(Cet article a été traduit de l’anglais.)

Vouloir, c’est pouvoir.
— Vieux proverbe anglais

Par une journée type de 1997, 3 825 jeunes de 12 à 17 ans purgeaient une peine dans les établissements correctionnels pour adolescents du Canada. En 2015, ce nombre avait reculé de 86 % pour s’établir à 527, ce qui représente une baisse de 157 à 23 par 100 000 jeunes de ce groupe d’âge. Cette réduction marquée témoigne d’une réussite dont les leçons pourraient s’appliquer à d’autres secteurs des politiques publiques. En particulier, elle aiderait à expliquer notre incapacité de réduire le taux d’incarcération des adultes et de détention provisoire des jeunes.

Car le contraste est frappant entre les taux d’incarcération des jeunes et des adultes de 18 ans et plus, comme l’illustre la figure 1 (qui comprend des estimations lorsque les données de certaines années et provinces n’étaient pas disponibles, surtout pour ce qui est de la détention provisoire des jeunes).

La nette diminution du taux d’incarcération des jeunes n’est pas le fruit du hasard. Elle remonte au moins à 1965, année où un comité du ministère de la Justice suggère d’incarcérer les adolescents uniquement en « dernier recours ». Par la suite, des propositions législatives (en 1970) et des rapports de comités (en 1975) recommandent aussi de limiter le recours aux tribunaux et à la prison pour les jeunes. Quelque temps après, les libéraux (en 1977) et les conservateurs (en 1979) publient les grandes lignes de leurs propositions (très semblables) visant à remplacer la loi sur la justice pour les jeunes. Sans surprise, les deux ensembles de recommandations préconisent de limiter le recours aux tribunaux et à la prison. Tout est en place pour de vastes changements.

La Loi sur les jeunes contrevenants (LJC) de 1982, entrée en vigueur en 1984, se démarque de la précédente en imposant la retenue en matière d’incarcération. Mais elle ratera cet objectif. En 1994, en deuxième lecture des amendements à la LJC, le ministre de la Justice Allan Rock reconnaît que cette loi a essentiellement échoué à contrôler ou à limiter le placement sous garde.

L’objectif déclaré [de la Loi sur les jeunes contrevenants] était d’éviter la détention des jeunes qui ont des démêlés avec la justice en privilégiant des mesures de réadaptation positives et fondées sur le soutien communautaire […] Pour l’essentiel, nous n’avons pas tenu cette promesse. En fait, le niveau et l’étendue du placement sous garde pour les jeunes contrevenants jugés coupables par un tribunal de la jeunesse sont beaucoup plus importants que nous l’avions prévu. Plus de 30 % de ceux qui sont reconnus coupables […] doivent purger une peine avec détention.[notre traduction]

À notre avis, l’échec de la LJC s’explique en partie par un texte qu’on pourrait qualifier d’« incitatif », au sens où il suggère la retenue sans l’imposer. Sur le recours à l’incarcération, par exemple, la loi instruit les tribunaux de « rendre s’il y a lieu des décisions sans placement sous garde » pour les infractions mineures et d’imposer l’incarcération uniquement « après avoir examiné toutes les sanctions substitutives raisonnables dans les circonstances » [nos italiques]. Il faut attendre le milieu des années 1990 pour qu’un texte plus prescriptif interdise la détention. C’est ainsi qu’en vertu d’un amendement de 1994, « la détention sous garde avant le prononcé de la peine ne doit pas se substituer à des services de protection de la jeunesse ou de santé mentale, ou à d’autres mesures sociales plus appropriées » [nos italiques].

Outre l’amendement à la LJC, le ministre de la Justice de l’époque demande au Comité de la justice de la Chambre des communes d’examiner en profondeur le système de justice pour les jeunes. Parallèlement, un comité fédéral-provincial-territorial mène son propre examen. Leurs recommandations, respectivement publiées en 1997 et 1996, diffèrent quelque peu. Mais les deux comités recommandent de réduire le recours aux tribunaux et à l’incarcération. Dès le milieu des années 1990, la nécessité de modifier la législation en faveur d’une plus grande retenue est donc bien établie.

La Loi sur les jeunes contrevenants a permis de limiter le recours aux tribunaux de la jeunesse et à l’incarcération des adolescents. La détention est désormais assujettie à des conditions explicites et très restrictives.

En mai 1998, le gouvernement réagit par une décision inattendue : élaborer une nouvelle loi au lieu de modifier la LJC. Déposée en mars 1999, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents (LSJPA) comprend un mécanisme assurant le recours limité aux tribunaux et à l’incarcération. Elle établit que la police « doit » examiner le recours à des mesures extrajudiciaires (avertissement, mise en garde ou autre) pour toute infraction commise par un jeune. Mais, précise-t-elle, « le fait pour l’agent de police de ne pas [examiner d’autres options que l’inculpation] n’a pas pour effet d’invalider les accusations portées ultérieurement contre l’adolescent pour l’infraction en cause ». Surtout, la détention est désormais assujettie à des conditions explicites et très restrictives : la formulation des objectifs communs n’est plus simplement incitative, elle est spécifique et opérationnelle.

Moncton, jeudi 14 février 2002 : le solliciteur général Lawrence MacAulay (à gauche) et le ministre de la Justice Martin Cauchon à la sortie d’une réunion sur le financement concernant la mise en œuvre de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, approuvée le 19 février 2002. CP PHOTO / Moncton Times & Transcript / Greg Agnew.

