(Cet article a été traduit de l’anglais.)

Les violences sexuelles restent un problème de société répandu, coûteux, préjudiciable et discriminatoire. Pour les Canadiennes, la probabilité d’être agressées sexuellement est plus élevée que celle d’obtenir un diplôme universitaire ou un salaire égal à celui des hommes, comme je l’ai déjà noté, et le taux de ces agressions est trois fois supérieur chez les femmes autochtones.

Depuis cinq ans, et encore plus depuis le lancement du mouvement #MeToo (#MoiAussi) en 2017, les réponses sociales et juridiques apportées à ces violences ont suscité une réaction aussi forte qu’inédite dans la population, de plus en plus insatisfaite du rôle du système judiciaire et des institutions sociales face aux comportements sexuels répréhensibles.

Au cours de son premier mandat, le gouvernement de Justin Trudeau a pris certaines mesures qui tiennent compte de cette insatisfaction, ce qui mérite d’être souligné. Pour la première fois en plus de 25 ans, le Code criminel a ainsi fait l’objet d’amendements qui ont modifié de façon significative et substantielle la loi sur les agressions sexuelles. Ces modifications sont venues confirmer qu’il faut maintenir le caractère privé des communications d’ordre sexuel ou à des fins sexuelles entre une plaignante et son agresseur présumé en les assujettissant au régime sur la protection des victimes de viol. Un processus a été établi visant à déterminer si des documents privés détenus par l’accusé, comme des messages texte ou Facebook échangés avec la plaignante, sont légitimement nécessaires à la défense (au lieu d’être utilisés à seule fin d’humilier la plaignante ou de lui porter préjudice). Les modifications ont aussi accordé aux plaignantes ou à leurs avocats un droit de regard sur la recevabilité en preuve d’antécédents sexuels sans rapport avec l’agression présumée.

Ces dispositions sont actuellement contestées en vertu de la Charte. Certains juges de première instance ont confirmé leur constitutionnalité, mais d’autres les ont invalidées, et ce même si la Cour suprême du Canada s’est déjà prononcée sur la constitutionnalité des lois de cette nature.

Le premier gouvernement Trudeau a également soutenu plusieurs initiatives prometteuses visant à améliorer notre réponse à la violence sexuelle. Suite à un rapport du Comité permanent de la condition féminine, il a notamment financé dans plusieurs provinces des projets pilotes visant à procurer un avis juridique indépendant aux survivantes de violences sexuelles. Le gouvernement du Québec a par ailleurs présenté son propre programme en décembre 2019. Dans le cadre de sa Stratégie pour prévenir et contrer la violence fondée sur le sexe, Ottawa a aussi doté l’Institut national de la magistrature (chargé de la formation des juges) de fonds destinés à l’élaboration d’une formation judiciaire axée sur la violence fondée sur le sexe, y compris les agressions sexuelles.

Mais ces avancées s’accompagnent d’occasions manquées. Par exemple, la ministre de la Justice a refusé de donner suite à un amendement au projet de loi C-51 proposé par le Sénat, qui aurait éclairci et renforcé la définition juridique de la capacité à consentir à des contacts sexuels. À quel niveau d’ébriété perd-on la capacité de donner son consentement ? La question revient souvent dans les procès pour agression sexuelle, où elle est traitée de façon inégale. Mais au lieu de clarifier les choses, le projet de loi C-51 a ajouté une disposition inutile et potentiellement problématique qui réitère simplement qu’une femme inconsciente ne peut consentir à des relations sexuelles, ce que tous les juges reconnaissaient déjà.

Le nouveau gouvernement pourrait profiter de son statut minoritaire pour inciter tous les partis à collaborer au règlement de ce problème de société. Quelles mesures législatives et politiques lui permettraient de combattre les violences sexuelles de manière à respecter l’engagement pris dans le dernier discours du Trône de réduire la violence faite aux femmes ?

Certes, il revient aux provinces de fournir les services nécessaires aux survivantes de violences sexuelles et d’administrer la justice. Mais Ottawa pourrait tout de même favoriser d’importants progrès. Cet article, tout comme tout le dossier d’Options politiques sur la question, propose quelques pistes.

