Le 13 mai 2021, le gouvernement de François Legault déposait le projet de loi 96, intitulé Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français. On a fait grand cas de la proposition d’amender la Constitution canadienne de manière unilatérale pour y inscrire la reconnaissance de la nation et du français comme seule langue officielle et commune du Québec. La question du gel du nombre de places dans les cégeps anglophones (art. 88.0.4) a aussi fait beaucoup réagir. De manière générale, si certains saluent l’étendue juridique, politique et sociale du projet de loi, d’autres estiment au contraire qu’il rate sa cible, notamment en matière d’immigration ou pour ce qui est de freiner l’exode vers le réseau d’enseignement postsecondaire anglophone.

Outre le contenu proprement dit, la symbolique du projet de loi et le discours qui l’accompagne méritent aussi une attention particulière. L’examen de quelques-unes des dispositions du projet relatives à l’enseignement postsecondaire montre que le législateur tente de redéfinir et de recadrer l’enjeu linguistique.

L’anglicisation des établissements collégiaux et universitaires francophones

L’ambition du projet de loi 96 est de faire du français la langue normale et habituelle des études. Or, si l’on a beaucoup discuté des dispositions visant à freiner l’exode vers les cégeps anglophones, on a peu insisté sur une autre visée cruciale du projet de loi : celle de contrer l’anglicisation des établissements collégiaux et universitaires francophones.

En effet, le débat qui a conduit à la présente refonte de la Charte de la langue française s’enracine également dans le constat d’une tendance grandissante des établissements d’enseignement supérieur francophones à enseigner en anglais. Depuis le début des années 2000, ceux-ci multiplient les programmes bilingues, voire unilingues anglais. Pensons à HEC Montréal  et à l’Université Laval qui, depuis 2012 et 2011 respectivement, offrent des MBA entièrement en anglais. Mentionnons le Cégep de Sainte-Foy qui, en 2017, modifiait sa politique linguistique pour déclarer le français « langue d’enseignement prépondérante » plutôt que « langue d’enseignement ». Souvenons-nous également de la récente controverse autour de l’existence d’un campus montréalais du Cégep de la Gaspésie et des Îles offrant des cours exclusivement en anglais à une clientèle internationale.

En effet, le débat qui a conduit à la présente refonte de la Charte de la langue française s’enracine également dans le constat d’une tendance grandissante des établissements d’enseignement supérieur francophones à enseigner en anglais.

Ce phénomène de l’anglicisation des établissements d’enseignement postsecondaire francophones marque moins les esprits que les statistiques démontrant la hausse de fréquentation des cégeps anglophones, mais à certains égards, il est peut-être plus insidieux et plus pernicieux. Que retiendra l’étudiant francophone qui constate que l’anglais occupe une place de plus en plus importante dans les établissements francophones, tant en ce qui a trait à l’enseignement qu’à la recherche ? Ce choix de l’anglais comme langue d’enseignement rompt avec le régime linguistique « territorial » privilégié par l’État québécois depuis l’adoption des lois 22 et 101, en 1974 et 1977. Dans un article paru en 2014, les professeurs Claude Simard et Claude Verreault déploraient cette « érosion du français comme langue d’enseignement à l’université », un choix qui, selon eux, constituait non pas une tendance isolée, mais bien une orientation se dessinant dans l’ensemble du réseau universitaire francophone. Ils s’étonnaient de l’attitude des gestionnaires de ces établissements, lesquels, disaient-ils, « tentent de rassurer l’opinion publique en tenant un discours publicitaire sur l’excellence de leurs programmes ou en invoquant la mondialisation, l’ouverture sur le monde et la diffusion internationale de l’anglais ».

