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La présidence chaotique de Donald Trump et sa guerre commerciale avec le Canada ont provoqué un bouleversement politique inédit depuis des décennies – un bouleversement qui aura des répercussions sur la fonction publique, dont l’efficacité suscite des inquiétudes en l’absence de réforme en profondeur.
Les secousses commerciales provoquées par Trump ont fragilisé les appuis à la souveraineté du Québec et déclenché un regain d’unité nationale. Aujourd’hui, les chefs d’entreprise et les dirigeants politiques s’empressent de redéfinir la relation du Canada avec une administration Trump toujours plus protectionniste et isolationniste.
Cette volonté de rendre le Canada plus autonome et résilient pourrait modifier en profondeur l’organisation et la gestion du gouvernement, à une échelle inédite depuis l’Examen des programmes de 1995 sous le gouvernement Chrétien. À l’époque, une grave crise budgétaire avait conduit The Wall Street Journal à qualifier le Canada de « république bananière du Nord ».
Le gouvernement avait alors supprimé plus de 50 000 emplois. Le Canada misait alors sur le libre-échange, la mondialisation et un renforcement des liens avec les États-Unis. Aujourd’hui, alors que Trump remet en cause cet équilibre, le pays doit une fois de plus s’adapter.
Parallèlement, la réduction draconienne de la bureaucratie américaine par Trump inquiète les fonctionnaires canadiens, mais les experts estiment que sa politique de démantèlement ne sera pas appliquée au Canada.
« Trump va déconstruire beaucoup d’acquis du secteur public, et je ne pense pas que le Canada puisse l’ignorer », affirme Donald Savoie, spécialiste de l’administration publique et ardent défenseur d’une réforme de la fonction publique. « Je ne pense pas qu’on ira aussi loin que Trump, mais nous devrons suivre cette direction. »
La politique américaine a toujours influencé le Canada, rappelle Alasdair S. Roberts, professeur à la School of Public Policy de l’Université du Massachusetts à Amherst. Selon lui, les décisions de Trump et d’Elon Musk auront un « effet d’écho », surtout si les conservateurs prennent le pouvoir, mais avec une approche plus modérée.
Une fonction publique inadaptée aux défis actuels
La crise actuelle met en lumière les problèmes de productivité, d’infrastructures et de gestion des oléoducs au Canada. Pourtant, hormis quelques universitaires, rares sont ceux qui s’interrogent sur la capacité d’une fonction publique « vieillissante et trop lourde » – pensée pour une autre époque – à accompagner ces transformations, souligne l’ancien greffier du Conseil privé, Michael Wernick.
« On ne peut pas être résilient, agile et efficace dans les années 2020 avec une fonction publique conçue pour les années 2000 », insiste M. Wernick, aujourd’hui titulaire de la chaire Jarislowsky en administration publique à l’Université d’Ottawa.
Jusqu’à présent, les efforts ont surtout porté sur la réduction de la taille de la fonction publique, sans véritable réflexion sur sa modernisation.
Gare aux symboles politiques
Wernick ne pense pas que le Canada connaîtra le chaos provoqué par Elon Musk dans ses entreprises ou subira une politique radicale à la Javier Milei, le président argentin, visant à démanteler la bureaucratie.
Cependant, le prochain premier ministre « voudra rapidement marquer des points ». Cela se traduira probablement par des coupes budgétaires générales et de l’attrition – des outils fréquemment utilisés pour réduire les dépenses, mais qui, selon M. Wernick, relèvent d’une approche « inefficace et court-termiste ».
Il fait partie d’un nombre croissant de spécialistes réclamant un examen stratégique du gouvernement, à l’image de celui de 1995, afin d’identifier ce qui fonctionne et ce qui doit être réformé. Il faudra du courage politique pour prendre ces décisions, estime-t-il.
Un tel examen permettrait de déterminer s’il convient de réorganiser, fusionner, supprimer ou créer certains services pour mieux répondre aux réalités actuelles. Mais au-delà des structures gouvernementales, c’est aussi le fonctionnement interne de la fonction publique qui doit être repensé. De plus en plus critiquée pour son incapacité à mettre en œuvre ses décisions, elle a jusqu’ici répondu aux difficultés en augmentant ses effectifs et ses budgets. Pourtant, l’ajout de 100 000 employés n’a pas résolu ses dysfonctionnements.
Aujourd’hui, la fonction publique doit être capable de réagir rapidement aux crises, qu’il s’agisse d’une nouvelle épidémie de grippe aviaire, de feux de forêt ou de guerres commerciales, explique M. Wernick.
Lorsque des organismes comme la GRC, les garde-côtes ou les services frontaliers manquent de moyens et que les processus d’approvisionnement sont lourds et lents, la mise en œuvre des politiques est entravée. Ce ne sont pas seulement les compétences qui manquent, mais aussi des règles et des systèmes obsolètes qui freinent l’action gouvernementale.
Les obstacles à la réforme
Alasdair S. Roberts, auteur du livre The Adaptable Country, estime que le Canada ne pourra pas faire face aux bouleversements américains sans une administration publique capable de s’adapter rapidement.
Pour survivre dans un environnement incertain, un pays doit redéfinir ses priorités, adopter de nouvelles idées et moderniser ses institutions.
