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En février dernier, le gouvernement fédéral a eu recours pour la première fois à la Loi sur les mesures d’urgence, mettant ainsi fin à la crise des convois qui avait paralysé Ottawa pendant des semaines. Cette décision a conduit les Canadiens à débattre de l’efficacité de la loi et du respect de la primauté du droit dans le processus. Mais, le Canada se trouve à un moment charnière à l’égard des situations d’urgence, et nous ferions erreur en limitant notre attention à de futures crises d’ordre public qui ne feraient que répéter le passé. 

Les changements climatiques provoquent déjà des crises multijuridictionnelles et stratifiées, dont la forme et le rythme peuvent être très différents des situations d’urgence pour lesquelles notre cadre juridique actuel a été conçu. Nos lois et institutions d’urgence doivent également être prêtes à y faire face. 

Problèmes fondamentaux, solutions flexibles 

Pour relever ce défi, il convient de se pencher sur au moins quatre questions fondamentales : la responsabilité dans les lois provinciales relatives aux situations d’urgence; la correction des incitations perverses dans les politiques d’urgence interjuridictionnelles actuelles; l’inadéquation entre les processus de responsabilité actuels et la probabilité de crises plus fréquentes; et le défi crucial que représente la réorganisation des pouvoirs existants relatifs aux guerres et aux urgences internationales pour les conflits de l’avenir. 

Les situations d’urgence opposent une grande souplesse d’action à l’exigence centrale de la démocratie, soit celle de rendre des comptes. Si l’on parvient à trouver cet équilibre dans la législation relative aux urgences, l’État de droit prévaudra, même en cas de crise. Si nous nous trompons, nous mettons en péril nos valeurs les plus chères. 

Sur papier, la Loi sur les mesures d’urgence semble exemplaire. Elle assortit le pouvoir d’urgence de contraintes liées à la primauté du droit. Elle exige la conformité à la Charte canadienne des droits et libertés et au Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Elle établit un seuil complexe pour la déclaration d’un état d’urgence – qui est si élevé que la loi n’a été utilisée que 34 ans après son adoption, en 1988. Ses dispositions permettent un contrôle judiciaire et législatif quasi permanent. Enfin, l’article 63 prévoit la création d’une commission d’enquête – dans le cas d’Ottawa, la commission Rouleau – afin de rendre des comptes au public après les faits. 

En pratique, dans le cas d’Ottawa, la loi a fonctionné en grande partie comme prévu. Ses pouvoirs ont été utilisés de manière imparfaite, certes, mais brièvement, en toute sécurité, efficacement et sous une surveillance intense et appropriée. La crise a été résolue avec un minimum de dommages. 

Mais la législation sur les crises est conçue pour les cas imprévisibles, de sorte que ces lois comportent nécessairement des éléments d’ambiguïté. Inévitablement, toute situation d’urgence spécifique révèlera des lacunes et des imprécisions, et suscitera des appels en faveur d’un renforcement de ses dispositions.  

Et la Loi sur les mesures d’urgence vieillit. C’est pourquoi le commissaire Rouleau et un certain nombre d’universitaires, dont moi-même, ont recommandé des réformes inspirées du siège d’Ottawa. Par exemple, le commissaire Rouleau recommande de dissocier la définition d’une menace pour la sécurité nationale de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, à laquelle elle est actuellement liée. Le SCRS a un mandat très spécifique qui ne correspond pas exactement à l’éventail des futures menaces graves possibles. D’autres ne sont pas du même avis, et croient qu’une définition moins rigoureuse que celle du SCRS ferait baisser dangereusement le seuil d’application de la loi.

Nous devrions aborder avec prudence ces propositions de réforme des seuils. Il est impossible de trouver le bon seuil : s’il est trop élevé, un futur gouvernement devra le contourner; et s’il est trop bas, le risque d’abus du pouvoir d’urgence augmente. Les seuils d’urgence seront toujours une question de jugement politique, d’abord pour les décideurs publics, ensuite pour les citoyens qui les tiennent responsables. Mais peu importe où la ligne est tracée, les seuils établissent des normes qui éclairent notre jugement. Nous avons donc le devoir de faire de notre mieux. 

Se préparer à une cascade de crises climatiques 

Mais alors que nous tentons de reconstruire le passé et que nous nous demandons ce qui pourrait empêcher une crise semblable la prochaine fois, le Canada court le risque de manquer un tournant décisif. Les changements climatiques sont à l’origine d’une série de menaces interconnectées : catastrophes naturelles en cascade, extrémisme généralisé, nouvelles pandémies et crises économiques, et même des appels à une gouvernance autoritaire pour relever le défi climatique. Le « convoi de la liberté » lui-même avait des liens étroits avec l’activisme anti-climat, et ce n’est que la partie visible de l’iceberg. 

