(Cet article a été traduit de l’anglais)

Les données sur les féminicides, c’est-à-dire les meurtres de femmes et de jeunes filles en raison de leur sexe ou de leur genre, restent difficiles à consulter et à rassembler, surtout dans certaines régions du monde et pour certains groupes de victimes. Ces lacunes statistiques mettent en danger la vie des femmes et des jeunes filles tout en soulignant l’urgente nécessité de privilégier la prévention en matière de collecte de données, et non simplement les besoins administratifs des gouvernements.

Comme beaucoup d’autres pays, le Canada peine à documenter rigoureusement les féminicides, ce qui soulève deux questions cruciales : en l’absence de données fiables et valides, comment documenter précisément et systématiquement les autres formes de violences faites aux femmes ; et pourquoi recueillir des données si la prévention n’en est pas l’objectif prioritaire ?

L’Enquête sur les homicides de Statistique Canada collecte des données relativement complètes sur tous les homicides, mais ces données déclarées par la police sont trop restreintes pour établir si ces meurtres sont liés au sexe ou au genre. Ce qu’expliquent en partie les outils de collecte, initialement conçus pour dénombrer les homicides entre hommes, mais qui restent insuffisants malgré certaines améliorations.

Le Canada n’a rien d’un cas isolé. La plupart des pays recueillent et publient uniquement des données élémentaires sur les homicides (compilées mondialement par les Nations unies). Mais comme elles sont souvent recueillies par des organismes gouvernementaux officiels, ces données sont difficiles d’accès pour les chercheurs, intervenants, prestataires de services ou organismes de prévention de la violence.

Cette situation illustre aussi les troublants biais statistiques relevés par Caroline Criado Perez dans Invisible Women: Exposing Data Bias in a World Designed for Men, son ouvrage paru en 2019. Peu importe qu’ils soient involontaires ou intentionnels, juge-t-elle, ces biais mettent en danger la vie des femmes et des jeunes filles puisque, « de la conception des téléphones intelligents aux essais médicaux », les données sont établies ou produites en fonction des hommes. Comme l’atteste, dans les outils officiels de collecte, l’absence de variables et de mesures qui favoriseraient la prévention des féminicides. C’est ainsi que, faute de recueillir et de diffuser les données nécessaires, nous mettons en danger la vie des femmes et des jeunes filles.

Par exemple, les femmes assassinées le sont plus souvent par un homme qu’elles connaissaient, généralement leur conjoint ou un proche parent (à l’inverse des hommes, plus souvent victimes d’un étranger ou d’une simple connaissance). Pourtant, seules quelques variables de l’Enquête sur les homicides de Statistique Canada tiennent compte d’importants facteurs de risque menant aux féminicides : antécédents de violence, ennuis avec la police, divorces, litiges entourant la garde des enfants, violences sexuelles et violence extrême.

C’est en 1991 que fut ajoutée la variable « antécédents de violence familiale », axée sur la violence conjugale ou parentale et la maltraitance des enfants. Récemment mise à jour, elle intègre désormais les couples amoureux sous « antécédents de violence familiale ou entre partenaires intimes ». Mais cette variable actualisée omet toujours la cible, l’ampleur, l’escalade ou le type des violences, facteurs pourtant indispensables à la compréhension et à l’identification des féminicides.

Une autre variable d’ajout récent indique l’existence d’une « ordonnance de protection » entre suspects et victimes (par exemple, une ordonnance de non-communication ou de bonne conduite), mais sans qu’il soit possible d’en connaître le type ni le contexte (à qui elle s’applique et selon quels motifs).

Enfin, si le Canada recueille des données sur les condamnations antérieures des victimes et des accusés, il est particulièrement difficile d’établir s’il s’agit de cas de violence familiale puisqu’on ne trouve aucune infraction du genre dans le Code criminel. Bien que les actes de violence antérieurs comptent parmi les facteurs liés au sexe ou au genre les plus fortement associés aux féminicides, l’Enquête sur les homicides ne peut donc systématiquement documenter ces précieuses données, malgré de récentes modifications.

Il existe toutefois dans six pays (dont le Canada) des comités d’étude sur les décès dus à la violence familiale, qui examinent les meurtres de femmes commis par un partenaire masculin. Selon le temps et les ressources dont ils disposent, ces comités peuvent accéder à plusieurs sources de données pour dresser un tableau plus complet des féminicides, au moins entre partenaires intimes. Ils pourraient aussi constituer l’unique mécanisme d’enquête approfondie sur les meurtres de femmes suivis du suicide de leur auteur, qui comptent pour une part significative des cas de féminicides sans toujours faire l’objet d’investigations complémentaires, puisqu’ils ne donnent lieu à aucune procédure criminelle.

