En novembre 2019, la vérificatrice générale du Québec publiait les résultats d’un audit de performance sur la gestion des interventions à la suite d’un signalement à un directeur de la protection de la jeunesse (DPJ). Plus récemment, différents intervenants ont alerté l’opinion publique sur le risque d’accroissement de la maltraitance des enfants dans le contexte de la pandémie de COVID‑19. En tant que commissaire au développement durable, j’aimerais présenter certaines de mes observations en complément au rapport de la vérificatrice générale afin de mettre en évidence différents moyens de prévenir la maltraitance des enfants.
Conséquences, coûts et facteurs de risque de la maltraitance
La maltraitance des enfants a des conséquences marquantes pour ces derniers, affectant notamment leur santé mentale et physique ainsi que leur développement cognitif et neurobiologique, ce qui entrave leur capacité à gérer efficacement les situations d’apprentissage et à réussir à l’école. En outre, les enfants victimes de maltraitance ont un risque accru d’adopter des comportements violents dans différents domaines de leur vie (par exemple avec leurs propres enfants, leur conjoint ou leurs voisins). Quand ce phénomène se produit, on parle de transmission intergénérationnelle de la violence.
Il est établi que les différentes formes de maltraitance envers les enfants constituent un problème social important dont les coûts sont très élevés pour la société. Une étude présentée à la Commission du droit du Canada en 2003 estimait ces coûts à 15,7 milliards de dollars par année. Pour arriver à ce résultat, les auteurs tenaient compte, notamment, des dépenses en services juridiques, en services sociaux et en soins de santé liées aux problèmes de maltraitance. Ces coûts représenteraient plus de 23 milliards de dollars en 2020.
Pour agir en première ligne et déployer des efforts de prévention, il importe de connaître les facteurs de risque de la maltraitance. Selon de nombreuses études dont fait état le Rapport québécois sur la violence et la santé, la maltraitance est considérée comme le produit de la juxtaposition et de l’influence mutuelle de divers facteurs de risque, dont les principaux sont :
- les facteurs socioéconomiques (chômage ou pauvreté, p. ex.) et culturels (tolérance envers la violence, p. ex.) ;
- les facteurs individuels concernant un parent (grossesse non désirée, p. ex.) ;
- les facteurs familiaux (violence conjugale, p. ex.) ;
- les facteurs temporels (événements de vie stressants, p. ex.).
On distingue ainsi deux grands types de déterminants : les déterminants liés à la population, généralement de nature économique, sociétale ou culturelle, et les déterminants liés à l’individu, qui renvoient aux vulnérabilités de la personne ou de son environnement de proximité.
Stratégies universelles de prévention
Aux États-Unis, les Centers for Disease Control and Prevention proposent notamment deux grandes catégories de stratégies pour s’attaquer au premier type de déterminants ; elles visent à renforcer le soutien économique aux familles et à fournir aux enfants des soins et une éducation de qualité tôt dans leur vie.
Le Québec a mis en place ce type de stratégie. Par exemple, pour ce qui est de la situation financière des familles monoparentales à faibles revenus, une étude de la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques montre que celle-ci est meilleure au Québec que dans les autres provinces canadiennes.
De même, selon un rapport publié en 2016, le Régime québécois d’assurance parentale a permis une plus grande présence des pères auprès de leurs enfants. Quelques recherches ont confirmé que cette présence a contribué à améliorer les compétences parentales des pères et leur estime personnelle, tout en réduisant le risque de mauvais traitements. Enfin, on ne saurait passer sous silence l’existence des services de garde éducatifs dont l’accès ne dépend pas des revenus familiaux. À ce sujet, une étude américaine a même montré explicitement que des services de garde de qualité pouvaient contribuer à diminuer la maltraitance des enfants d’âge préscolaire.
Stratégies ciblées de prévention
Parmi les stratégies préventives visant le deuxième type de déterminants, soit ceux liés à l’individu, les programmes de visites à domicile et de développement des habiletés destinés à soutenir les parents dans l’exercice de leur rôle comptent parmi les plus utilisés et les plus efficaces pour la prévention de la maltraitance.
