Les bonnes performances d’Yves-François Blanchet et de Jagmeet Singh aux débats des chefs, les déclarations passées d’Andrew Scheer sur l’avortement, la participation de plusieurs chefs fédéraux à la marche pour le climat à Montréal, ou encore les réactions au blackface de Justin Trudeau ; plusieurs de ces événements ont fait les manchettes et alimenté les chroniqueurs au cours de la dernière campagne électorale fédérale. Mais qu’en est-il des enjeux de fond ? La couverture médiatique des grands enjeux de l’heure a-t-elle eu un effet sur l’opinion publique ? À l’inverse, les médias ont-ils traité des thèmes dont les gens voulaient entendre parler ? Enfin, la couverture médiatique reflète-t-elle encore une fois les deux solitudes au Canada ?
Notre analyse repose sur une collecte de données massives, qui s’est appuyée sur trois outils principaux : RADAR+, la Boussole électorale et le dictionnaire de Lexicoder.
La Chaire de leadership en enseignement des sciences sociales numériques de l’Université Laval (CLESSN) a utilisé l’analyse en continu RADAR+, un nouvel outil, pour passer au peigne fin, systématiquement, le contenu de la une des 13 médias les plus lus et écoutés au pays.
Durant la campagne, l’entreprise torontoise Vox Pop Labs, qui a lancé la Boussole électorale au Canada, a quant à elle sondé près de deux millions de Canadiens en leur demandant quel enjeu ils considèrent comme le plus important.
Partant de ces deux types de données, nous avons fait appel au dictionnaire thématique Lexicoder en repérant les mots associés à six enjeux principaux, soit l’économie, l’environnement et l’énergie, les relations internationales, les affaires gouvernementales (comprenant les affaires constitutionnelles, fédérales, provinciales, locales et intergouvernementales), la santé, et l’immigration et la religion (dans la littérature, ces deux enjeux sont souvent considérés conjointement, puisqu’ils sont souvent liés aux questions identitaires).
La figure 1 montre, d’une journée à l’autre durant la campagne, le poids médiatique moyen des enjeux qui se sont trouvés à la une des médias. D’emblée, l’économie ressort comme l’enjeu le plus abordé, tant dans les médias anglophones (36,6 % de l’attention médiatique) que francophones (36,3 %). Ce sont plus précisément les questions d’emploi, de taxation, de dette, de déficit et de commerce qui ont fait l’objet d’une couverture médiatique particulièrement forte. Dans les médias anglophones, seule la journée du 19 septembre 2019, marquée par l’affaire du blackface qui a connu une importante couverture internationale, relègue l’économie en deuxième position. Du côté francophone, les variations sont beaucoup plus fortes d’une journée à l’autre, et c’est surtout l’environnement qui attire parfois autant ou davantage d’attention que l’économie. C’était le cas le 16 septembre à la suite d’une flambée des prix du pétrole, alors que les différents chefs de parti ont présenté leurs propositions concernant l’industrie pétrolière, et où le NPD a annoncé la candidature d’un ancien chef du Parti vert du Québec. Une variation médiatique importante a aussi eu lieu le 27 septembre, à l’occasion de la marche pour le climat.
Le poids médiatique accordé aux cinq autres enjeux est plus faible, et aucun ne se démarque. Dans les médias anglophones, 16,8 % des enjeux abordés concernaient les relations internationales ; 14,1 %, les affaires gouvernementales ; 12,4 %, la santé ; 12,2 %, l’immigration et la religion ; et 8 %, l’environnement et l’énergie. Dans les médias francophones, 15,9 % des enjeux traitaient des affaires gouvernementales ; 14,3 %, des relations internationales ; 12,4 %, de la santé ; 11,6 %, de l’environnement et de l’énergie ; et 9,4 %, de l’immigration et de la religion. L’environnement a donc été un peu plus souvent en une dans les médias francophones, et l’immigration et la religion un peu moins, mais autrement, les différences ne sont pas très grandes. Dans les médias des deux langues, on constate des fluctuations quotidiennes assez importantes et peu de tendances lourdes, à la hausse ou à la baisse, tout au long de la campagne.