Or le Canada tarde à agir : il réagit aux crises au lieu d’anticiper et peine à concrétiser ses réformes.
Des politiques à courte vue dictées par les échéances électorales, une sphère publique affaiblie et un dialogue fédéral-provincial atrophié compliquent encore cette transition. À cela s’ajoute l’état préoccupant de la fonction publique. Mais une simple refonte des services gouvernementaux ne suffira pas. Il faut également revoir en profondeur le mode de fonctionnement de l’administration.
Après des décennies d’accumulation de règles, de contrôles et de procédures – sans jamais remettre en question ce qui est devenu obsolète –, l’État est devenu trop lent et trop prudent. « Un pays ne peut pas s’adapter si sa fonction publique est incapable de transformer de nouvelles idées en actions concrètes et efficaces », avertit M. Roberts.
Un coup de fouet dont le Canada aurait bien besoin ?
Un examen stratégique est bien loin de l’avalanche de réformes de M. Musk, qui cherche à réduire la bureaucratie par des mesures que ses détracteurs jugent illégales et antidémocratiques.
D’un trait de plume, M. Trump démantèle des ministères, supprime des emplois, gèle les embauches, procède à des nominations politique, encourage les rachats d’entreprises et oblige les fonctionnaires fédéraux à retourner au bureau.
Son décret visant le retour au bureau de plus de deux millions de travailleurs américains contraste vivement avec la situation canadienne. Au Canada, les fonctionnaires résistent à l’exigence de leur gouvernement de travailler en présentiel trois jours par semaine. Les syndicats fédéraux mènent une campagne nationale pour le travail à distance, tandis que l’administration Trump impose un retour à cinq jours. Mais cette lutte pourrait évoluer, car les fonctionnaires s’interrogent sur leur avenir.
Musk applique à l’administration fédérale la même approche que pour Twitter. Son équipe du Department of Government Efficiency (DOGE) exige un accès aux systèmes de paiement et bases de données des ministères. Il s’est même vanté récemment d’avoir « passé l’USAID à la déchiqueteuse ».
Chargé par M. Trump de réduire les dépenses et la réglementation, il prône une refonte des ministères américains fondée sur l’ « IA d’abord ». Une idée qui trouve écho au Canada, encore en pleine adaptation à son programme « Digital First ». Musk envisage une administration fonctionnant comme une startup, automatisant les tâches et centralisant les données.
Selon Ian Lee, professeur à la Sprott School of Business de l’Université Carleton, l’IA transformera la fonction publique, réduisant les coûts et optimisant les décisions politiques. « Cette réduction des effectifs sera bien plus massive que les coupes de Chrétien en 1995 », prédit-il. « À l’époque, nous n’avions ni IA ni un président américain tweetant quotidiennement. »
Lee estime que le Canada devra réaliser des économies colossales pour financer la sécurité frontalière et atteindre l’objectif de dépenses de défense de l’OTAN à 3 % du PIB, soit plus de 90 milliards de dollars annuels.
Pour certains, l’idée d’une transformation technologique du gouvernement, portée par un esprit désireux de tout bouleverser, pourrait être le choc nécessaire au Canada.
Les gens vont « crier au meurtre »
Alex Benay soutient la stratégie « IA d’abord » de Musk, mais pas ses impacts humains. « Nous devrions viser un gouvernement sans bureaucratie en exploitant nos capacités nationales en IA d’abord dans le secteur public », déclare-t-il, précisant que c’est un point de vue personnel.
Ancien Directeur des Systèmes d’Information (DSI), surnommé « perturbateur en chef » du Canada, Benay constate que le gouvernement étudie discrètement la productivité de la fonction publique par un groupe de travail sur l’IA. Mais cela ne suffit pas, selon M. Lee.
Il plaide pour une commission Glassco « dopée aux stéroïdes » – une réédition de cette commission royale des années 1960 sur l’organisation gouvernementale. Un groupe mixte public-privé, incluant un provocateur d’innovation, devrait préparer un plan de réforme pour le prochain gouvernement.
« Les résistances seront fortes. Mais nous sommes déjà en crise. Il faut répondre à Trump, aux nouvelles exigences et à la transformation que l’IA impose au gouvernement. Ce train est lancé. »
Pourtant, aucun des candidats à la direction du Parti libéral ni Pierre Poilievre n’a proposé d’examen stratégique ou de réforme pour préparer la fonction publique à ces bouleversements. Poilievre prévoit une réduction par attrition, en ne remplaçant pas les départs volontaires. « Grâce aux puissants calculs de l’attrition, nous réduirons l’obésité morbide de la bureaucratie », affirme-t-il.
Mais cette méthode est inefficace, rétorque M. Wernick. « L’économie réalisée est minime. La productivité en souffre, et les gestionnaires perdent le contrôle sur le recrutement des talents. »
« On ne résout pas un problème budgétaire en coupant la fonction publique. L’arithmétique ne fonctionne pas. C’est pourquoi les politiciens évitent d’admettre que nous avons besoin de plus de revenus.»
Or les gouvernements veulent agir vite. Un examen stratégique prend du temps.
« Une refonte profonde exige deux ans, deux budgets et une expertise considérable pour repenser la fonction publique d’ici 2029. »
Cet article a été réalisé avec le soutien de la bourse Accenture sur l’avenir de la fonction publique.