
À la fin de novembre 2024, le ministre québécois de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs, Benoit Charrette, a annoncé le report à 2027 de la seconde phase de sa réforme de la consigne pour le recyclage du verre et des cartons de lait, ainsi que le déclenchement d’une enquête administrative sur l’organisme responsable de de sa mise en œuvre.
Ce dérapage était prévisible. Peu intéressé par les enjeux environnementaux, le gouvernement de la Coalition Avenir Québec (CAQ) a confié le mandat de concevoir et de déployer une politique étendue de consigne pour les différents contenants à un organisme privé créé à cet effet, l’Association québécoise de récupération des contenants de boisson (AQRCB), qui regroupe les industries et commerces opposées depuis toujours à la consigne. Le conseil d’administration de l’Association compte notamment des représentants de Coca-Cola, PepsiCo, Keurig, Dr Pepper, Les brasseries Sleeman, l’Association des brasseurs du Québec, Lassonde, Agropur et la Société des alcools du Québec.
Presque tous les dossiers étaient retenus au bureau du président-directeur général de l’AQRCB, Normand Bisson, qui veillait à tout contrôler, ralentissait systématiquement le processus et faisait rarement rapport au ministre Charrette, selon des sources qui se sont confiées au quotidien La Presse. Officieusement, le personnel de l’Association avait même désigné une petite salle de réunion où rien ne se décidait jamais « salle Charette », alors que la grande salle où l’on parlait des « vraies affaires » avait été surnommée la « salle Bisson » !
La confiance aveugle des électeurs
Un arrangement aussi bancal ne pouvait qu’échouer. À cinq coins de rue de chez moi, un local de Consignaction vient d’ouvrir. Vraisemblablement, pour une durée d’au moins deux ans, le gouvernement paiera le loyer et les salaires du personnel, qui recueilleront pratiquement les mêmes contenants que l’épicerie située juste de l’autre côté de la rue.
Comment les électeurs peuvent-ils faire confiance à un gouvernement incapable de mettre en place quelque chose d’aussi simple et répandu qu’une consigne pour les contenants de verre? La réponse la plus plausible est que les gens sont en général peu attentifs aux détails des politiques publiques et qu’ils votent en fonction de leurs penchants idéologiques, de leur identité sociale ou de facteurs encore plus circonstanciels.
On peut penser que ce désintérêt est particulièrement marqué pour un enjeu comme le recyclage, qui n’empêche personne de dormir. Dans un essai remarquable qui vient de paraître, Ordures! Journal d’un vidangeur, Simon Paré-Poupart s’appuie sur ses vingt années d’expérience comme vidangeur pour réfléchir au rapport de notre société de consommation effrénée aux ordures qu’elle produit. Les gens, note l’auteur, aiment croire que leurs ordures « disparaissent par magie », qu’elles s’effacent une fois ramassées.
Le métier invisible de vidangeur
Le vidangeur lui-même, vestige précaire d’un monde ouvrier en déclin, semble invisible. Au bas de l’échelle sociale, en marge de la société, il ne fait que passer. On lui parle peu. Associés à la saleté, les vidangeurs sont souvent des travailleurs précaires, des ex-détenus, des drogués, des enfants poqués ou encore des immigrants récents, qui remplissent une fonction dont personne ne veut.
Émile Zola, Gabrielle Roy, Michel Tremblay et bien d’autres ont fait vivre l’univers des ouvriers et de leur famille. Mais personne, note Paré-Poupart n’a écrit un roman sur les vidangeurs. Dans Underworld, l’écrivain américain Don DeLillo décrivait bien un monde écrasé par les déchets, mais il le faisait à travers le point de vue d’un gestionnaire un peu désemparé, sans s’attarder à ceux qui ramassent et transportent les ordures.
Dans la fiction québécoise, le personnage le plus en phase avec l’essai de Paré-Poupart est probablement le Popa de la populaire série télévisée La petite vie, qui portait une attention soutenue, et même de l’affection, à ses vidanges. Ce trait de caractère de Ti-Mé Paré confirme l’absurdité du personnage, qui porte un intérêt démesuré à un sujet considéré trivial par la plupart des gens « normaux ».
Les déchets : un enjeu social
Pourtant, comme le souligne Simon Paré-Poupart, la situation du vidangeur le place au carrefour d’enjeux sociaux fondamentaux, comme l’évolution de la stratification sociale, les excès de la société de consommation et la protection défaillante de l’environnement.
Les enfants, note l’auteur, sont fascinés par les vidangeurs. Comme ceux qui procèdent au déneigement, ils surgissent avec de lourds équipements pour dégager l’espace public en quelques minutes, avec force bruit et fracas. Mais en vieillissant, les jeunes apprendront vite que ce travail, si essentiel et si spectaculaire, est une occupation peu valorisée dans notre société.
Paré-Poupart note avec à propos que nous pourrions survivre beaucoup plus facilement à une grève prolongée des chroniqueurs d’opinion qu’à une grève des vidangeurs. En partageant sa passion pour son métier, il rend visible une occupation et une position sociale que l’on considère très peu.
On a beaucoup parlé cet automne du livre de Jean-Philippe Pleau, Rue Duplessis : Ma petite noirceur, qui retrace son expérience de transfuge de classe, sorti comme beaucoup de Québécois de sa génération d’un univers social de pauvreté économique et culturelle. Sociologue lui aussi, Paré-Poupart regarde de l’autre côté du miroir, en expliquant son choix de mieux faire reconnaître le rôle et les contributions d’un travail dur physiquement, mal considéré mais néanmoins essentiel.
Ordures! Journal d’un vidangeur est un témoignage important et un beau livre, finement écrit, sur une part négligée de nous-mêmes. L’ouvrage de Paré-Poupart rend visible le travail sous valorisé de ceux qui sont aux premières loges pour constater la minceur de nos préoccupations environnementales et notre manque d’empressement à poser même les gestes les plus simples.