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Bien que plusieurs provinces aient créé de tels comités d’étude, la disponibilité des données reste inégale vu leur absence dans plusieurs autres. Si les comités existants ont pour premier objectif d’examiner les homicides entre partenaires intimes, et parfois des enfants et tiers qui en sont victimes, ils n’en omettent pas moins de nombreux féminicides.

Les meurtres de femmes commis par d’autres hommes qu’un partenaire intime (étranger, connaissance, etc.) ou dans d’autres contextes (gangs de rue, traite des personnes, crime organisé) ne font ainsi l’objet d’aucun examen détaillé en l’absence de liens avec des violences familiales. En outre, le nombre variable de cas et de documents traités, de témoins entendus et d’intervenants ou experts sollicités accroît l’inégalité des données entre provinces.

De sorte que, même si les examens de décès privilégient la prévention et peuvent ainsi renforcer la sécurité des victimes de ce type de violence, ils sont de qualité très variable et font l’impasse – tout comme l’Enquête sur les homicides – sur les éléments de justice et de responsabilisation au cœur de toute prévention. L’absence de mécanismes d’examen des décès qui dénombreraient plus largement les féminicides est particulièrement préoccupant. La recherche a montré que les femmes et les jeunes filles autochtones sont souvent assassinées par une connaissance ou un étranger de sexe masculin, et qu’elles sont plus susceptibles d’être tuées par un étranger que les femmes non autochtones. Pourtant, ces féminicides ne relèvent pas du mandat de la plupart sinon d’aucun des comités d’études sur les décès dus à la violence familiale.

On pourrait remédier à ces lacunes statistiques en reconceptualisant la collecte de données comme outil de prévention plutôt que simple exercice administratif, ce qui nécessiterait d’amorcer le processus dès les enquêtes policières afin d’enrichir l’ensemble des données recueillies. Les organes judiciaires et administratifs n’ont pas vocation à mener des recherches, mais ils pourraient s’inspirer de ceux qui les font et faciliter la collecte de données probantes. Ils recueilleraient ainsi des données plus pertinentes, puis les transmettraient aux acteurs clés en matière de prévention. Ce qui nécessiterait une collaboration soutenue entre chercheurs, collectivités et gouvernements, comme le préconise la Rapporteuse spéciale des Nations unies sur la violence contre les femmes, qui exhorte régulièrement l’ensemble des pays, dont le Canada, à améliorer leur collecte des données sur les féminicides.

Face à la persistance de ces lacunes statistiques, notamment sur les meurtres de femmes et de jeunes filles autochtones, noires, racisées, immigrantes ou réfugiées, on doit aussi se demander pourquoi des données essentielles à leur prévention ne sont toujours pas systématiquement recueillies.

L’une des principales raisons découle des effets historiques de structures sociales racistes et/ou patriarcales, relayés par des décideurs passés et actuels qui n’ont jamais jugé leur collecte prioritaire. Ces décideurs continuent d’agir en contrôleurs d’accès, choisissant les destinataires et le mode d’utilisation des données. En témoignent notamment la façon dont le système de justice pénale, institution patriarcale dont le racisme systémique et intrinsèque est dûment établi, consigne les données aux fins d’enquêtes policières et de poursuites judiciaires, ainsi que les politiques s’appuyant sur ces données.

Ces effets soutenus d’un « patriarcat public » mettront en danger la vie des femmes et des jeunes filles tant et aussi longtemps que les féminicides ne seront pas publiquement reconnus par l’État comme un phénomène d’intérêt majeur. Un tel engagement nécessiterait d’ébranler la hiérarchie bien ancrée des « citoyens méritants », qui invisibilise souvent les femmes et jeunes filles victimisées en les reléguant hors de ceux qui méritent protection. De fait, l’indigence des données sur leurs diverses identités sociales, notamment chez celles qui seraient marginalisées, suppose que leur valeur et leur vie – ou leur mort – comptent pour quantité négligeable. Selon le mode de collecte de données des gouvernements, les meurtres de femmes et de jeunes filles n’ont d’autre importance que leur contribution statistique à l’Enquête sur les homicides. Or le problème réside justement dans cette focalisation sur des données administratives restreintes, largement inaccessibles à ceux qui en feraient un usage efficace, et par conséquent sous-exploitées.

Il s’agit donc de recentrer ce mode de collecte sur la production de données accessibles qui serviront à élaborer des mesures de prévention mieux ciblées face à la violence faite aux femmes et aux jeunes filles, surtout pour les plus exposées au risque de féminicide. Comme toute forme de violence à leur endroit, les féminicides sont un problème spécifique qui réclame des données, études et solutions spécifiques.

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Myrna Dawson
Myrna Dawson is a professor, Canada Research Chair in Public Policy in Criminal Justice and director of the Centre for the Study of Social and Legal Responses to Violence, University of Guelph. She is project lead on the recently launched Canadian Femicide Observatory for Justice and Accountability and co-director of the Canadian Domestic Homicide Prevention Initiative with Vulnerable Populations.

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