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Les gouverneurs des banques centrales s’inquiètent de l’effet des hausses salariales sur l’inflation. Carolyn Rogers, première sous-gouverneure de la Banque du Canada, a indiqué qu’il sera « difficile » de ramener l’inflation à 2 % si la croissance des salaires demeure plus forte que celle des autres pays du G7. Le gouverneur de la Banque, Tiff Macklem, a demandé aux entreprises d’accorder des augmentations inférieures à l’inflation. Aux États-Unis, Jerome Powell, le président de la Federal Reserve Board (la banque centrale américaine) accuse la forte croissance des salaires d’être le principal frein à la lutte contre l’inflation.

Pourtant, ces dernières années, les salaires ont crû moins vite que les prix et le pouvoir d’achat des travailleurs ont diminué. Entre avril 2021 et avril 2023, les prix à la consommation ont augmenté à un rythme annuel de 5,6 %, alors que les salaires n’ont crû que de 4,2 %, selon Statistique Canada (voir la figure 1). La lutte à l’inflation doit-elle nécessairement passer par d’autres baisses du pouvoir d’achat des travailleurs? On peut en douter.

Les banques centrales s’inquiètent d’une éventuelle spirale salaire-prix-salaire qu’on peut décrire ainsi : une forte activité économique hausse la demande de travailleurs, ce qui génère des hausses salariales; ces dernières font augmenter les coûts de production et forcent les entreprises à augmenter leur prix; ces hausses de prix encouragent les travailleurs à demander des hausses de salaire additionnelles pour maintenir leur pouvoir d’achat, ce qui pousse les entreprises à augmenter leurs prix davantage. Et la spirale continue jusqu’à ce que l’économie s’écroule sous des taux d’inflation et d’intérêt très élevés.

Des modèles à revoir

Cette crainte est basée sur des prémisses discutables. Les modèles économiques des banques centrales supposent que les entreprises ne facturent des prix plus élevés à leurs clients que si leurs coûts de production (réels ou anticipés) augmentent. Si les entreprises augmentent leur prix plus rapidement, la concurrence va vite les forcer à réajuster leurs prix en fonction de la hausse de leurs coûts, ou carrément les éliminer. Dans de tels modèles, seule une baisse réelle ou anticipée des coûts de production, qui sont dominés par les coûts de main-d’œuvre, peut faire baisser les prix de manière persistante. Toute réduction de l’inflation doit donc passer par une baisse de la croissance des salaires.

Cette représentation n’est pas mauvaise lorsque l’économie est concurrentielle et que les marges bénéficiaires sont « extrêmement faibles », un peu comme l’ont soutenu les PDG des grandes chaines d’épicerie devant les députés fédéraux. Mais on sait que la concurrence est plutôt faible quand il n’y a que trois grandes chaines d’alimentation au pays…

Il y a encore bien des débats sur ce sujet, mais l’essentiel de la recherche suggère plutôt que les entreprises ajustent leur prix en fonction de la demande pour leurs produits. Autrement dit, les entreprises vont facturer un prix aussi élevé que ce que les gens sont prêts à payer. Ils ne vont ajuster les salaires que dans un deuxième temps. Une vaste littérature empirique (incluant des études de la Banque du Canada) démontre depuis longtemps que les salaires sont déterminés par les variations des prix, et non l’inverse.

Cela signifie qu’une forte demande (relativement à l’offre) est souvent associée à une hausse des marges de profits. Une récente étude de la Federal Reserve Bank de Kansas City suggère d’ailleurs que plus de la moitié de l’inflation observée en 2021 provient d’une hausse des marges de profits.

Moderniser la gouvernance des banques centrales

L’expérience depuis la récession de 2008-2009 a montré que les banquiers centraux ont eu tendance à réagir trop fortement aux pressions salariales, pénalisant indûment les travailleurs. Par conséquent, plusieurs pays ont récemment ajouté des objectifs de plein emploi au mandat de leur banque centrale et modifié leur gouvernance pour s’assurer que des gens de différents milieux participent aux décisions de politique monétaire. Le récent accord entre le gouvernement fédéral et la Banque du Canada sur le cadre de politique monétaire met davantage l’accent sur le plein emploi, mais aucun changement notable à la gouvernance ou au mandat de la Banque n’a été apporté.

Le système canadien, dans lequel les décisions de politique monétaire sont concentrées dans les mains du gouverneur de la banque, est assez unique parmi les pays avancés. Par exemple, en Nouvelle-Zélande, et dans bien d’autres pays, les décisions de politique monétaire sont prises par un comité dont la moitié est composée de gens qui proviennent de l’extérieur de la banque centrale, dont au moins un représentant syndical.

Les banquiers centraux ont raison de vouloir ralentir l’économie pour stabiliser l’inflation. Mais ils devraient éviter de trop focaliser sur les salaires dans leurs prises de décisions. La seule façon pour les travailleurs de reprendre le pouvoir d’achat qu’ils ont perdu est d’obtenir éventuellement des hausses salariales supérieures à la croissance des prix. Une hausse trop forte ou préventive des taux d’intérêt qui nuirait à ce rattrapage pourrait affecter négativement les travailleurs.

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Claude Lavoie
Claude Lavoie est économiste. Il a été directeur général des études économiques et des analyses politiques du ministère des Finances des Finances de 2008 à 2023. En tout, il a passé plus de trente ans au ministère des Finances et à la Banque du Canada, produisant des analyses basées sur les données probantes pour informer les décisions politiques. Il a reçu plusieurs honneurs, dont la Médaille du jubilé de diamant de la reine. Il a aussi été le représentant du Canada à l’OCDE.

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