Dans The Strategy of Conflict, paru en 1960, le Prix Nobel d’économie Thomas Schelling développe une notion qui est désormais connue sous l’appellation « conjecture de Schelling ». Selon cette conjecture, l’exécutif américain est avantagé dans sa négociation d’un traité commercial avec un autre gouvernement lorsqu’il est évident que le législatif (le Congrès), qui devra ratifier le traité, a une position ferme sur certains enjeux. Ainsi, lors d’une renégociation comme celle de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), dans laquelle le Congrès aura un rôle beaucoup plus important que par le passé en raison de changements législatifs récents, les négociateurs américains peuvent se servir de ce prétexte pour aller arracher des concessions supplémentaires à leurs partenaires commerciaux.

Le Canada, où la séparation des pouvoirs est plus théorique que réelle, ne peut bénéficier d’une telle conjecture, à moins d’être en situation de gouvernement minoritaire. Car, dans un contexte majoritaire, la « menace » de voir une défection de députés du parti au pouvoir est plutôt faible et serait peu crédible. Mais d’autres acteurs importants dans les négociations d’accords commerciaux de nouvelle génération peuvent jouer le rôle du Congrès des États-Unis : les provinces canadiennes.

Traditionnellement, le gouvernement canadien a toujours été réfractaire à inclure les provinces dans ses négociations commerciales, considérant celles-ci comme un monopole constitutionnel. Il se satisfait des mécanismes de négociations existants, où les provinces sont informées de l’avancement des négociations commerciales par l’entremise d’un mécanisme de coopération intergouvernementale : les forums C-commerce (C-Trade meetings).

Plusieurs provinces sont cependant critiques à l’égard de ce forum intergouvernemental et souhaitent plutôt être davantage impliquées dans les négociations. Selon un fonctionnaire ontarien près du dossier, le forum C-commerce n’est ni plus ni moins qu’un « déversoir à information » (information dump) où l’on sature les provinces de volumineuses informations complexes sans leur laisser assez de temps pour réagir. Un autre représentant provincial a décrit le processus comme une forme de « liste de vérification » (checklist) où le fédéral ne consulte que très superficiellement les provinces, essentiellement pour la forme. Dans tous les cas, à l’exception notable de l’Accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne (AECG), les provinces sont marginalisées dans le processus de négociation même si les accords de commerce de nouvelle génération ont des effets très importants dans leurs champs de compétence.

Dans le contexte de la renégociation de l’ALENA, où le temps joue pour le Canada, il y a pourtant un avantage stratégique clair à user du précédent de la participation des provinces aux négociations commerciales entre le Canada et l’Union européenne (UE). Pour le moment, on sait que le président américain Donald Trump veut une renégociation éclair. « Six mois », a-t-il déjà dit. Accepter de renégocier en quatrième vitesse jouerait en sa faveur. Il voudra probablement limiter la négociation à peu de sujets où il cherchera à obtenir des victoires décisives.

Mais plus le temps passe, plus le Congrès, qui est moins protectionniste, interviendra dans la négociation. En outre, l’autorité du président américain devrait aller en s’affaiblissant. Bref, le Canada doit gagner du temps. S’il accepte l’ordre du jour du président américain, il sera obligé d’adopter essentiellement des positions défensives, protéger la gestion de l’offre par exemple. Les concessions seront alors inévitables, car le rapport de force joue résolument en faveur des États-Unis.

L’intérêt premier du Canada est donc de ralentir le rythme de la négociation pour ne pas être cantonné à des positions défensives. Et une façon simple d’y parvenir est de consulter et d’impliquer les provinces dans la renégociation de l’ALENA, selon le modèle de la négociation de l’AECG. Rappelons-le, près de 10 ans se sont écoulés entre le moment où le Canada et l’UE se sont entendus pour lancer l’exercice d’établissement de la portée (scoping exercise) et l’adoption de la loi de mise en œuvre par le Canada cette année. Et les négociations ont réussi.

Pourquoi impliquer les provinces ?

Selon plusieurs spécialistes, les provinces (et même les territoires) sont devenues des acteurs de plus en plus importants dans les négociations commerciales du Canada. Bien que le gouvernement fédéral détienne, selon la Constitution, les pleins pouvoirs en ce qui concerne la conclusion de traités et qu’il a la responsabilité exclusive du commerce international, on peut qualifier le processus de négociations commerciales de juridiction partagée dans les faits pour deux raisons.

Premièrement, le gouvernement du Canada ne peut contraindre les provinces à mettre en œuvre les traités commerciaux qu’il ratifie. Une intervention provinciale, que ce soit l’adoption d’une loi de mise en œuvre ou le changement de règlements, est incontournable. Deuxièmement, les traités commerciaux, notamment ceux de nouvelle génération, concernent de plus en plus des champs de compétence des provinces, que ce soit les marchés publics, la mobilité de la main-d’œuvre, les monopoles publics et les sociétés d’État, l’investissement, la diversité culturelle ou encore le développement durable. En clair, les provinces doivent inévitablement être consultées, puisqu’elles détiennent l’expertise et parce qu’elles devront procéder à la mise en œuvre.

