
« J’ai parlé au gouverneur Trudeau (…) ils n’ont pas de protection militaire (…) les gens sont en danger (…) ils ont besoin de protection. »
Cette phrase, prononcée par Donald Trump à Fox News le 11 mars 2025, illustre bien ce que semble être devenue la politique américaine depuis quelques mois : un vaste racket, plaçant des loyalistes incompétents aux postes clés et sapant les institutions. Le Congrès républicain suit, la Cour suprême protège, et les pays alliés deviennent des cibles. Ce basculement marque-t-il la fin de l’ordre démocratique façonné de longue date aux États-Unis ?
Dans son essai percutant publié en 1985, le sociologue américain Charles Tilly soutenait qu’aux origines du système interétatique, faire la guerre et construire l’État relevaient de la même logique que le crime organisé. Un homme fort et ses acolytes offraient leur protection à des communautés en échange de leur subordination, une offre que peu de gens osaient refuser.
Le pire scénario aurait été qu’aucun chef de guerre ne parvienne à dominer ses rivaux, entraînant une guerre généralisée, un chaos rappelant l’état de nature tragique décrit par le philosophe Thomas Hobbes, où la vie devient « solitaire, misérable, dangereuse, cruelle et brève ». Les Haïtiens vivent aujourd’hui ce cauchemar.
Plus prometteuse était la voie de sortie qui permettait à un groupe armé de prendre le contrôle et de devenir assez puissant pour accepter de convertir sa domination par la force en autorité reconnue ancrée dans des institutions et des normes sociales. Pour produire cet équilibre et limiter les abus de pouvoir, il fallait toutefois que les élites et le peuple se mobilisent et imposent aux dirigeants politiques la reconnaissance de droits, de règles du jeu et d’un cadre constitutionnel. Ce qui n’était au départ qu’un racket pouvait alors donner naissance à un régime démocratique.
Ce contrôle circonscrit, basé sur ce que le sociologue Max Weber appelait le monopole de la violence légitime, ne pouvait s’établir que sur un territoire. L’enjeu consistait donc aussi à définir et à faire reconnaître des frontières. En principe, les pays les plus vastes, dotés d’une capacité militaire supérieure, auraient dû dominer au détriment de petits États, voués à disparaître. En pratique, nombre de petits États ont survécu, grâce aux rivalités et aux alliances propres au système interétatique. Et le système international s’est lui-même transformé. Comme l’explique le politologue G. John Lkenberry dans son livre After Victory, publié en 2001, au sortir des grandes guerres — et notamment en 1945 — les États victorieux ont créé des règles quasi constitutionnelles pour partager le pouvoir et légitimer un ordre international conforme à leurs principes et à leurs préférences. La loi du plus fort ne disparaissait pas, mais sur le plan international, comme sur le plan interne, elle était circonscrite et encadrée par la force de la démocratie et la quête de la légitimité.
J’ai longtemps cru que cette longue évolution en faveur de la démocratie et d’un ordre international pacifié et libéral était, en pratique, irréversible. Les démocraties plus récentes, souvent dans des pays plus pauvres, restaient plus instables et les guerres n’étaient pas éradiquées, mais les vieilles démocraties des pays riches étaient solides, stables, et ne se feraient plus la guerre. Même la remise en question des acquis sociaux plus récents apparaissait improbable. Dans les années 1980, Margaret Thatcher a ralenti le développement de l’État-providence britannique, mais elle n’a pas présidé à un retour en arrière. En fait, de nouveaux programmes se sont ajoutés et les dépenses sociales ont continué d’augmenter.
Généralement, dans les démocraties, la droite et la gauche acceptent un cadre commun favorisant la souveraineté du peuple, l’égalité hommes-femmes, les droits des minorités et une protection sociale plus ou moins universelle. Les deux côtés débattent principalement des modalités de mise en œuvre de ce cadre institutionnel en évolution.
Ce n’est plus vrai aujourd’hui. Les États-Unis, encore la première puissance mondiale, mettent à mal l’ordre mondial libéral qu’ils ont pourtant favorisé depuis près d’un siècle. Ils saccagent leurs propres institutions démocratiques pour revenir à une pratique politique de plus en plus proche du crime organisé. Le sort réservé le 28 février dernier au président ukrainien Volodymyr Zelensky, véritable héros du combat pour la démocratie et pour un ordre international libéral, marquait clairement la fin d’un système international autrefois défendu par un gouvernement américain du bon côté de l’histoire. Il annonçait aussi le retour brutal à un monde où la politique n’est guère plus qu’un racket au profit de bandits à cravate.
Les gestes posés en quelques semaines par le président Trump donnent le vertige. Il a d’abord nommé des personnes sans envergure ni compétence à la tête de plusieurs agences, dans le but de prendre le contrôle de l’armée, du renseignement, de la police et de la justice. Pour les fonctions plus progressistes de l’État, il a choisi des personnes connues pour leur opposition à la mission qui leur était confiée, nommant un secrétaire antivaccin à la Santé et un promoteur de l’exploitation des énergies fossiles à l’Environnement. Parallèlement, des mises à pied massives ont touché l’administration de la santé, de la recherche, de la sécurité sociale et de la collecte des impôts. À l’échelle internationale, les États-Unis ont quitté l’Organisation mondiale de la santé et font tout ce qu’ils peuvent pour affaiblir l’OTAN. Les alliés d’hier sont devenus des ennemis. Les Américains votent maintenant à l’ONU, comme la Russie et la Corée du Nord.
Il ne s’agit pas uniquement de Donald Trump. Les Républicains accompagnent le président, pendant que les Démocrates semblent être aux abonnés absents. Le Congrès accepte pratiquement tout ce qui vient de la Maison-Blanche, la Cour suprême a établi que le président pouvait commettre des crimes impunément s’il s’agissait d’actes officiels pendant qu’il est au pouvoir, et les médias de droite reflètent les allégeances de leurs auditeurs. Une majorité d’électeurs, faut-il le mentionner, a aussi voté pour les auteurs de ce virage.
Pour le Canada, la situation apparaît catastrophique. L’allié et partenaire d’hier a déclaré une guerre commerciale contre le pays et remet en question ses frontières et sa souveraineté. Jamais l’intégrité et l’autonomie du Canada n’ont été aussi menacées. Trois puissances dominent maintenant le monde : les États-Unis, la Chine et la Russie. Chacune envisage d’agrandir son territoire aux dépens de ses voisins, nous ramenant à un monde que je croyais révolu.
Les pays menacés peuvent toujours évoquer la démocratie et les règles du droit international, mais celles-ci sont en recul et ne font pas le poids aux yeux de ceux qui veulent justement s’en débarrasser. Il faut donc compter sur ce qui a contribué à la naissance d’un ordre démocratique et libéral : la mobilisation concertée des élites et des peuples.
Idéalement, on pourrait souhaiter une réaction des Américains eux-mêmes, puisqu’ils sont à l’épicentre de la catastrophe. Des assemblées publiques houleuses annoncent peut-être un début de protestation. À terme, la présidence Trump pourrait aussi s’écrouler sous le poids de son incompétence. Mais rien n’est gagné. Les Canadiens doivent donc miser sur leurs forces, en lien avec les autres démocraties du monde, notamment avec l’Europe. Ce ne sera pas facile, mais une telle mobilisation demeure la meilleure riposte à la résurgence de la politique comme forme de crime organisé.