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Quel est la somme des politiques fiscales de l’ère Trudeau? Peu importe le jugement politique qui sera porté, les neuf années passées à la tête du pays ont changé sa trajectoire budgétaire. Le bilan qu’on en retire est, pour le meilleur et pour le pire, l’héritage fiscal du premier ministre démissionnaire.
Un premier mandat marquant
S’il n’y avait une seule mesure fiscale marquante à retenir du legs de Justin Trudeau, ce serait l’allocation canadienne pour enfants, mise en place au début de son premier mandat. Cette prestation, qui visait à « aider les familles à revenu faible ou moyen à joindre les deux bouts », a notamment remplacé la prestation universelle pour la garde d’enfants et la baisse d’impôt pour les familles introduites par le gouvernement précédent, ainsi que la prestation fiscale canadienne pour enfants.
C’est notamment cette mesure qui a permis de réduire significativement le taux de pauvreté des ménages avec enfants entre 2015 et 2022. Par exemple, le taux de pauvreté des moins de 18 ans au sein d’un couple avec enfants a diminué de 13,2 % à 6,8 %, et de 39,2 à 26,9 % au sein d’une famille monoparentale ayant une femme à leur tête.
Le premier mandat a aussi été marqué par la modification du 2e barème d’impôt, de 22 % à 20,5 %, pour offrir une baisse « pour la classe moyenne ».
Ce mandat a aussi vu, en 2019, le gouvernement Trudeau mettre en place une tarification carbone applicable dans les provinces n’ayant pas déjà un mécanisme équivalent. La taxe carbone a été jumelée à une remise pour les résidents de ces provinces. En 2024, une personne seule pouvait recevoir un montant allant de 380 $ au Nouveau-Brunswick jusqu’à 900 $ en Alberta.
C’est également dans le premier mandat qu’ont été bonifiés, avec l’appui des provinces, le Régime de pension du Canada et le Régime de rentes du Québec pour les générations futures. La pension de sécurité de la vieillesse a aussi été majorée pour les ainés âgés de 75 ans et plus.
Évidemment, on ne peut passer sous silence les prestations mises en place durant la pandémie de COVID-19, de la Prestation canadienne d’urgence (PCU) aux diverses subventions pour les entreprises, incluant les subventions pour les salaires et le loyer. Le gouvernement avait la capacité d’agir et il a agi.
Évidemment, tout cela s’est fait dans un contexte d’interventionnisme accru.
Un interventionnisme accru financé par des déficits
Depuis qu’il a pris la tête du pays, le gouvernement de Justin Trudeau n’a jamais présenté un budget équilibré. Le Parti libéral avait gagné les élections de 2015 en indiquant qu’il enregistrerait des « déficits modestes pendant trois ans pour pouvoir investir dans la croissance de la classe moyenne et offrir un plan crédible d’équilibre budgétaire en 2019 ».
Malgré cette déclaration d’intention, à aucun moment une date de retour à l’équilibre budgétaire n’a été fixée. Évidemment, les mesures mises en place pour combattre la COVID-19, jumelées à la hausse des taux d’intérêt, ont contribué aux déficits répétés.
Mais d’abord et avant tout, le gouvernement Trudeau a choisi d’être plus interventionniste.
Lorsque les libéraux ont pris le pouvoir en 2015, les dépenses fédérales en proportion du PIB étaient de 14,1 %. En 2023-2024, la dernière année où les données sont officielles, ce pourcentage avait grimpé à 17,8 %. Le poids des recettes fiscales d’Ottawa a lui aussi augmenté, mais dans une mesure moindre. Il est passé de 14,0 % à 15,7 % du PIB pendant la même période.
La différence entre les deux, soit le déficit, se situe à 2,1 % en 2023-2024. À la taille de l’économie canadienne, ces quelques points de pourcentage représentent des dizaines de milliards de dollars qui s’ajoutent à la dette.
Un déficit structurel en hausse
Une autre façon de mesurer l’impact des politiques d’un gouvernement est de comptabiliser son déficit structurel, qu’on pourrait définir simplement comme l’écart négatif qui subsisterait entre les revenus et les dépenses si le niveau réel de l’activité économique était égal au niveau potentiel. Autrement dit, sans les impacts d’événement exceptionnels comme une pandémie ou d’une crise économique sur les revenus et les dépenses d’un gouvernement.
Quelle est la situation pour le gouvernement fédéral ?
Les données les plus récentes des Tableaux de référence financiers indiquent que le déficit fédéral en 2023-2024 s’élève à 62,8 milliards $ une fois qu’on a retiré les éléments conjoncturels. À titre illustratif, le déficit structurel n’a pas dépassé 34 milliards $ durant les années pandémiques.
Mesuré en proportion de la taille de l’économie, le déficit structurel n’a jamais dépassé 1 % entre 2014-2015 et 2018-2019. Or, en 2023-2024, il atteignait 2,2 %. Il s’agit du plus fort déficit structurel du gouvernement fédéral depuis 1995-1996, quand le ministre des Finances, Paul Martin, avait justement voulu y remédier.
Un gouvernement a tout à fait le droit de vouloir hausser la couverture des services publics et de déployer de nouveaux services publics. Toutefois, le gouvernement fédéral aurait également dû identifier une source de financement pour ses nouvelles initiatives, d’autant que ces dernières sont permanentes.
Il l’a fait en partie, comme en témoigne une liste non exhaustive des changements devant générer des recettes additionnelles : impôt supplémentaire pour les banques et les assureurs-vie; taxe sur les logements sous-utilisés; taxe sur les biens de luxe; taxe sur les services numériques; limitation de la déduction pour petite entreprise sur la base du volume des revenus de placement; resserrement de l’impôt minimum de remplacement; hausse d’un taux d’inclusion du gain en capital.
