figure 1 montre que le profil des personnes qui disent avoir lu ou entendu parler des sondages est similaire dans toutes les élections. La prise de connaissance des sondages augmente généralement avec l’âge. La seule exception est la campagne électorale provinciale de 2012, après la grève étudiante, où il n’y a pas de différence selon l’âge. Les femmes ont tendance à porter une moindre attention aux sondages que les hommes. Enfin, les francophones ont plus tendance à prendre connaissance des sondages, de 1,6 à 2,3 fois plus que les non-francophones.

La figure 2 montre que, toutes élections confondues, les personnes qui ont lu ou entendu parler des sondages se caractérisent à la fois par un niveau de scolarité plus élevé et un plus fort intérêt pour la campagne. En effet, les personnes qui détiennent un diplôme universitaire ont près de deux fois — et jusqu’à six fois — plus tendance à prêter attention aux sondages. Cette tendance augmente de 1,5 à 2,3 fois avec chaque degré d’intérêt supplémentaire pour la campagne quand l’intérêt est mesuré sur une échelle en quatre points, et de 1,2 fois plus en 2015 lorsque l’intérêt est mesuré sur une échelle de zéro à dix.

On peut estimer la probabilité qu’un individu type ait pris connaissance des sondages en utilisant les coefficients des régressions logistiques. Notre individu type est un homme francophone de 65 ans et plus, qui a une scolarité universitaire et est très intéressé par la campagne. Dans l’élection de 2015, il y avait une probabilité de 92 % qu’il ait pris connaissance des sondages ; cette probabilité était de 88 % pour les femmes ayant les mêmes caractéristiques, et de 87 % pour les non-francophones. Par contre, elle serait de 54 % si notre individu type n’était pas du tout intéressé par la campagne, et de seulement 38 % s’il n’avait pas fait d’études postsecondaires et n’avait pas d’intérêt pour la campagne. C’est dire l’importance du niveau d’éducation et de l’intérêt pour la campagne dans la consultation des sondages.

L’hypothèse voulant que les sondages soient utiles aux « personnes paresseuses » et peu intéressées par la campagne est bien ancrée dans l’opinion publique comme dans le discours politique et médiatique, et s’y maintient depuis très longtemps. Or nos résultats indiquent le contraire, confirmant ceux d’autres chercheurs avant nous. Ils montrent, du moins pour ce qui est du Québec, que les personnes qui disent avoir lu les résultats des sondages ou en avoir entendu parler sont des personnes plus instruites et plus intéressées que la moyenne par la campagne électorale.

À quoi servent les sondages ? Dans les deux sondages de 2007, nous avons demandé aux répondants pourquoi ils pensaient que les sondages étaient une bonne ou une mauvaise chose pour les électeurs. Près des deux tiers de ceux qui voyaient les sondages d’un œil positif donnaient comme raisons des éléments d’information : les sondages fournissent de l’information sur l’ensemble du Québec, sur la campagne elle-même comme sur les enjeux ; ils font augmenter l’intérêt pour l’élection. L’autre tiers mentionnait l’influence positive des sondages sur les gens : ils aident les électeurs indécis, amènent les électeurs à questionner leurs positions ou à se rassurer sur celles-ci ; ils influencent les partis politiques et leurs leaders.

Parmi les répondants qui estimaient que les sondages étaient une mauvaise chose, trois quarts évoquaient des éléments relatifs à l’influence présumée des sondages : ils amèneraient les gens à changer d’idée, à voter pour celui qui est en tête et à ne pas se préoccuper suffisamment des enjeux. Un quart des répondants mentionnaient des éléments d’information, considérant l’information comme non fiable, manipulée, inutile. Cela confirme qu’une partie des électeurs, minoritaire, pensent que les sondages exercent une influence indue, non désirable, sur le vote. Mais le fait de prêter attention aux sondages amène-t-il les électeurs à modifier leur opinion ou à ne pas aller voter ? Un prochain article abordera ces questions.

Photo : Shutterstock / Lienhard.Illustrator


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Claire Durand
Claire Durand est professeure titulaire au département de sociologie à l’Université de Montréal et ancienne présidente l’Association mondiale pour la recherche sur l’opinion publique. Twitter @clairedurand
John Goyder
John Goyder est professeur retraité du Département de sociologie et d’études juridiques de l’Université de Waterloo.
Jean-François Daoust
Jean-François Daoust est professeur adjoint à l’Université de Sherbrooke (École de politique appliquée) et professeur honoraire à l’Université d’Edimbourg.
André Blais
André Blais est professeur émérite au Département de science politique de l’Université de Montréal.

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