(English version available here)
Le 3 mai 2024, trois personnes ont été arrêtées dans la foulée de l’enquête sur le meurtre du leader sikh Hardeep Singh Nijjar, survenu en Colombie-Britannique en juin 2023. En septembre dernier, le premier ministre Justin Trudeau avait accusé le gouvernement indien d’être impliqué dans cet assassinat, signant ainsi un nouveau chapitre dans la saga du refroidissement des relations entre le Canada et l’Inde.
En parallèle, l’Inde est en période électorale. Dans la plus grande démocratie au monde, des centaines de millions d’électeurs exercent leur droit depuis le 19 avril, et jusqu’au 1er juin. Le parti Bharatiya Janata (BJP), au pouvoir depuis deux mandats majoritaires consécutifs (2014 et 2019), en convoite un troisième.
Peu de doutes planent encore sur l’issue du scrutin. L’opposition s’est regroupée autour de la coalition I.N.D.I.A., menée par le parti du Congrès – qui dominait la politique indienne jusqu’en 2014. Mais elle n’arrive pas à proposer une alternative viable au parti de Narendra Modi.
Comment le Canada va-t-il se positionner après cette l’élection ?
Des tensions historiques
La diaspora sikhe représente environ 2 % de la population du Canada, ou près de 800 000 Canadiens. Elle est aussi la plus importante au monde, ce qui explique en partie les relations tendues entre les deux pays. La diaspora sikhe est en effet très impliquée dans un mouvement séparatiste, qu’on observe au Canada et dans d’autres pays avec l’organisation de référendums non officiels pour la création du Khalistan, un État à majorité sikhe dans la région qui comprend le Pendjab indien.
L’Inde accuse le Canada de ne rien faire pour limiter les activités du mouvement, dont plusieurs des membres sont considérés comme terroristes par Delhi. Le gouvernement de Narendra Modi perçoit l’obtention de la citoyenneté canadienne par des leaders séparatistes sikhs et l’inaction d’Ottawa comme une forme d’ingérence dans ses affaires internes.
Par ailleurs, le BJP est un parti nationaliste hindou dont la philosophie de l’Hindutva est publique : faire de l’Inde un État hindou en limitant les droits des minorités, qu’elles soient sikhes, musulmanes, chrétiennes ou autres. Depuis 2014, le gouvernement central et ceux d’autres États dirigés par le BJP ont adopté des règles discriminatoires envers les minorités religieuses, notamment la loi sur la citoyenneté à deux vitesses ou celle limitant le mariage interreligieux entre hindous et musulmans.
Cette vision « hindouisée » de l’Inde explique en partie pourquoi le gouvernement accorde autant d’importance au mouvement séparatiste sikh qui s’anime au sein de la diaspora.
Le mouvement séparatiste était moins visible depuis les années 1990, mais l’arrivée du BJP au pouvoir a contribué à le ranimer. Cette situation est au cœur des tensions diplomatiques entre le Canada et l’Inde, et elle affecte directement leurs relations économiques.
En outre, dans le développement de ses politiques étrangère et interne, le gouvernement Modi entretient un double discours. Au sein de ses frontières, il adopte un narratif selon lequel la nation hindoue doit être protégée de tout mouvement portant atteinte à l’unité du pays. Dans le présent contexte électoral, Modi utilise par exemple sa relation tendue avec le Canada pour renforcer le sentiment nationaliste. Parler des tensions ethnoreligieuses et propulser un discours nationaliste hindou lui permet de détourner l’attention d’enjeux plus pressants, comme l’état du développement humain dans le pays.
Alors que le taux chômage était d’environ 6,6 % au début de 2024, il est de 44 % chez les 20 à 24 ans et de 14 % chez les 25 à 29 ans. Au classement mondial de la liberté de la presse de 2024, l’Inde arrive au 159e rang sur 180 pays. En ce qui a trait à l’indice de développement humain, sur 100 bébés nés en 2022, trois mourront avant leur cinquième anniversaire.
À l’extérieur de ses frontières, le gouvernement indien se targue en revanche d’être la plus grande démocratie du monde en raison de l’ampleur de son processus électoral. Or, la démocratie indienne se détériore grandement : accroissement des violences intercommunautaires, contrôle de l’information par l’attaque à la liberté d’association et de presse, affaiblissement de l’opposition et concentration de la richesse aux mains de quelques conglomérats proches de Modi.
Il n’est donc pas surprenant que certains analystes parlent d’un « pluralisme de façade », de « dérive autoritaire », de descente vers un système « compétitif-autoritaire » ou même de la mort de la démocratie indienne.
