Le « Super mardi » du 5 mars dernier a permis à Donald Trump de pousser vers la sortie sa seule opposante à l’investiture républicaine, Nikki Haley. En se retirant de la course, celle-ci a laissé le champ libre à une nouvelle confrontation Biden-Trump en novembre prochain. Mais les jeux sont loin d’être faits : une partie des républicains partage les doutes de Haley sur l’acceptabilité de Trump, et de nombreux démocrates s’inquiètent de l’âge de Biden.
Au lendemain du « Super mardi », le Washington Post présentait de brèves entrevues avec des partisans de Haley pour illustrer la gamme des réactions face à son retrait. Connie Schlundt, par exemple, de Eden Prairie au Minnesota, disait qu’elle était républicaine à 100 % et que son ralliement à Trump ne faisait aucun doute. Cindy Siler de Smith Mountain Lake, en Virginie, se préparait plutôt à voter pour Biden, comme elle l’avait d’ailleurs fait en 2020. Plus étonnant était le témoignage de Micki Stout, de Richmond en Virginie, qui jugeait Trump « irrationnel », « malhonnête » et « franchement inquiétant », mais s’estimait, sans l’expliquer, incapable de voter pour Biden. « Comme en 2016 et 2020, concluait-elle, je vais devoir voter pour Trump. »
Pour rendre compte de ces réactions variées, les politologues parlent depuis longtemps de l’importance des identités partisanes, c’est-à-dire de l’attachement durable à un parti auquel une personne peut s’identifier. Dans l’Étude électorale canadienne, par exemple, on demande aux répondants si, en politique fédérale, ils se considèrent habituellement comme étant libéraux, conservateurs ou autre, et à quel point ils ressentent fortement, ou non, cet attachement partisan.
Établies tôt dans la vie et semblables à nos appartenances à divers groupes sociaux, les identités partisanes résistent aux changements de contexte et de préférences sur des enjeux spécifiques et elles influencent fortement le vote. Elles donnent naturellement de la stabilité aux élections. On sait comment vont voter les républicaines pures et dures comme Connie Schlundt, même quand leur candidate préférée est défaite. On se doute aussi de ce que fera Cindy Siler, qui a déjà voté pour Biden en 2020 et qui n’a manifestement pas la fibre républicaine très prononcée.
Le cas de Micki Stout apparaît plus intrigant. Voilà une électrice qui considère Trump comme malhonnête et dangereux, mais qui vote tout de même pour lui élection après élection. On peut penser qu’elle est aussi une républicaine invétérée, mais il y a peut-être d’autres facteurs qui expliquent sa décision. Sans pouvoir cibler une seule raison, cette électrice semble littéralement incapable d’envisager un vote pour le Parti démocrate.
Pour rendre compte d’un tel blocage, certains politologues parlent depuis quelques années d’un autre type d’identité partisane, qu’ils qualifient de négative. Souvent mesurées par les réponses à une question demandant aux électeurs de désigner les partis pour lesquels ils ne voteraient jamais, ces convictions complètent en quelque sorte les identités positives. Mme Stout, par exemple, explique qu’elle ne pourrait jamais voter démocrate, même s’il en allait de la survie de la démocratie américaine.
Deux mesures aux conséquences distinctes
Dans un livre qui vient de paraître, When Politics Becomes Personal: The Effect of Partisan Identity on Anti-Democratic Behavior, la politologue à l’Université de Géorgie, Alexa Bankert, montre comment les identités partisanes négatives ne sont pas simplement l’autre versant des identités positives. On peut très bien, comme Cindy Siler, s’identifier comme républicaine, mais appuyer à l’occasion le parti opposé. Comme on pourrait être très anti-républicain sans pour autant s’identifier comme démocrate.
Les identités partisanes positives et négatives n’auraient pas non plus les mêmes conséquences. Selon Bankert, les identités positives sont bénéfiques pour la démocratie en encourageant la participation électorale et l’engagement citoyen, alors que les identités négatives engendrent de l’animosité, des conflits et même de la violence. L’idéal dans cette perspective serait que les élites politiques tiennent des discours rassembleurs afin de diminuer la propension des électeurs à entretenir des sentiments négatifs envers leurs adversaires.
Les identités partisanes négatives, explique Bankert, stimulent le mépris, voire la haine de l’autre, et encouragent le ressentiment et l’hostilité. Pourtant, il n’y a rien de foncièrement mauvais à refuser fermement de soutenir un parti. Personnellement, il y a plein de partis pour lesquels je ne voterais jamais. Le Parti républicain, le Likoud, les Démocrates de Suède et le Parti conservateur du Canada figureraient certainement sur ma liste noire. En fait, j’aurais plus de facilité à identifier mes choix négatifs que mes options positives. Je ne crois pas, cependant, que ceci fait de moi un citoyen trempant dans le ressentiment et l’hostilité.
Pour comprendre comment Bankert arrive à de telles conclusions, il faut porter attention à la façon dont elle mesure les identités partisanes.
Plutôt que de reprendre les questions mentionnées plus haut sur les partis qui sont habituellement les nôtres ou pour lesquels on ne voterait jamais, Bankert mesure une palette d’émotions pour développer un indice de présence ou d’absence d’affection envers un parti. Pour jauger les identités négatives, par exemple, elle demande aux répondants s’ils sont d’accord pour dire que « si ce parti fait bien dans les sondages, ma journée est ruinée » ou encore que « si les gens critiquent ce parti, je me sens bien ».
C’est un peu fort de café. Je ne voterais jamais pour les conservateurs, mais mon humeur du jour ne dépend pas de leur succès dans les sondages ou de ce qu’en disent les autres. Avec de telles questions, l’autrice fait des affiliations partisanes une question très émotive. Le résultat est une mesure plus « affective » que « cognitive » qui accentue probablement le côté conflictuel des identités partisanes négatives.
Des attitudes raisonnables
Dans une étude que j’ai réalisée il y a quelques années avec mon collègue Mike Medeiros, nous montrions le caractère somme toute raisonnable des identités négatives mesurées avec les questions classiques sur l’appui aux partis.
Dans ce portrait, les identités négatives reflétaient moins des émotions peu avouables que la force des identités positives et des idéologies. Les plus susceptibles d’avoir une opinion négative d’un parti étaient ceux qui s’identifiaient plus fortement au parti adverse ainsi que ceux qui se situaient à l’opposé de ce parti sur l’échelle droite-gauche. Dit autrement, l’identité partisane était moins une question d’affectivité que d’affinité, une manière pour chaque citoyen de maintenir une certaine cohérence dans ses choix.
L’ouvrage de Bankert contribue au renouvellement de la recherche sur les identités partisanes positives et négatives. Mais son approche plus affective que cognitive jette un regard trop sombre sur les identités partisanes négatives, qui ne sont, après tout, rien de plus qu’une façon pour les électeurs de se positionner dans un paysage politique offrant souvent des choix limités.
Entre Trump et Biden, par exemple, les électeurs se retrouvent avec des options moins que parfaites et doivent jauger le négatif autant que le positif. C’est souvent le moins pire qui l’emporte.