Ces revenus supplémentaires ne suffisent pas à couvrir l’interventionnisme accru. Mais elles ont néanmoins eu un impact sur la pression fiscale, qui a augmenté.
Un poids fiscal accru par les interventions fédérales
La figure 2 montre l’évolution du poids de la fiscalité au Québec, soit les recettes fiscales collectées par toutes les administrations fiscales en pourcentage du PIB, en 2014 et en 2023. On remarque que si le poids de la fiscalité a augmenté dans l’économie québécoise, c’est essentiellement en raison du relèvement des prélèvements fédéraux, qui sont passés de 11,6 % du PIB en 2014 à 13,7 % en 2023.
La bonification du RRQ a aussi augmenté dans une moindre mesure, pendant que le poids de la fiscalité du gouvernement du Québec demeurait inchangé et que le poids des prélèvements des administrations locales diminuait.
Des ancrages budgétaires sans véritable résistance
Dans sa mise à jour 2023, Chrystia Freeland, qui était alors ministre des Finances, a annoncé qu’elle s’appuierait sur trois ancrages budgétaires.
Le premier était de maintenir le déficit annoncé pour 2023-2024 à un niveau égal ou inférieur à la prévision du Budget de 2023, soit 40,1 milliards $. Le deuxième était d’abaisser le ratio de la dette au PIB en 2024-2025 par rapport à l’énoncé économique de l’automne (42,7 %), et de le maintenir ensuite sur une trajectoire descendante. Le troisième était de continuer la baisse du ratio du déficit sur le PIB en 2024-2025, puis de le maintenir sous 1 % du PIB en 2026-2027 et après.
Un an après la présentation de ces trois ancrages, on peut conclure qu’ils n’ont pas été pleinement respectés. D’abord, le déficit de 2023-2024 a été révisé à la hausse et atteint maintenant 61,9 milliards $. Le déficit pour l’année 2024-2025 a aussi été rehaussé, passant de 39,8 milliards $ à 48,3 milliards $.
L’ancrage concernant la trajectoire descendante du ratio du déficit au PIB a finalement été respecté après coup, mais c’est seulement parce que le déficit de 2023-2024 a explosé.
Certes, la projection du ratio dette-PIB est en décroissance. À l’échelle du G7, le Canada reste aussi le pays dont le poids de la dette pèse le moins lourd sur son économie.
Le flou entourant la révision de l’imposition du gain en capital
Dans le budget 2024, Chrystia Freeland est allée chercher des recettes additionnelles, principalement en réduisant le traitement préférentiel accordé sur les gains en capital. L’impact de ce changement pour les sociétés, les fiducies et les particuliers dépasse les 19 milliards $ sur cinq ans. A priori, cette seule modification aurait dû améliorer la situation budgétaire ou permettre au gouvernement fédéral d’annoncer la mise en place ou le financement d’un programme significatif.
Même si la mesure est en vigueur depuis le 25 juin 2024, le gouvernement n’a toujours pas réussi à la faire adopter. La suite est incertaine. Il faut attendre à la reprise des travaux parlementaires, le 24 mars. À ce moment, le gouvernement pourra déposer un projet de loi ou y renoncer. Même un changement de gouvernement ne signifierait pas nécessairement l’arrêt de mort de la réforme, puisque les annonces en matière fiscale sont généralement réintroduites par un nouveau gouvernement, afin d’assurer la prévisibilité des lois fiscales. D’ici là, le contribuable restera donc dans un grand flou, jusqu’au dénouement final.
La mauvaise idée du congé de TPS
Le congé de TPS apparait comme la pire politique fiscale des dernières décennies. La joute politique et un certain populisme ont prévalu sur la logique économique.
Premièrement, l’objectif d’aider les ménages à faible revenu à lutter contre la hausse du coût de la vie n’est pas atteint, puisque la détaxation de certains produits génère une économie beaucoup plus importante en valeur absolue pour les ménages à revenus élevés. (Par exemple, les ménages les plus riches dépensent 3,1 fois plus pour les repas au restaurant.)
Deuxièmement, elle est inéquitable d’une province à l’autre. Le congé temporaire est de 5 % dans les cinq provinces où la TPS est en vigueur, mais il se situe entre 13 % et 15 % dans les provinces où la TVH s’applique. En plus les provinces qui ont abrogé leur propre taxe de vente pour adhérer à la TVH se retrouvent avec un manque à gagner, sauf si elles sont compensées en vertu des accords de TVH.
Troisièmement, la sélection des produits temporairement détaxés est contestable. Par exemple, alors que plusieurs endroits dans le monde adoptent une taxe sur les boissons sucrées pour décourager leur consommation, un congé de taxe a été appliqué aux boissons gazeuses, et même aux croustilles!
Quatrièmement, elle entraîne des coûts importants pour les commerçants qui, compte tenu du caractère temporaire de la détaxation, devront changer deux fois leurs systèmes informatiques. C’est sans compter les risques d’erreurs de codification, ce qui entraîne un risque accru de cotisation, advenant une mauvaise application des taxes de vente.
L’impact des changements politiques au pays
Compte tenu de l’imminence d’une campagne électorale fédérale de la place qu’occupe actuellement la fiscalité et sa réduction sous une forme ou une autre dans le discours politique (« Axe the tax » / « Supprimer la taxe »), il sera intéressant de voir ce que l’avenir réserve à plusieurs taxes et impôts fédéraux. En outre, la campagne électorale permettra de voir comment les différents partis politiques se positionneront en matière de tarification fédérale du carbone, une mesure-phare de l’ère Trudeau.