Le Canada a plus à perdre
Depuis 2010, l’Inde et le Canada négociaient l’adoption d’un accord de partenariat économique global. Un premier hiatus a eu lieu de 2017 à 2022, mais les accusations du gouvernement canadien contre Delhi en septembre 2023 ont sonné le glas des pourparlers. Pour l’instant, rien n’indique que les négociations reprendront bientôt, même si le haut-commissaire de l’Inde au Canada, Sanjav Kumar Verma, affirmait récemment à Montréal n’avoir aucune inquiétude pour les relations économiques entre les deux pays.
Il est important de mentionner que le Canada est celui qui a le plus à perdre si les échanges commerciaux avec l’Inde cessaient. Au-delà du fait que la valeur du commerce bilatéral entre les deux pays représente davantage pour l’économie canadienne, c’est la teneur des importations et des exportations qui est révélatrice.
Historiquement, les pays du Sud global, autrefois qualifiés de la périphérie, vendaient principalement des matières premières, ceux de la « semi-périphérie » des biens manufacturiers, et ceux du « centre », plus industrialisés, des biens à haute valeur technologique. Dans le cas de l’Inde et du Canada, c’est plutôt l’inverse.
Les exportations canadiennes en Inde comportent principalement des sables bitumineux, du charbon métallurgique, des lentilles et des diamants non raffinés. Du côté de l’Inde, trois des cinq plus grandes exportations vers le Canada, en plus des crevettes et du riz basmati, sont les médicaments, les wagons de trains et les téléphones intelligents. Le Canada compte aussi plus de petites et moyennes entreprises canadiennes installées en Inde que celle-ci n’a de PME chez nous.
Si l’Inde est le 10e plus grand partenaire économique du Canada, notre pays ne figure pas parmi les 25 plus importants partenaires de l’Inde, qui préfère échanger avec les pays d’Asie du Sud-Est, l’Union européenne, les États-Unis, la Chine, les Émirats arabes unis et l’Arabie Saoudite.
Cela dit, les deux pays semblent vouloir bénéficier l’un de l’autre. D’une part, pour atteindre ses objectifs de croissance économique, l’Inde doit investir massivement dans la construction d’infrastructures, ce qui est très attractif pour différentes industries canadiennes comme celle du bois. D’autre part, l’Inde a besoin de protéger ses importations de lentilles, indispensables pour nourrir sa population (le Canada lui en fournit lorsque les récoltes sont affectées par les aléas climatiques). De plus, le Canada pourrait se positionner favorablement comme partenaire économique de la transition énergétique en Inde, notamment dans les domaines des énergies renouvelables, comme l’énergie solaire, et des technologies propres. D’un point de vue économique, les relations politiques tendues entre les deux pays ne bénéficient ni à l’un ni à l’autre.
Comment le Canada va-t-il se positionner à la suite de l’élection ?
Le marché indien, qui est en voie de devenir le quatrième en importance dans le monde en 2025, est une opportunité économique pour le Canada. Or, le développement des relations commerciales avec ce pays doit-il et peut-il se faire en faisant fi de l’état de sa démocratie? Le gouvernement canadien devra se questionner sur le type de relation qu’il souhaite entretenir avec l’Inde. Les allégations d’Ottawa concernant l’implication de Delhi dans la mort de Hardeep Singh Nijjar ont ouvert une boîte de Pandore sur le rôle qu’il peut et veut jouer pour influencer la trajectoire autoritaire du gouvernement Modi.
Une chose est sûre : Ottawa ne pourra faire abstraction du contexte politique indien en raison du poids de la diaspora indienne au Canada, à la fois hindoue et sikhe.
Depuis l’automne 2023, on voit notamment une augmentation significative du nombre de demandeurs d’asile en provenance de l’Inde. La réélection du BJP, si on se fie aux dix dernières années, risque d’accentuer cette tendance puisque les demandes d’asile en provenance de l’Inde sont majoritairement liées aux persécutions religieuses. Bien que le nombre soit marginal sur l’ensemble des demandeurs d’asile, le Canada en accepte de plus en plus, montrant en quelque sorte qu’il reconnait progressivement le contexte de violence dans l’Inde de Modi.
Comme la relation économique entre les deux pays est plus importante pour le Canada que pour l’Inde, il sera difficile d’imposer quoi que ce soit à ce pays qui attire de plus en plus le regard des autres pour le développement de partenariats économiques. Cela dit, des leviers existent dans les domaines énergétiques et alimentaires.
Le Canada a la responsabilité d’engager une discussion sérieuse avec l’Inde, mais il doit réfléchir sur la manière par laquelle il veut utiliser les canaux bilatéraux et multilatéraux pour influencer le parti de Modi et la trajectoire démocratique de l’Inde. Il s’agira de voir si Ottawa se positionnera en défenseur de la démocratie en questionnant avec qui et comment il décide de faire du commerce. Trouver une manière diplomatique d’éviter que l’Inde tombe dans l’autoritarisme serait une bonne manière de retrouver notre lustre diplomatique perdu et de se présenter comme un leader positif dans une géopolitique chamboulée.