Cette cascade de crises climatiques aura ses propres rythmes, auxquels la conception actuelle des pouvoirs d’urgence sera probablement mal adaptée. Ces pouvoirs ont en effet été conçus pour faire face à des événements séparés et ponctuels, le plus souvent confinés à l’intérieur de frontières juridictionnelles. Les crises climatiques seront interreliées, continues, et elles traverseront les frontières. 

Pour relever ce défi climatique, le Canada doit agir dans quatre domaines.  

Rendre les provinces responsables 

D’abord, les lois provinciales et territoriales – qui sont la première ligne de réponse gouvernementale face à des catastrophes « naturelles » de plus en plus fréquentes – doivent être réformées. Dans les juridictions non fédérales, la législation sur les crises rappelle encore un peu trop la vieille Loi sur les mesures de guerre : presque aucun mécanisme de responsabilité, et une quasi-carte blanche aux gouvernements. C’est inexcusable. Nous avons vu, au niveau fédéral, à quel point la responsabilité en cas d’urgence peut bien fonctionner. Ce devrait être la norme dans toutes les juridictions. Les Canadiens doivent exiger que les lois provinciales sur les situations d’urgence intègrent des mécanismes de responsabilité. 

Corriger des incitations perverses actuelles 

Deuxièmement, l’occupation d’Ottawa en 2022 a démontré ce que nous savions à partir d’autres contextes : notre système fédéral crée des incitations politiques perverses. Malgré les promesses de groupes conjoints de planification d’urgence fédéral-provinciaux-territoriaux, il est trop facile, lorsque cela sert les intérêts politiques d’un dirigeant, de renvoyer la responsabilité de décisions difficiles vers un autre gouvernement. Nous ne pouvons pas risquer une réponse dysfonctionnelle à une crise future à cause de querelles de juridictions. La politique canadienne étant de plus en plus polarisée et encline à l’extrémisme, y compris en ce qui concerne les mesures climatiques, cette situation risque de s’aggraver. Il pourrait s’avérer difficile d’aborder cette question dans les limites de la Constitution, mais notre vie collective pourrait en dépendre. 

Adapter la reddition de comptes à des crises fréquentes 

Troisièmement, nous devons examiner comment les mesures de reddition de compte prévues par la Loi sur les mesures d’urgence peuvent s’adapter si la fréquence et le rythme des situations d’urgence augmentent. La loi envisage les situations d’urgence comme des entités distinctes qui entreront dans l’une des quatre catégories de la loi, et elle suppose que la stabilité sera suffisamment rétablie pour qu’une responsabilité rapide et a posteriori puisse être assurée (commissions d’enquête, recours devant les tribunaux fédéraux). Que se passera-t-il si, en raison de la cascade de crises climatiques, ces mécanismes n’ont pas le temps de fonctionner? Pour faire face à ce scénario probable, il faudra faire preuve de créativité institutionnelle. 

Se préparer à des urgences internationales et des guerres 

Enfin, l’occupation d’Ottawa a suscité beaucoup d’attention sur les enjeux d’ordre public, mais peu d’attention pour les trois autres catégories d’urgence de la loi – le bien-être public, les urgences internationales et les urgences de guerre. Notamment, nous constatons déjà des changements dans le déroulement des conflits internationaux : les deux dernières catégories, leurs seuils et leurs pouvoirs, sont-ils adéquats pour ce qui s’annonce ? 

La préservation de l’État de droit exige que nous soyons prêts. À mesure que les changements climatiques augmentent la fréquence des catastrophes naturelles, la réponse aux aléas climatiques et les réactions à cette réponse se polarisent et se complexifient. Le rythme de la responsabilité et le cadre interjuridictionnel qui nous permet de faire face aux situations d’urgence pourraient cesser d’avoir un sens. 

Assurons-nous d’être prêts, afin que les Canadiens puissent continuer à vivre dans un État de droit, tous ensemble. 

Cet article fait partie du dossier spécial Les leçons de la commission Rouleau.

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Nomi Claire Lazar
Nomi Claire Lazar est professeure à l'école supérieure des affaires publiques et internationales de l'Université d'Ottawa et auteure de States of Emergency in Liberal Democracies et Out of Joint: Power, Crisis, and the Rhetoric of Time. Twitter @nomiclairelazar

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