Rien n’y fait. Après un seul mandat, il a fait perdre à son parti la présidence et le contrôle des deux chambres au Congrès. Incapable de se plier aux règles de la démocratie, il a fomenté une insurrection de pacotille, pour laquelle il a été trouvé coupable par une majorité de la Chambre des représentants et par 57 sénateurs sur 100. Les poursuites contre lui s’amorcent déjà, dans l’État de New York et en Géorgie notamment. Et la pandémie a maintenant fait plus de 500 000 morts dans son pays. Malgré tout, Donald Trump demeure populaire auprès d’une large majorité de républicains.

Selon un sondage de l’Université Quinnipiac paru le 15 février 2021, 89 % des électeurs républicains étaient opposés à la procédure de destitution engagée par le Congrès, et trois républicains sur quatre souhaitaient voir l’ex-président continuer de jouer un rôle majeur au sein de leur parti.

Comment est-ce possible ? Ou plus précisément, qu’est-ce qui sous-tend un appui aussi indéfectible ? La clé, c’est sans doute la division profonde, le fossé qui sépare les électeurs américains. Les républicains et les démocrates vivent maintenant sur des planètes différentes, au sens propre comme au sens figuré. Ils ne s’informent pas aux mêmes sources et, souvent, ne réfèrent pas aux mêmes faits. Ils se croisent aussi assez peu. « C’est évident que l’élection a été arrangée », disait une retraitée du Wisconsin en décembre, qui ne connaissait pratiquement personne qui avait voté pour Joe Biden.

Dans un livre important paru en 2018, The Great Alignment, le politologue Alan I. Abramowitz retrace les fondements sociaux de ce clivage, qui coupe maintenant l’électorat américain en deux. Ce n’est pas Donald Trump, ou même Barack Obama, qui a séparé les électeurs américains, mais plutôt un long processus de transformation sociale qui a fait des États-Unis un pays ethniquement et culturellement plus diversifié que dans le passé. Il y a dorénavant ceux qui bénéficient de ces changements et les accueillent favorablement, et ceux qui se sentent menacés par cette évolution et voudraient retrouver la « grandeur » d’une autre époque.

Ce n’est pas Donald Trump, ou même Barack Obama, qui a séparé les électeurs américains, mais plutôt un long processus de transformation sociale qui a fait des États-Unis un pays ethniquement et culturellement plus diversifié que dans le passé.

On trouve d’un côté les minorités ethniques et raciales, la communauté LGBTQ, les gens moins religieux et ceux qui ont reçu l’éducation et la formation pour tirer leur épingle du jeu dans l’économie postindustrielle du 21e siècle. Ce sont plus souvent des urbains. En face, on retrouve une partie des Blancs, les gens religieux plus conservateurs et les populations moins éduquées et formées, qui sentent leurs acquis menacés. Ce sont souvent des ruraux. En 2008 et 2012, les premiers ont voté pour Barack Obama et en 2016 pour Hillary Clinton. Les seconds ont appuyé John McCain, Mitt Romney et, bien sûr, Donald Trump.

Contrairement à ce qu’avancent plusieurs de ses collègues, Abramowitz démontre que ce ne sont pas les élites politiques qui créent la polarisation ; les partis s’ajustent simplement aux attentes d’une société de plus en plus divisée. Les électeurs, par exemple, répartissent de moins en moins leurs appuis entre les deux partis, et ils votent pour les postes au Congrès et dans les États de la même façon que pour le candidat à la présidence. La vieille formule voulant que « la politique est toujours locale », selon la célèbre phrase associée au leader démocrate à la Chambre des représentants Tip O’Neill, cède de plus en plus la place à l’idée qu’en fait la politique est essentiellement nationale.

Cette nationalisation et cette consolidation du débat politique font aussi en sorte qu’aux élections présidentielles il y a de moins en moins d’États décisifs (swing states). Les deux partis comptent sur des bases territoriales qui varient peu parce qu’elles sont solidement ancrées dans le profil démographique propre à chaque État.

Abramowitz remet aussi en question la vieille idée, d’abord défendue par le politologue Philip Converse dans un ouvrage paru en 1964, selon laquelle les Américains sont largement « innocents » face aux idéologies et pratiquement incapables de distinguer la gauche et la droite.

Abramowitz remet aussi en question la vieille idée, d’abord défendue par le politologue Philip Converse dans un ouvrage paru en 1964, selon laquelle les Américains sont largement « innocents » face aux idéologies et pratiquement incapables de distinguer la gauche et la droite. Actualisée par des chercheurs comme Christopher Achen et Larry Bartels, cette thèse résiste mal à la polarisation actuelle, qui durcit les opinions de part et d’autre et rend les électeurs beaucoup plus cohérents qu’auparavant.

Les Américains se retrouvent donc retranchés dans leurs camps démographiques, idéologiques et partisans respectifs, et tendent à considérer leurs opposants de moins en moins comme des adversaires et de plus en plus comme des ennemis. À l’identité partisane positive, qui lie les électeurs à leur parti favori, s’ajoute ainsi une identité partisane négative, qui définit le parti pour lequel on ne voterait jamais. Une proportion importante d’électeurs déteste le parti opposé davantage qu’elle aime son propre parti. Les gens pardonnent beaucoup à leur parti, puisqu’il forme au moins un rempart contre une opposition honnie. En septembre 2020, à quelques semaines des élections, 83 % des électeurs favorables à Donald Trump estimaient que le mode de vie américain lui-même était menacé.

Sous cette posture se profile une attitude qu’Abramowitz juge cruciale pour comprendre les appuis à Donald Trump : le ressentiment racial, la perception qu’on en fait trop pour les minorités, et notamment pour les Noirs. Trump a exploité ouvertement ce sentiment pour rallier une partie significative de l’électorat blanc. « Le Parti démocrate, disait par exemple un électeur californien de 55 ans qui venait de voter pour Trump, voudrait que les Blancs s’excusent d’exister et cèdent toute la place. »

À terme, les tendances démographiques favorisent les démocrates, qui représentent un électorat plus jeune, davantage éduqué et en forte croissance. Plus que jamais, les républicains devront compter sur les avantages que leur confèrent des règles institutionnelles qui leur permettent souvent de l’emporter avec moins de votes que les démocrates.

Mais la société américaine demeure profondément divisée, enfoncée dans une lutte à finir entre deux camps retranchés. Dans ses mémoires, Barack Obama rappelle comment, dès 2008, il voulait construire des ponts et rapprocher les solitudes politiques qui fracturent son pays. De toute évidence, il n’a pas réussi. La réalité d’un premier président afro-américain a peut-être même renforcé le ressentiment racial. C’est maintenant au tour de Joe Biden d’essayer.

Photo : Des partisans de Donald Trump contestent les résultats de l’élection présidentielle du 2 novembre 2020 sur la place Black Lives Matter à Washington, le 13 novembre 2020. Shutterstock / Phil Pasquini.

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Alain Noël
Alain Noël est professeur de science politique à l’Université de Montréal ; il est l’auteur du livre Utopies provisoires : essais de politique sociale (Québec Amérique, 2019)

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