L’Observatoire canadien du féminicide pour la justice et la responsabilisation (OCFJR) a publié le 7 mars les chiffres de 2021 documentant les meurtres de 173 femmes et filles, principalement par des hommes. Depuis 2018, l’OCFJR a documenté les morts violentes de 700 femmes et filles, dont au moins 90 % ont été tuées par des hommes. Ce nombre inclut les 37 femmes et les filles déjà tuées au cours des deux premiers mois de l’année 2022.

La Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars, aura pour thème de sa campagne de sensibilisation en 2022 : #BreakTheBias. Un appel qui vise à nous aider à imaginer un monde égalitaire entre les sexes, « un monde exempt de préjugés, de stéréotypes et de discrimination ». « Pour la prévention du féminicide, ce serait également un monde sans misogynie. Bien qu’il n’en existe pas de définition légale, la misogynie est l’aversion, la haine ou les préjugés à l’égard des femmes » et, en tant que telle, elle constitue un obstacle majeur à un monde égalitaire entre les sexes.

Malgré les efforts déployés pour attirer l’attention sur l’enjeu du féminicide au Canada, la société, y compris nos dirigeants politiques et sociaux, ne tient pas compte de la misogynie comme d’une réalité quotidienne vécue par bien des femmes et des filles et une motivation sous-jacente pour un grand nombre (et probablement la plupart) de leurs meurtres. La plupart des gens ignorent qu’une femme ou une fille est tuée tous les deux jours quelque part au pays. Et le mot « féminicide » reste peu utilisé dans nos conversations ou dans la couverture médiatique de ces meurtres.

Lorsqu’il est question de féminicide, plusieurs pensent que l’on cherche à démontrer que les femmes et les filles sont tuées plus souvent que les hommes et les garçons. Pourtant, l’enjeu du féminicide n’a rien à voir avec le nombre de femmes tuées par rapport aux hommes. Ce n’est pas un concours, et ça ne devrait jamais l’être.

Le féminicide concerne plutôt la façon dont les femmes et les filles sont tuées et les raisons pour lesquelles elles le sont, ce qui est différent de la façon dont les hommes et les garçons sont tués (bien que dans les deux cas, les tueurs soient surtout des hommes). Plus précisément, c’est une question de contexte. Les femmes et les filles sont le plus souvent tuées dans le cadre de relations intimes ou familiales ou en raison de violences sexuelles. Ce n’est pas le cas chez les hommes.

La reconnaissance de cette distinction est importante pour prévenir les féminicides. Et utiliser le terme « féminicide » permet de souligner le rôle de la misogynie individuelle et systémique qui facilite, maintient et souvent assure l’impunité dans les cas de meurtres de femmes et de filles par des hommes, au Canada et ailleurs dans le monde.

Une femme tuée par sa famille toutes les 11 minutes

En 2020, les données de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) ont montré que, dans le monde, une femme ou une fille était tuée par un membre de sa famille toutes les 11 minutes.

Pour mettre ces chiffres en perspective, la prochaine fois que vous regarderez votre feuilleton télévisé préféré d’une heure, dites-vous que cinq femmes ou cinq filles auront été tuées entre le début et la fin de l’émission, soit par leur partenaire masculin, leur père ou leur fils.

(Ce chiffre ne tient pas compte des femmes et des filles tuées en dehors de leurs relations intimes, ce qui représente 42 % des femmes et des filles tuées dans le monde.)

Plus inquiétant encore, les recherches de l’ONUDC montrent que « la situation ne s’est pas améliorée au cours de la dernière décennie, même dans les endroits où la violence mortelle a diminué dans sa globalité. » Ainsi, on souligne que « des mesures urgentes et ciblées sont nécessaires pour autonomiser et protéger les femmes et les filles, pour prévenir la violence sexiste et sauver des vies ».

Au Canada, où une femme ou une fille est tuée tous les deux jours, les chiffres sont aussi demeurés remarquablement constants depuis 40 ans. La COVID-19 pourrait avoir entraîné une augmentation, en particulier en 2021, comme le montrent les données les plus récentes de l’OFAJR. Par exemple, en comparant les chiffres de 2019 et ceux de 2021, on constate que 36 femmes et filles de plus ont été tuées en 2021 par rapport à l’année prépandémique 2019. Cela représente une augmentation de 26 % de ces meurtres.

Cette hausse du nombre de fémicides et d’autres formes de violence masculine à l’égard des femmes et des filles, corrélée à la pandémie, est profondément préoccupante. Ce qui est tout aussi inquiétant, sinon plus, c’est qu’en dépit des transformations sociales et juridiques importantes opérées au cours des 40 dernières années pour lutter contre la violence des hommes à l’égard des femmes et des filles, cette violence est restée stable.