La figure 2 montre les résultats d’une analyse similaire, mais qui est fondée cette fois sur les opinions des répondants à la question de la Boussole électorale : « Quel est l’enjeu politique le plus important selon vous ? » (Les répondants pouvaient décrire cet enjeu avec leurs propres mots et certains ont indiqué plus d’un enjeu.) Les résultats ont été pondérés de manière à les rapprocher de ceux d’un échantillon représentatif de la population canadienne. Parmi les anglophones, l’économie occupe toujours le premier rang (43,4 % des réponses), suivie par l’environnement et l’énergie (20,6 %), la santé (13,6 %), l’immigration et la religion (5,7 %), les relations internationales (3 %) et les affaires gouvernementales (1,2 %). Chez les francophones, le portrait est inversé : l’environnement arrive largement en tête (51,4 %), alors que l’économie se trouve en deuxième place (23,9 %). La santé constitue 10,4 % des enjeux indiqués par les répondants, suivie par l’immigration et la religion (4,2 %), les affaires gouvernementales (1,2 %) et les relations internationales (0,6 %).
En comparant l’analyse du contenu médiatique et celle des enjeux les plus importants pour les Canadiens, on obtient deux portraits assez différents de la campagne, en particulier du côté francophone. Si la prédominance de la question environnementale chez les répondants francophones trouve un certain écho dans les médias ― la figure 1 montre en effet qu’elle a été en une à quelques reprises ―, l’économie reste l’enjeu le plus abordé par les médias des deux langues. Par contre, si on considère la moyenne du poids médiatique de chaque enjeu tout au long de la campagne, on note que l’environnement se trouve à l’avant-dernier rang dans les médias anglophones et au dernier rang des médias francophones. Du côté anglophone, il y a une bonne correspondance entre l’importance médiatique accordée aux enjeux ― notamment l’économie, qui se trouve en première place ― et les priorités des répondants anglophones.
Par ailleurs, d’une journée à l’autre, la couverture médiatique des enjeux fluctue davantage que les opinions des répondants de la Boussole électorale sur ces mêmes enjeux. Les priorités des citoyens ne sont donc pas le reflet impulsif d’une couverture médiatique sensationnelle, mais relèvent plutôt d’avis assez stables à travers le temps.
En effet, selon nos données, il semble que les Canadiens ne se basent pas nécessairement sur les médias pour déterminer les enjeux les plus importants pour eux (bien que notre analyse ne tienne pas compte des médias sociaux). Cela est particulièrement vrai au Québec, où l’environnement est demeuré l’enjeu prioritaire des citoyens tout au long de la campagne, malgré une couverture médiatique moindre et fluctuante. Quant à la santé ― le troisième enjeu nommé par les répondants ―, sa montée en importance chez les répondants des deux langues pourrait être liée à l’intérêt que suscitaient des dossiers du NPD, dont le principal cheval de bataille était l’assurance médicaments universelle. Le NPD a en effet vu ses appuis augmenter au cours de la campagne. Il est donc intéressant de constater que les médias, en contrepartie, n’ont pas accordé une importance grandissante à cet enjeu au fil du temps, bien que la santé ait connu quelques journées de couverture médiatique plus intense à certains moments de la campagne, et cela dans les médias des deux langues.
Somme toute, les différences entre la couverture médiatique moyenne francophone et anglophone sont faibles, mais les écarts entre les opinions des francophones et des anglophones sont considérables. L’environnement représente l’enjeu prioritaire chez les premiers, et l’économie chez les deuxièmes. Encore plus étonnant est le fait que, durant la précédente campagne électorale, les deux groupes linguistiques priorisaient l’économie par rapport à l’environnement, selon l’analyse des données de la Boussole électorale 2015. Il est aussi frappant que l’immigration et la religion, des enjeux de grande actualité au Québec, ont été abordées un peu plus par les médias anglophones. Ces données nous amènent à émettre l’hypothèse que la question environnementale s’est imposée durant la présente campagne à cause de la division entre le Québec et les provinces de l’Ouest sur les enjeux énergétiques. L’environnement serait-il le nouveau symbole du nationalisme québécois ?
Cet article est le fruit d’une collaboration entre la Chaire de leadership en enseignement des sciences sociales numériques (CLESSN) et Vox Pop Labs (VPL). Ont participé à la réflexion théorique, à la collecte de données, à l’analyse et à l’écriture Christophe Ashworth, Olivier Banville, Alexis Bibeau-Gagnon, Adrien Cloutier, Yannick Dufresne, Alexandre Fortier-Chouinard, Nadjim Fréchet, Catherine Ouellet, William Poirier, Marc-Antoine Rancourt et Camille Tremblay-Antoine de la CLESSN, et Cara Poblador, Jonathan Salis, Justin Savoie et Clifton van der Linden de VPL.
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