
La lutte contre la pauvreté est une affaire de patience. D’une année à l’autre, la situation change relativement peu et, même sur plusieurs décennies, les progrès demeurent circonscrits. Plus souvent qu’autrement, les indicateurs retenus tracent de longs fleuves tranquilles, qui avancent en parallèle et suggèrent qu’en définitive, rien ne change.
Pourtant, pour reprendre un titre du cinéaste Pierre Falardeau, « les bœufs sont lents mais la terre est patiente ». L’accumulation graduelle de petites inflexions peut finir par avoir un impact significatif. Il en va ainsi de la pauvreté au Québec et au Canada. Depuis le début du siècle, le taux de pauvreté général a baissé légèrement, surtout au profit des enfants et un peu à celui des femmes. En contrepartie, la situation des personnes âgées s’est détériorée doucement, sans que personne, ou presque, ne sonne l’alarme.
Pour comprendre ce qui s’est passé, il faut utiliser la Mesure du faible revenu (MFR), qui définit le taux de pauvreté comme la proportion de personnes disposant de moins de la moitié du revenu médian. L’autre indicateur disponible, la Mesure du panier de consommation (MPC), s’avère moins utile pour une comparaison dans le temps parce que la valeur du panier est régulièrement révisée, rendant les années plus ou moins comparables. Comme une publication de l’Institut de la statistique du Québec le note, avec la MFR il ne faut pas surinterpréter les petits mouvements d’une année à l’autre, parce que les données bougent avec le cycle économique. Mais pour les tendances longues, ceci ne pose pas de problème.
Qu’en est-il, donc, de la pauvreté au Québec depuis le tournant du siècle? La Figure 1 présente l’évolution du taux de pauvreté selon la MFR après impôt de 1996 à 2022, pour toutes les personnes, pour les enfants de 16 ans et moins et pour les adultes de 65 ans et plus.
Cette première figure appelle trois remarques. D’abord, le taux de pauvreté des particuliers a diminué significativement au Québec depuis vingt-cinq ans, passant de 12,7 pour cent en 1997 à 8,7 pour cent en 2022. Cette évolution peut être un résultat des politiques publiques ou tout simplement la conséquence d’une bonne performance économique. La seconde remarque suggère que ce sont les politiques sociales qui ont fait une différence. La pauvreté des enfants, en effet, a diminué beaucoup plus que la pauvreté dans son ensemble, si bien qu’entre 2004 et 2005, les lignes se sont croisées.
Avant 2005, les enfants étaient plus à risque de vivre en situation de pauvreté que la population en général. Après cette date, ils sont presque toujours moins à risque. On a beaucoup écrit, à juste titre, sur le modèle québécois de politiques familiales et sur ses effets pour réduire la pauvreté chez les enfants. On voit le résultat ici. Mais la figure fait également ressortir un troisième constat. Pour les personnes de 65 ans et plus, l’évolution est inversée. Beaucoup moins susceptibles d’être en situation de pauvreté en début de période, les aînés le sont devenus nettement plus en fin de parcours. Dans ce cas, les lignes se sont croisées autour de 2016.
Avant de considérer ce recul des personnes âgées, il semble utile de reprendre l’exercice pour le Canada dans son ensemble.
Première remarque, au Canada la pauvreté ne recule pas avant 2015. En fait, jusque-là, la situation se détériore. Avant cette date, les enfants sont aussi nettement plus à risque de vivre en situation de pauvreté; les lignes ne se croisent pas avant 2018. Pour les personnes âgées, en revanche, la situation est assez semblable à celle du Québec, parce que le même programme fédéral est en cause.
Les différences entre les deux figures font ressortir le rôle des politiques publiques. Au Canada, ce n’est qu’avec l’adoption en 2016 de l’Allocation canadienne pour enfants (ACE) par le gouvernement Trudeau que la pauvreté baisse chez les moins de 18 ans et, en conséquence, dans la population en général. L’effet de cette allocation ressort également à la Figure 1, mais au Québec le recul de la pauvreté avait commencé avant, au début du siècle.
Les différences entre le Québec et le Canada se retrouvent également dans la situation respective des hommes et des femmes, comme on peut le voir à la Figure 3.