Les groupes de femmes et de filles que la société a rendus les plus vulnérables à la violence, y compris aux féminicides, restent largement inchangés. Par exemple, les femmes et les filles restent plus exposées à la violence des hommes qu’elles connaissent, principalement les partenaires masculins et les fils. Les femmes et les filles autochtones, les femmes et les filles qui vivent dans les régions rurales, éloignées et nordiques de notre pays, et les femmes âgées de 18 à 54 ans demeurent également plus à risque d’être victime d’un féminicide.

Les chiffres de 2021 étayent ces tendances persistantes, et en révèlent d’autres, y compris des lacunes permanentes dans nos connaissances.

Par exemple, nous continuons à en savoir peu sur les risques encourus par les femmes et les filles noires, sud-asiatiques et d’autres groupes racialisés, en raison du manque de données de qualité. Nous savons peu de choses sur la façon dont les identités croisées (c’est-à-dire la race, l’âge, la sexualité, le handicap, etc.) aggravent la vulnérabilité d’une personne à la violence et au féminicide. Nous savons que les armes à feu sont l’une des méthodes les plus couramment utilisées pour tuer des femmes, en particulier dans les régions non urbaines, mais nous manquons d’informations sur le type d’arme utilisée ou si les armes utilisées étaient sous permis.

Les problèmes de santé mentale sont souvent utilisés pour expliquer, justifier et excuser les auteurs de crimes. Mais nous disposons de peu d’informations systématiques sur le rôle de la maladie mentale dans le risque de victimisation ou de perpétration d’un féminicide. Nous savons toutefois que la plupart des hommes souffrant de maladie mentale ne tuent pas de femmes et de filles, ce qui constitue au mieux une explication partielle.

Enfin, et c’est peut-être le plus important, l’accent mis sur ces facteurs de risque au niveau individuel signifie que nous avons largement ignoré l’impact des facteurs de risque au niveau communautaire et sociétal. Ceux-ci continuent d’entraver la mise en œuvre efficace de la prévention de la violence.

Quand la misogynie est systémique

Par exemple, la misogynie systémique, souvent associée au racisme, est l’une des causes les plus pressantes de la violence des hommes à l’égard des femmes au niveau communautaire et sociétal. C’est parce qu’elle continue d’engendrer, de protéger et de minimiser les comportements misogynes individuels. La misogynie systémique, qui est et a été protégée par des structures sociales patriarcales solidement ancrées, crée et maintient une culture dans laquelle un monde égalitaire entre les sexes ne pourra jamais exister. Les politiques et programmes de prévention mis en œuvre dans une culture imprégnée de ces préjugés, stéréotypes et discriminations sont voués à l’échec.

Le COVID a exacerbé les niveaux de violence déjà subis par les femmes et les enfants. Cependant, c’est la misogynie systémique qui a normalisé la violence contre les femmes et les filles, historiquement et aujourd’hui. Si on la laisse s’épanouir et se renforcer, comme c’est le cas actuellement, la misogynie systémique – qui semble encore invisible pour beaucoup, y compris pour nos dirigeants – fera en sorte que tous les efforts visant à éradiquer la violence des hommes à l’égard des femmes et des filles seront loin d’atteindre leurs objectifs.

L’année prochaine, lorsque l’OCFJR publiera ses chiffres pour 2022, nous nous demandons si nous serons confrontés aux mêmes vieilles questions usées de la part des médias et si nous entendrons les mêmes lieux communs sans portée réelle de la part de nos dirigeants. Nous savons ce qu’il faut faire, mais la volonté politique fait toujours défaut.

Pour briser les préjugés, nous devons dénoncer et contester les attitudes préjudiciables et discriminatoires à propos du rôle des femmes et des filles dans la société dans la population en général, chez les personnes qui travaillent dans nos systèmes et institutions, ainsi que chez nos dirigeants. Et nous devons rendre toutes ces personnes responsables de ces attitudes.

Nous devons systématiquement identifier et documenter les croyances et stéréotypes misogynes, sexistes et racistes qui facilitent et maintiennent des niveaux persistants de violence masculine à l’égard des femmes et des filles. Ces données nous aideront à comprendre comment et pourquoi certains groupes de femmes et de filles sont rendus plus vulnérables à la violence et pourquoi les lacunes persistantes en matière de données ne sont pas des priorités pour nos gouvernements. Nous devons documenter comment ces attitudes et leurs effets empêchent de réels progrès dans la réalisation d’un monde égalitaire entre les sexes et, aussi, ces mêmes attitudes limitent considérablement le potentiel des efforts de prévention actuels et futurs.

Il reste à voir combien de femmes et de jeunes filles devront encore être tuées pour que notre pays dise que c’est assez.

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Myrna Dawson
Myrna Dawson is a professor, Canada Research Chair in Public Policy in Criminal Justice and director of the Centre for the Study of Social and Legal Responses to Violence, University of Guelph. She is project lead on the recently launched Canadian Femicide Observatory for Justice and Accountability and co-director of the Canadian Domestic Homicide Prevention Initiative with Vulnerable Populations.

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