Au Québec, bien que le Programme national de santé publique 2015-2025 ne comporte pas d’objectifs spécifiques de prévention de la maltraitance, il inclut un axe d’intervention visant le développement global des enfants et des jeunes, qui promeut certaines mesures susceptibles d’avoir un effet préventif. Parmi celles-ci comptent les services de soutien aux pratiques parentales, les collaborations intersectorielles entre les divers acteurs du domaine enfance-famille, et les Services intégrés en périnatalité et pour la petite enfance (SIPPE).
Ces services visent à soutenir les familles vulnérables soit en les accompagnant, soit en créant des environnements favorables à leur santé et à leur bien-être. Un avis scientifique de l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) sur les interventions de ce type conclut, entre autres, qu’il est efficace d’effectuer des visites à domicile auprès des familles dont la mère a 20 ans ou plus et vit en contexte de vulnérabilité afin de diminuer les risques de maltraitance envers les enfants.
Sur la scène internationale, le Programme de pratiques parentales positives (ou Triple P) a démontré son efficacité, ayant fait l’objet de plusieurs analyses. Il se distingue par sa portée universelle, son approche de marketing social, et sa combinaison de stratégies visant à la fois l’ensemble de la population et les groupes plus vulnérables.
Ce programme aurait un impact positif sur le sentiment de compétence parentale des parents touchés et contribuerait à diminuer les comportements perturbateurs (opposition, désobéissance, réactions antisociales) chez les enfants. Selon une analyse coûts-bénéfices réalisée par le Washington State Institute for Public Policy, chaque dollar investi dans le programme Triple P permettrait d’économiser quatre dollars en coûts sociaux.
Au Québec, le Triple P a été testé, entre mai 2013 et décembre 2016, dans le cadre d’un partenariat entre l’université et la communauté, qui s’est donné pour mission de prévenir la violence physique, les mauvais traitements psychologiques et la négligence envers les enfants de 0 à 12 ans dans leur famille. Une évaluation de l’efficacité de ce programme a donné des résultats positifs. Par exemple, le programme a contribué à réduire les interactions parent-enfant dysfonctionnelles et les styles disciplinaires inefficaces ou coercitifs.
Quelques bémols
Bien que les éléments qui précèdent semblent positifs, plusieurs questions subsistent. Si toutes les activités de prévention offertes en première ligne au fil des ans avaient été efficaces, le nombre de signalements auprès des DPJ aurait vraisemblablement décliné. Or ce n’est pas le cas. Comme le rapport d’audit l’indique, ces signalements au Québec ont augmenté de 27 % de 2013-2014 à 2018-2019.
Cette situation pourrait être liée, entre autres, à une détérioration des services de prévention. Ainsi, un rapport d’évaluation de l’INSPQ montre que les SIPPE ont connu des difficultés au cours des dernières années, notamment en raison d’un roulement élevé du personnel, lequel n’a pas toujours bénéficié d’une formation adéquate.
Une incompréhension, de la part tant de la population que des professionnels, de la nature des services offerts par les DPJ pourrait aussi être en cause. Comme le souligne le rapport d’audit, une telle incompréhension accentue le risque de signalement aux DPJ, alors que d’autres ressources seraient plus appropriées. D’ailleurs, dès 2015, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse allait dans le même sens en indiquant qu’il existe une incompréhension persistante des mandats respectifs des missions de première et de deuxième ligne.
Au terme de mes observations, il m’apparaît que plusieurs questions devraient retenir l’attention des décideurs :
- Déploie-t-on suffisamment d’efforts en matière de prévention de la maltraitance ?
- Pourrait-on adopter des approches plus utiles ?
- Que faire pour que la population et les professionnels comprennent mieux ce qui distingue les DPJ des autres intervenants du milieu de la jeunesse ?
La prévention de la maltraitance des enfants est reconnue comme une priorité par diverses autorités de santé publique, dont l’Organisation mondiale de la santé. En outre, plus cette prévention aura lieu tôt dans la vie de l’enfant, plus elle sera bénéfique pour l’enfant et pour la société. La prévention doit donc rester au cœur de nos préoccupations, et elle pourrait, à terme, rendre le recours aux interventions des DPJ moins fréquent.