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Les employeurs canadiens sont confrontés à des pénuries historiques de main-d’œuvre. Le taux d’emplois vacants était de 5,6 % au troisième trimestre de 2022, soit près du double du taux moyen de l’année précédant la pandémie (3,2 %). Pire, cette tendance ne devrait pas s’atténuer, car le vieillissement de la population canadienne menace de ralentir la croissance du bassin de main-d’œuvre.

Il n’est donc pas surprenant que des associations d’employeurs aient cité les pénuries de main-d’œuvre comme l’une de leurs principales préoccupations, devant la réforme de l’assurance-emploi (AE) – tant lors de la consultation du gouvernement que lors des ateliers de l’Institut de recherche en politiques publiques (IRPP) sur le sujet. Ces employeurs craignent que faciliter l’accès aux prestations et les rendre plus généreuses ne dissuade certaines personnes d’occuper un emploi, ce qui pousserait à ses limites un marché du travail déjà tendu.

Bien que compréhensibles, ces inquiétudes risquent de faire oublier une perspective importante sur les avantages de la situation actuelle, le fonctionnement du régime d’assurance-emploi et la façon dont il peut créer une main-d’œuvre plus résiliente.

Un marché du travail tendu n’est pas nécessairement une mauvaise chose

L’expression « pénurie de main-d’œuvre » est un peu trompeuse. Le Canada ne manque pas de travailleurs. Au contraire, la population active est plus nombreuse que jamais. Les taux de chômage s’approchent des records historiques et le taux d’activité est pratiquement revenu à ses niveaux d’avant la pandémie.

Si la forte croissance de l’emploi parmi les travailleurs étrangers a joué un rôle important, rien ne prouve que les résidents choisissent de toucher de l’AE plutôt que de travailler. Le nombre de personnes recevant des prestations régulières d’AE (soit une aide au revenu pour les personnes licenciées) est moins élevé aujourd’hui qu’avant la pandémie, à la fois en chiffres absolus et en proportion de la population active.

La hausse du nombre d’emplois vacants est plutôt le résultat d’une demande excédentaire de main-d’œuvre. Deux années d’inflation élevée, supérieure aux salaires, ont incité les entreprises à embaucher davantage de travailleurs. En conséquence, pour la première fois depuis 50 ans, les employeurs doivent se faire concurrence pour trouver de la main-d’œuvre.

Ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose, car un marché du travail tendu pousse les employeurs à hausser les salaires, et à améliorer les conditions de travail et la productivité des travailleurs, ce qui renforce l’économie. Refuser d’étendre le programme d’AE pour ces raisons ne permettra pas d’augmenter ou de rajeunir de manière significative la main-d’œuvre canadienne, mais cela pourrait envoyer le message que nous attendons des chômeurs qu’ils acceptent des salaires plus bas.

L’assurance-emploi est conçue pour inciter les gens à retourner travailler

Plus important encore, notre régime d’AE est conçu pour minimiser les effets dissuasifs sur le travail. Les travailleurs ne sont pas éligibles s’ils démissionnent ou s’ils sont licenciés pour un motif valable, de sorte qu’ils ne peuvent pas choisir de bénéficier de l’AE. Les demandeurs doivent également travailler un nombre minimum d’heures au cours de la période de 52 semaines précédant le dépôt de la demande de prestations afin de pouvoir en bénéficier. Et la période maximale de perception des prestations est de 14 à 45 semaines, en fonction des heures travaillées avant le licenciement et du taux de chômage local.

La plupart des personnes qui remplissent les conditions requises reçoivent 55 % de leur salaire moyen sous forme de prestations. En 2023, cela représentait un maximum de 650 $ par semaine, un taux qui couvrirait à peine le coût de la vie dans la plupart des villes canadiennes, d’autant plus que les salaires continuent d’être inférieurs à l’inflation.

Il est peu probable que cela change avec des prestations plus faciles d’accès ou plus généreuses. Dans une publication récente, nous avons proposé un ensemble de réformes de l’assurance-emploi, incluant une condition d’accès uniforme fixée à 420 heures travaillées au cours des 52 semaines précédentes et un taux de remplacement (la part de la rémunération moyenne utilisée pour calculer le montant des prestations) de 60 %. Nous estimons que cela augmenterait de 7 % le nombre de personnes pouvant accéder à l’AE, en grande partie grâce aux employés à temps partiel des grands centres urbains, qui travaillent souvent moins que les 700 heures actuellement nécessaires pour y avoir droit.

Ceci, combiné au taux de prestations plus élevé, pourrait permettre à une petite partie des travailleurs de rester au chômage plus longtemps qu’ils ne l’auraient fait autrement. Mais cela leur aussi donnerait plus de temps et de soutien pour créer un lien plus fort avec la population active – l’un des principaux objectifs du programme.

Des préoccupations régionales et non nationales

Dans certaines régions, les dispositions relatives aux travailleurs saisonniers peuvent les dissuader de chercher un emploi à l’année. Dans les régions où le taux de chômage est élevé, ces travailleurs ont accès à des périodes de prestations plus longues que la durée de leur emploi (en supposant une semaine de travail de 35 heures). Le mode de calcul des montants des prestations permet aux travailleurs dont le revenu fluctue de percevoir des prestations supérieures à leur salaire hebdomadaire moyen.

Bien que ces dispositions répondent à des objectifs politiques plus larges, tels que la garantie que les régions rurales ou éloignées puissent conserver leur population en âge de travailler, une extension des prestations d’assurance-emploi sans ajustements pourrait creuser cet écart. En outre, certains ont fait valoir que ces prestations favorisent le travail saisonnier au détriment de formes d’emploi plus stables, ce qui pourrait être un problème étant donné la disponibilité croissante d’emplois non saisonniers. Malgré ces préoccupations, les réformes de l’assurance-emploi devraient être l’occasion de s’assurer que le programme offre les bonnes incitations.

L’assurance-emploi est brisée : voici comment la réparer

C’est pourquoi nous avons également inclus dans notre publication récente des stratégies visant à réduire la dépendance globale à l’égard de l’assurance-emploi à plus long terme. Si on regarde au-delà de la hausse soudaine des postes vacants, on voit les travailleurs canadiens seront confrontés à d’autres défis au cours des prochaines décennies, tels que l’automatisation, le passage au travail à distance et la transition vers une économie à faible émission de carbone.

Ces défis exigent une main-d’œuvre plus agile et plus adaptable. Donner accès à l’assurance-emploi aux travailleurs peu qualifiés et faiblement rémunérés qui quittent leur emploi pour s’inscrire à des programmes de formation ou d’éducation à temps plein pourrait en effet aggraver la pénurie de main-d’œuvre à court terme, mais cela permettrait à certains des travailleurs les plus précaires de se perfectionner ou de se reconvertir de manière proactive face à l’évolution du marché du travail. Le Canada sera ainsi mieux à même de relever avec succès les défis des prochaines décennies.

En somme, les inquiétudes concernant les désincitations au travail ne doivent pas empêcher une réforme de l’assurance-emploi qui soutienne mieux les travailleurs et l’économie du Canada.

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Ricardo Chejfec
Ricardo Chejfec est analyste principal de données à l’Institut de recherche sur les politiques publiques.  Twitter @ricardochejfec.

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