Dans les deux cas, les femmes sont plus susceptibles que les hommes d’être en situation de pauvreté. Mais la situation des femmes et des hommes apparaît systématiquement plus favorable au Québec qu’au Canada. Surtout, l’écart homme-femme se referme davantage au Québec, si bien que les lignes se croisent presque en 2016. Comme c’est souvent le cas avec les politiques sociales, des politiques favorables à la redistribution et aux services publics ont plusieurs effets bénéfiques.
Mais qu’arrive-t-il pour les personnes âgées? Dans ce cas, le recul est d’autant plus frappant que l’on partait en 1996 de taux de pauvreté remarquablement bas (3,5 pour cent au Québec et 4,6 pour cent au Canada). Jusqu’à récemment, les gouvernements et les experts considéraient qu’au Canada pratiquement tous les aînés se trouvaient à l’abri de la pauvreté, grâce à la combinaison judicieuse d’un programme de Sécurité de la vieillesse quasi-universel et d’un Supplément de revenu garanti (SRG) ciblé, qui complétait le revenu des personnes recevant peu de bénéfices des régimes de pension basés sur les contributions réalisées pendant les années travaillées (Régime de pension du Canada ou Régime de rentes du Québec; Régime de pensions agréés offerts par les employeurs).
Dans leur contribution à un ouvrage récent intitulé Policy Success in Canada : Cases, Lessons, Challenges, les politologues Daniel Béland et Patrick Marier, parlent encore d’un succès avéré pour décrire l’effet anti-pauvreté du Supplément de revenu garanti. Pourtant, comme ils le reconnaissent eux-mêmes les résultats sont de plus en plus décevants. En 2022 au Canada, 15,4 pour cent des 65 ans et plus vivaient en situation de pauvreté, comparativement à 11,9 pour cent pour l’ensemble des particuliers.
Le dernier rapport annuel de l’OCDE sur les pensions note que le Canada est l’un des rares pays où la pauvreté a augmenté davantage chez les aînés que chez les jeunes adultes. Cette évolution reflète moins une décision délibérée qu’un glissement graduel, le résultat d’une négligence qui, à la longue, a fini par faire une différence.
Dans son rapport de 2013, le comité d’experts sur l’avenir du système de retraite québécois présidé par Alban D’Amours notait déjà que l’indexation en fonction de l’inflation du Supplément de revenu garanti n’était pas suffisante pour suivre l’évolution des salaires. À ce rythme, estimait le comité, la protection offerte par ce Supplément deviendrait de plus en plus insuffisante. La Figure 4, qui compare l’évolution en dollars constants du revenu de base offert par la Sécurité de la vieillesse et le Supplément de revenu garanti à la progression des salaires de 1996 à 2022 montre bien l’écart qui se creuse avec les années, au détriment des retraités les moins fortunés.
Le Réseau FADOQ souligne régulièrement la nécessité de revoir l’indexation des protections de base pour les personnes de 65 ans et plus, afin de prévenir la hausse de la pauvreté. Pour l’instant, le gouvernement fédéral a plutôt choisi de bonifier la sécurité de la vieillesse pour les 75 ans et plus, une mesure qui touche plus de personnes qu’une amélioration du Supplément de revenu garanti, mais s’avère moins efficace pour réduire la pauvreté.
Revenir à la situation qui prévalait dans les années 1990, avec des taux de pauvreté de 3 ou 4 pour cent, ne serait pourtant pas difficile. L’écart à combler, l’écart moyen entre le revenu médian et les revenus des 65 ans et plus en situation de pauvreté, compte en effet parmi les plus faibles de l’OCDE.
Bien des personnes âgées ont des bons revenus de pension et des actifs qui leur permettent de vivre confortablement. Ce ne sont pas à eux qu’un programme comme le Supplément de revenu garanti s’adresse. Ce supplément ciblé a longtemps été vu comme un succès, permettant au Canada de réduire significativement la pauvreté chez les 65 et plus. Comme société, nous sommes plus riches qu’au tournant du siècle. Nous devrions être capables, au minimum, de maintenir nos acquis sociaux.