Le précédent de l’AECG

Les négociations passées avec l’UE revêtent une importance toute particulière dans le contexte de la renégociation de l’ALENA, car elles constituent un précédent de taille. En effet, pour la première fois dans l’histoire des négociations commerciales canadiennes, les provinces ont été représentées au sein de la délégation canadienne, et elles ont même directement participé à plusieurs sujets de négociation.

Cette participation des provinces découlait d’une exigence de l’UE qui en a fait une condition pour relancer les négociations. En s’appuyant sur les leçons des échecs de négociations passées, l’UE a jugé que les négociations ne pouvaient avoir des chances de succès sans la présence des provinces. Cela s’explique notamment par son intérêt pour les marchés publics des provinces canadiennes qui ne sont pas couverts par les traités commerciaux ou par l’Accord sur les marchés publics de l’Organisation mondiale du commerce.

Comparativement aux négociations précédentes (et même présentes) portant sur la libéralisation des échanges, les provinces ont vu leur rôle s’accroître, et ce, à presque toutes les étapes de la négociation. Bien qu’elles n’aient pas pris part au processus de sélection du négociateur en chef, Steve Verheul, elles ont été présentes aux étapes cruciales de la rédaction du rapport conjoint et lors de la formulation du mandat de négociation. Au cours de l’exercice d’établissement de la portée, elles ont aussi été consultées sur des questions liées à leurs champs de compétence. De plus, pendant l’ensemble de la négociation, elles ont été très largement impliquées et ont eu accès aux séances de stratégie et aux documents de négociation. Le Québec, par exemple, a présenté plus de 150 notes de positionnement stratégique. En outre, on estime que plus de 275 rencontres entre les négociateurs fédéraux et provinciaux ont eu lieu.

Les provinces n’ont toutefois pas eu accès à tous les sujets de négociation. Elles ont participé activement aux discussions portant sur les obstacles techniques au commerce, la coopération règlementaire, l’investissement, y compris le mécanisme de règlement des différends entre État et investisseurs, les échanges transfrontaliers de services, la reconnaissance mutuelle de la qualification professionnelle, les marchés publics, les monopoles publics et les sociétés d’État, le développement durable (travail et environnement), le vin et les spiritueux, et la coopération (matières premières, et innovation et recherche en science et technologie). Elles ont cependant été largement exclues des discussions liées à l’agriculture, aux procédures douanières et à la facilitation du commerce (règle d’origine et procédure d’origine), aux mesures sanitaires et phytosanitaires, aux recours commerciaux, aux subventions, aux questions liées au transport maritime et aux entrées temporaires, aux services financiers, aux télécommunications, au commerce électronique, à la propriété intellectuelle (appellations géographiques et brevets), aux politiques de compétition et aux questions institutionnelles, et à la coopération bilatérale sur les biotechnologies.

Pendant le processus, Steve Verheul a reconnu à plusieurs reprises l’apport inestimable des provinces. Le rôle plus important des provinces, du Québec en particulier, a d’ailleurs été reconnu et soutenu par le gouvernement fédéral de Justin Trudeau. Le premier ministre du Québec Philippe Couillard a même été invité à assister à la séance protocolaire de signature de l’AECG à Bruxelles — avec Pierre Marc Johnson, négociateur en chef pour le Québec, et l’ancien premier ministre Jean Charest. Le gouvernement fédéral et Pierre Marc Johnson se sont concertés également pour convaincre des députés français et wallons de ne pas bloquer le processus de ratification.

On pourrait objecter que les États-Unis risquent de s’opposer à la participation des provinces à la renégociation de l’ALENA. Cela est improbable, car les pays étrangers ne s’ingèrent généralement pas dans la façon dont les parties conduisent leurs négociations commerciales. Si jamais (on parle tout de même de Donald Trump) les États-Unis devaient contester avec force l’inclusion des provinces, la conjecture de Schelling aura fonctionné. Les négociateurs du gouvernement canadien pourront alors exclure de la négociation tous les sujets de la négociation qui touchent les compétences constitutionnelles des provinces où inclure une clause fédérale — qui limite l’application du traité aux compétences fédérales — dans le traité. Ils pourraient en effet déclarer avoir les mains liées par les provinces et donc ne pas pouvoir s’engager dans les champs de compétence de ces dernières, car les provinces pourraient choisir de ne pas mettre en œuvre l’accord.

Cet article fait partie du dossier Les politiques commerciales en des temps incertains.

Photo : Shutterstock


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Stéphane Paquin
Stéphane Paquin est professeur titulaire à l’École nationale d’administration publique (ENAP) et directeur du Groupe d’études et de recherche sur l’international et le Québec (GERIQ).

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