La mesure la plus évidente consiste à apporter d’autres modifications au Code criminel pour guider les tribunaux dans les affaires impliquant des plaignantes en état d’ébriété avancé. Le gouvernement précédent s’était d’ailleurs engagé à étudier la question. Car dans de nombreux cas, comme dans cette cause entendue en Ontario, des femmes trop ivres pour marcher, parler ou s’habiller sont encore jugées aptes à consentir à des relations sexuelles. Le Code criminel doit donc revoir sa définition du consentement, qui devrait nécessiter davantage que la simple conscience des faits ou la « capacité minimale » à consentir actuellement retenue par plusieurs tribunaux, comme ce fut le cas dans un jugement rendu en Nouvelle-Écosse qui avait permis d’acquitter un chauffeur de taxi accusé d’agression sexuelle, mais qui avait été ensuite annulé en Cour d’appel.

Le gouvernement a par ailleurs supprimé les enquêtes préliminaires dans de nombreuses affaires d’agressions sexuelles, le projet de loi C-75 les restreignant aux seuls cas d’infractions passibles d’un emprisonnement de 14 ans ou plus. Il s’agit d’une évolution favorable de la loi, notamment parce que la plupart des plaignantes de plus de 16 ans n’auront plus à subir deux fois les épreuves du témoignage et du contre-interrogatoire.

Mais les enquêtes préliminaires restent possibles lorsqu’il s’agit d’enfants, puisque les agressions de plaignantes de moins 16 ans exposent les accusés à des peines maximales de 14 ans. C’est pourquoi le nouveau gouvernement doit aussi modifier le Code criminel de manière à ce que les enfants, qui comptent parmi les plaignants les plus vulnérables, n’aient pas à subir un processus désormais épargné aux plaignants adultes.

Outre ces modifications au Code criminel, Ottawa pourrait évidemment adopter une série de mesures complémentaires. En voici quelques-unes parmi celles qui seront examinées en détail par les auteurs de ce dossier :

  • Pérenniser le financement fédéral des programmes d’aide juridique indépendants.
  • Mettre en œuvre une stratégie de prévention, de prestation de services et de financement pour combattre les violences sexuelles dans le Nord canadien. Dans les Territoires du Nord-Ouest, par exemple, le taux de victimes par habitant est sept fois plus élevé que celui observé à l’échelle nationale.
  • Exiger des Forces armées canadiennes, qui continueront de tenir leurs propres procès dans les affaires d’agressions sexuelles par suite de l’arrêt Stillman de la Cour suprême du Canada, de remédier aux lacunes de son appareil judiciaire notamment révélées par le Vérificateur général.
  • Répondre aux appels à la justice du rapport de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées par une aide financière et des mesures concrètes.
  • Revoir et renouveler les engagements de financement liés à la Stratégie du Canada pour prévenir et contrer la violence fondée sur le sexe.
  • Affecter les ressources nécessaires à une recherche plus exhaustive sur les lacunes de notre système juridique qui font subir d’importants préjudices aux personnes souvent les plus vulnérables.

La clé du succès réside dans la volonté du gouvernement actuel de collaborer avec des spécialistes en matière d’agressions sexuelles : travailleurs de première ligne, juristes et chercheurs. Il lui faut aussi multiplier les initiatives, comme celle de la série Échanges de connaissances 2017 du ministère de la Justice (réunissant des panels d’experts, de législateurs et de décideurs pour examiner les étapes du signalement, de l’inculpation et de la poursuite des affaires d’agressions sexuelles), tout au long de son mandat mais aussi dès ces premiers mois où sont définies les attributions et les orientations.

La lutte contre les violences sexuelles n’a rien d’un enjeu partisan. C’est un problème de société tenace et répandu dont les effets dévastateurs touchent majoritairement des femmes et des filles de tout le pays. Ce dossier propose de nombreuses mesures sociales et juridiques que le nouveau gouvernement minoritaire pourrait adopter pour renforcer l’efficacité de son action.

Cet article fait partie du dossier Combattre la violence sexuelle, soutenir les victimes.

Photo : Rangées de bureaux et de fauteuils traditionnels en cuir vert meublant la nouvelle Chambre des communes du Parlement du Canada, le 22 septembre 2019. Shutterstock / WorldStock.


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Elaine Craig
Elaine Craig est professeure agrégée à la Schulich School of Law de l’Université Dalhousie. Elle est l’auteure de Putting Trials on Trial: Sexual Assault and the Failure of the Legal Profession.

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