Le français, langue normale et habituelle des études

De fait, le projet de loi entame un important virage, ne serait-ce que sur le plan du discours, dans le milieu de l’enseignement supérieur en français. Il met l’accent sur le rôle exemplaire que doivent jouer les établissements d’enseignement postsecondaire à l’égard du français en renforçant les politiques linguistiques qu’ils sont tenus d’adopter (en modifiant les articles 88.2 et 88.3 de la Charte). La création de programmes en anglais dans les établissements collégiaux francophones se voit également balisée : on plafonne à 2 % des effectifs totaux de tous les établissements francophones la proportion des étudiants inscrits dans ces programmes (art. 88.0.5) ; on oblige aussi les collèges francophones à obtenir l’aval du ministre de l’Enseignement supérieur pour créer ou modifier ces programmes en anglais, et cette obligation concerne tout autant les collèges privés non subventionnés (art. 88.0.11).

On en a moins parlé, mais le projet de loi vient également préciser l’identité linguistique des établissements d’enseignement supérieur. Dans un article publié en 2020, le politologue et spécialiste en droit constitutionnel Marc Chevrier rappelait le silence du législateur québécois sur cette question dans le milieu de l’enseignement supérieur. Au regard du droit québécois, soulignait-il, les établissements collégiaux et universitaires au Québec n’ont en réalité aucune identité linguistique définie. Or le projet de loi limite aux catégories « francophone et anglophone » l’appartenance de ces établissements (art. 88.0.1). Sous réserve de certaines dispositions, il précise que l’enseignement dans les collèges francophones se donne en français (art. 88.0.2) et stipule qu’un établissement universitaire francophone « doit veiller à ce que l’enseignement offert en français ne soit pas donné dans une autre langue » (art. 88.0.13).

Certes, on peut s’interroger sur la portée structurante de telles dispositions, d’autant que la plupart d’entre elles ne s’appliquent pas aux établissements privés non subventionnés, qui multiplient pourtant les formations en anglais destinées à une clientèle internationale. Néanmoins, dans son intention générale, le projet de loi témoigne d’une volonté de renforcer les politiques linguistiques des établissements. Ces derniers devront désormais préciser « les conditions et circonstances dans lesquelles une langue autre que le français peut être employée en conformité avec la présente loi, tout en maintenant un souci d’exemplarité et en poursuivant l’objectif de ne pas permettre l’usage systématique d’une autre langue que le français au sein de l’établissement » (modification à l’article 88.2 de la Charte).

Le recadrage de la question linguistique

En somme, tant sur le plan du contenu que de la rhétorique gouvernementale qui l’accompagne, le projet de loi 96 a pour effet de recadrer l’enjeu linguistique. Depuis les années 1990, un discours « mondialisant » mettait l’accent sur les considérations individuelles et les questions de compétences linguistiques. Ce discours contribuait à dépolitiser la question linguistique en attribuant à l’anglais un statut de langue neutre, clé de la mobilité sociale et de « l’ouverture sur le monde », une langue que l’on apprend pour des motifs utilitaires. Or le projet de loi force un retour vers une lecture territoriale de l’enjeu qui met de l’avant le principe « une langue, une nation » et la question des droits collectifs du peuple québécois. Il s’agit d’assurer la pérennité de la langue française, non pour ses qualités intrinsèques ou pour les avantages individuels que procure sa maîtrise, mais bien, pour reprendre les termes du ministre Simon Jolin-Barrette, parce qu’elle est « l’âme de la nation ».

L’impact d’un tel recadrage n’est pas à sous-estimer, car il modifie la manière d’aborder l’enjeu. D’une certaine manière, le projet de loi « démondialise » l’imaginaire linguistique québécois et replace la question de la langue au centre du débat sur l’identité nationale. La « nation » redevient le principe structurant à l’aune duquel il convient d’interpréter la question. Si symbolique soit-il, on peut se demander si cet impact ne se révélera pas l’un des plus importants.

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Virginie Hébert
Virginie Hébert est chercheuse postdoctorale au Centre de recherche interdisciplinaire sur la diversité et la démocratie (CRIDAQ) et membre du Groupe de recherche en communication politique (GRCP) de l’Université Laval. Ses travaux portent sur les discours et les débats liés aux politiques linguistiques.

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