Il est aussi important de noter que la LSJPA n’entre en vigueur que quatre ans plus tard. Ce délai permet à Ottawa de s’assurer que chaque responsable de l’administration de la justice pour les jeunes comprend l’ampleur des changements à opérer pour se conformer à la loi. Ottawa crée et finance de vastes programmes de formation pour les juges, tout en élaborant les nouveaux programmes qui suppléeront au processus judiciaire établi. Désormais, le principe directeur est de limiter le recours aux tribunaux et au placement sous garde. On institue même un prix récompensant les projets policiers novateurs qui éloignent les jeunes des tribunaux (il sera attribué pour la première fois en 2000, près de trois ans après l’entrée en vigueur de la loi).

Cette période préparatoire a produit d’importants avantages. Tout d’abord, le nombre de jeunes inculpés par la police a diminué dès 1998 (figure 2).

Et la proportion des jeunes condamnés à l’incarcération a commencé à reculer (figure 3).

Le succès de la LSJPA a donc été instantané. Les trois figures montrent ainsi que le taux d’inculpation a baissé dès 2003, année d’entrée en vigueur de la loi. Et les effets à long terme sont tout aussi importants. De 1998 à 2015, les inculpations consécutives aux délits recensés par la police ont baissé de 63 à 45 %. Et durant la même période, le nombre de jeunes reconnus coupables puis placés en détention après leur condamnation a reculé de 29 à 16 %, malgré la proportion accrue d’affaires avec verdict de culpabilité pour violence (dont le taux est passé de 21 à 30 %).

Bref, moins de jeunes ont attiré l’attention de la police, qui en a inculpé une moindre proportion ; chez les jeunes traduits en justice, un plus grand nombre d’affaires ont été retirées ; et moins de jeunes reconnus coupables ont été mis en détention.

Trois raisons expliquent cette diminution de l’incarcération des adolescents. Premièrement, l’idée voulant qu’il est préférable d’éviter leur incarcération s’est largement imposée entre le milieu et la fin des années 1990. Deuxièmement, le texte « incitatif » de la loi est devenu plus directif et « opérationnel » afin d’enclencher de réels changements. Enfin, le gouvernement a pris des mesures de soutien, de formation et de financement qui ont favorisé l’évolution durable des mentalités. Cette baisse des taux d’incarcération, qui se poursuit à ce jour, témoigne clairement d’une transformation à long terme de l’administration de la justice pour la jeunesse.

Pour étayer l’autre volet de notre argumentaire, soulignons toutefois que la détention provisoire des jeunes n’a guère diminué. Au contraire, en fait, puisque 56 % des jeunes détenus l’étaient de façon provisoire en 2015, contre 35 % en 2003. Or, même s’il était question de détention provisoire dans la LSJPA de 2003, on y a prêté peu d’attention. Et d’autres modifications apportées en 2012 ont apparemment été ignorées. La leçon semble claire : modifier la loi n’entraîne pas nécessairement de vrais changements. À cet égard, nous croyons que les dispositions concernant la détention provisoire étaient trop faibles et que la loi était insuffisamment prescriptive. De plus, les mesures de soutien, de formation et de financement étaient tout aussi insuffisantes pour infléchir les décisions de justice applicables aux jeunes à ce stade du processus pénal. En somme, la détention provisoire est restée le parent pauvre de la loi, et son augmentation est passée presque inaperçue pendant au moins une décennie.

Tout compte fait, le Canada est parvenu à réduire l’incarcération des jeunes, mais cette réussite contraste fortement avec son échec auprès des adultes. Depuis plus d’un siècle que de nombreux comités et commissions les exhortent à privilégier la retenue, nos gouvernements n’ont jamais pris de mesures fermes pour réduire l’incarcération des adultes. On trouve aujourd’hui l’expression de cette réticence dans le refus du gouvernement de Justin Trudeau de modifier quoi que ce soit aux peines minimales obligatoires, même s’il s’est engagé à mettre en œuvre toutes les recommandations de la Commission de vérité et réconciliation qui relèvent de sa compétence. Dans l’article 32 de son Appel à l’action, la Commission demande pourtant à Ottawa de permettre expressément aux juges de déroger à l’imposition de ces peines minimales. Sans résultat. Et parmi les raisons qui expliquent selon nous cette inaction, on peut difficilement exclure l’absence de volonté politique.

Certes, la législation préconise de recourir avec retenue à l’incarcération des adultes. Mais le texte de la loi, en grande partie « incitatif », permet toujours d’incarcérer les auteurs d’infractions mineures. Et rien ne laisse entrevoir une action coordonnée ― juridique, pédagogique et culturelle ― qui susciterait une transformation analogue à celle qu’a connue la justice pour les jeunes de 1994 à 2003.

D’où cette leçon pour quiconque souhaite réduire les taux d’incarcération : tout changement nécessite le ferme engagement des gouvernements. En témoigne l’impressionnante réussite des 20 à 25 dernières années, qui a permis une réduction marquée du recours aux tribunaux et à l’incarcération des jeunes. Mais il semble que le Canada ne manifeste (pour l’instant) aucune volonté politique de faire bouger les choses dans d’autres secteurs d’intérêt public.

Cet article fait partie du dossier Une vision élargie de la réforme du système de justice pénale.

Photo: L’établissement à sécurité moyenne de Joyceville, à Kingston, Ontario, le 24 janvier 2018. La Presse canadienne / Lars Hagberg.


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Anthony Doob
Anthony Doob est professeur émérite au Centre de criminologie et d’études sociojuridiques de l’Université de Toronto.
Jane Sprott
Jane Sprott est professeure au Département de criminologie de l’Université Ryerson.
Cheryl Webster
Cheryl Webster est professeure au Département de criminologie de l’Université d’Ottawa.

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