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Évaluer l’héritage d’un premier ministre après près d’une décennie au pouvoir n’est pas une tâche facile. Le mandat de Justin Trudeau s’est déroulé dans un contexte de relative instabilité économique, de turbulences mondiales et de perturbations inédites causées par la pandémie. Comme pour tout dirigeant de longue date, son bilan est contrasté, et chacun en retiendra des éléments différents selon ses priorités. Le Canada a-t-il fondamentalement changé depuis son arrivée au pouvoir en 2015 ?

La réponse dépend du point de vue adopté. Ceux qui privilégient la croissance économique souligneront la stagnation, le déficit structurel et une efficacité gouvernementale en déclin. En revanche, ceux qui mettent l’accent sur les politiques sociales pointeront des avancées notables, comme la réduction de la pauvreté, en particulier chez les enfants, et un congé parental plus flexible pour les jeunes familles. Son gouvernement a éliminé certains crédits d’impôt inefficaces de l’ère Harper et introduit une certaine progressivité dans l’impôt sur le revenu. Toutefois, il a aussi conçu une Prestation canadienne pour les personnes handicapées à rabais et s’est trop souvent immiscé dans des champs de compétence provinciale.

Finalement, l’impact de Trudeau semble relever davantage d’ajustements modestes que de changements transformationnels.

Des avancées contre la pauvreté et les inégalités

L’un des effets les plus tangibles du gouvernement Trudeau a été son action en matière de réduction de la pauvreté. Lorsqu’il est arrivé au pouvoir en 2015, le Canada ne disposait pas d’une définition officielle de la pauvreté. Son gouvernement en a instauré une et a amélioré la collecte de données pour mieux cerner les disparités entre les groupes démographiques.

Depuis, les taux de pauvreté ont significativement diminué dans la plupart des catégories. Chez les enfants, par exemple, il est passé de 16,3 % en 2015 à 9,9 % en 2022. Les taux de pauvreté chez les aînés et les nouveaux arrivants ont également connu des baisses notables. La mise en place de l’Allocation canadienne pour enfants a joué un rôle clé dans ces réductions, offrant une aide plus ciblée et généreuse que les programmes précédents.

Cependant, la répartition globale des revenus au Canada est restée pratiquement inchangée. Les principaux indicateurs d’inégalité ont à peine bougé, et la part du revenu national attribué aux plus riches et aux plus pauvres est quasi identique à celle de 2015. Si le discours initial de Trudeau laissait entrevoir une volonté de transformation en profondeur, les résultats ont été plus graduels que révolutionnaires. Son gouvernement a supprimé certains crédits d’impôt et relevé les taux d’imposition pour les revenus les plus élevés dans le but de rendre le système plus équitable, mais ces mesures n’ont pas modifié de façon significative le paysage des inégalités.

Un bilan macroéconomique mitigé

Trudeau a pris les rênes du pays dans un contexte de ralentissement économique dû à la chute des prix du pétrole. Son gouvernement a misé sur des mesures de relance et un soutien financier direct aux industries et aux travailleurs en difficulté. Grâce à ces interventions, les régions productrices de pétrole et l’économie canadienne dans son ensemble ont évité une crise majeure. Cependant, sa stratégie pour assurer une croissance durable à long terme a été moins fructueuse.

Le PIB par habitant, un indicateur clé du progrès économique, est en stagnation. Bien que la croissance globale du PIB ait été positive, l’augmentation rapide de la population a dépassé l’expansion économique, entraînant des gains plus faibles par personne. Avant la pandémie, toutes les récessions canadiennes depuis 1981 avaient été suivies d’une reprise marquée par une croissance du PIB par habitant supérieure à la moyenne. Cette tendance ne s’est pas avérée après la Covid-19. En 2023, le PIB par habitant était d’environ 3 000 $ inférieur à ce que prévoyaient les tendances historiques.

L’un des principaux facteurs de cette stagnation est le sous-investissement dans les secteurs favorisant la productivité. La Banque du Canada a mis en garde concernant l’urgence d’améliorer la formation de la main-d’œuvre, l’efficacité du marché du travail et les politiques de concurrence pour assurer la santé économique à long terme du pays.

L’immigration, moteur économique traditionnel, a aussi posé des défis. Le gouvernement Trudeau a considérablement augmenté les niveaux d’immigration, mais le financement des services d’accueil par personne admise a diminué de moitié par rapport à l’ère Harper. Ce déséquilibre a sans doute alimenté les inquiétudes sur l’intégration économique des nouveaux arrivants et la baisse du soutien public à une politique d’immigration ouverte.

Une administration gouvernementale en expansion

Sous Trudeau, l’État fédéral a pris de l’ampleur, tant en ce qui concerne sa taille que ses dépenses. Les dépenses fédérales sont passées de 280,5 milliards de dollars en 2014-2015 à 521,5 milliards en 2023-2024. Les recettes publiques, en proportion du PIB, ont également augmenté, passant de 14 % à 16,6 %, reflétant un gouvernement plus enclin à taxer et à dépenser que son prédécesseur.

Cependant, cette expansion ne s’est pas nécessairement traduite par un État plus efficace. Malgré l’augmentation des dépenses, rien ne prouve que l’administration fédérale soit devenue plus performante. L’effectif de la fonction publique a crû, mais la part des dépenses fédérales consacrée aux opérations est restée stable à 26,8 %, soit exactement le même niveau qu’à la fin du gouvernement Harper. De plus, la part des dépenses publiques allouée aux fonctionnaires (salaires, avantages sociaux, etc.) a en fait diminué, passant de 14 % en 2014-2015 à un peu moins de 11 %. Cette baisse ne s’est pas réflétée par une hausse des dépenses en consultants externes, qui représentaient 3,8 % des dépenses totales en 2014-2015 et 3,6 % à la fin du mandat de Trudeau.

Parallèlement, les frustrations des Canadiens face aux services publics – passeports, assurance-emploi et autres – ont pris une place grandissante dans le débat politique, alimentant les appels à des compressions budgétaires massives pour « réparer » un système jugé défaillant. En fin de compte, la capacité de l’État fédéral à fournir des services ne semble ni meilleure, ni pire qu’en 2015.

Quel avenir ?

Les risques géopolitiques restent une préoccupation majeure. Le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche bouleverse les relations entre le Canada et les États-Unis, notamment sur les plans du commerce et de la défense. Le pays n’est pas mieux préparé qu’en 2015 à affronter une administration américaine hostile ou d’autres crises majeures, ce qui alimente les inquiétudes quant à sa vulnérabilité économique et sécuritaire.

Le gouvernement Trudeau ne sera peut-être pas reconnu comme un gouvernement de transformations radicales. Pour ceux qui croyaient en ses promesses ambitieuses de 2015, son bilan pourra sembler décevant. Pour ceux qui redoutaient des changements radicaux dans le paysage politique et économique canadien, il pourra au contraire apparaître rassurant. Finalement, son héritage est celui d’un changement mesuré, parfois inégal.

L’analyse détaillée de Jennifer Robson sur l’héritage de Justin Trudeau au sein du gouvernement est disponible ici (en anglais).

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Jennifer Robson
Jennifer Robson est chercheuse invitée à lInstitut de recherche en politiques publiques, professeure agrégée au programme détudes supérieures Riddell en gestion politique à lUniversité Carleton à Ottawa, et chercheuse invitée McConnell 2024-25 à lÉcole Max Bell de politique publique de lUniversité McGill. Twitter @JenniferRobson8 

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