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La Corée du Sud vient de rejoindre la liste des pays limitant ou interdisant l’utilisation de DeepSeek pour des raisons de protection des données et de contrôle sur leurs infrastructures numériques. De plus en plus de gouvernements s’inquiètent des risques que cette technologie pourrait poser pour leur sécurité nationale et leur indépendance face aux puissances étrangères. Comment cette start-up chinoise, jusqu’alors peu connue, a-t-elle provoqué une véritable guerre froide de l’intelligence artificielle ?
La popularité de ChatGPT, l’agent conversationnel lancé par l’entreprise américaine OpenAI au début de 2023, a marqué un tournant pour les entreprises technologiques chinoises, les incitant à accélérer le développement de leurs propres grands modèles de langage. Peu de temps après, Alibaba et Tencent ont lancé leurs plateformes respectives, Tongyi Qianwen et Hunyuan, en se concentrant sur les applications du marché intérieur plutôt que sur l’expansion internationale.
DeepSeek, une start-up chinoise d’intelligence artificielle jusqu’alors peu connue de Hangzhou, connue comme la Silicon Valley chinoise, a lancé son premier agent conversationnel en code source ouvert (open source) en 2023. Le modèle d’IA était un projet du célèbre géant du capital-investissement High-Flyer Quantitative, construit en seulement deux mois pour un coût inférieur à 6 millions de dollars. Après avoir fait l’objet des mises à jour, il a fait la Une de tous les principaux médias après la sortie de sa dernière version, le 20 janvier 2025. L’application a atteint 11,8 millions de visites en décembre 2024 en Chine, enregistrant un taux de croissance impressionnant de 164 % avant d’être sous les feux de la rampe à l’ international.
Lorsque des experts ont suggéré que DeepSeek avait surpassé ChatGPT, la bourse américaine a chutéde près de 1 000 milliards de dollars. Nvidia, le principal fabricant de puces pour l’IA générative, a vu sa capitalisation boursière diminuer de 600 milliards de dollars. De nouveau venu dans le secteur de l’IA générative, Deepseek est devenu en quelques jours l’application la plus téléchargée aux États-Unis fin janvier 2025.
On sait encore peu de choses sur Liang Wenfeng, le co-fondateur de DeepSeek, et sur ce qu’il a fallu à l’entreprise pour surpasser ses célèbres concurrents. La popularité de DeepSeek résulte davantage de changements géopolitiques que d’avancées en matière d’IA.
Le champ de bataille géopolitique de l’IA
La dépendance de la Chine à l’égard des technologies étrangères, particulièrement en ce qui concerne l’importation de puces électroniques, a connu un nouveau chapitre en 2019. Les États-Unis ont imposé des contrôles stricts sur les exportations de semi-conducteurs et de technologies liées à l’IA vers la Chine, en raison de préoccupations liées à la sécurité nationale. En réponse, le gouvernement chinois a accéléré le développement national de puces.
Lancé en 2008, le « Programme des mille talents », qui vise à attirer des chercheurs de haut niveau à venir travailler enChine a joué un rôle déterminant dans l’attraction de sommités internationales et de Chinois revenus au pays, renforçant considérablement les capacités de la nation en matière d’IA. Une étude publiée en 2023 a révélé que les chercheurs participant au volet jeunesse du programme des mille talents se classaient parmi les 15 % les plus productifs en matière de recherche, en grande partie grâce à un meilleur accès aux ressources financières en Chine.
Le succès de DeepSeek révèle que les États-Unis n’ont pas la capacité d’empêcher la Chine de rattraper la domination américaine en matière d’IA. La crainte de la dépasser est maintenant réelle. Comme l’a déclaré le président américain nouvellement élu, Donald J. Trump, Deepseek devrait être un «signal d’alarme» pour les entreprises technologiques américaines.
DeepSeek sous le contrôle réglementaire
Une avalanche d’enquêtes attend DeepSeek. L’entreprise a suscité des inquiétudes réglementaires en raison de problèmes liés à la confidentialité des données et à la violation de la propriété intellectuelle, auxquels s’ajoutent des risques pour la sécurité nationale.
L’autorité italienne de protection des données, Garante, a ouvert une enquête sur DeepSeek, exigeant la divulgation des données collectées, stockées et utilisées. DeepSeek a été bannie de certains appareils gouvernementaux canadiens en raison de craintes liées à la protection de la vie privée. L’application serait désormais bloquée dans les magasins Apple et plusieurs poursuites judiciaires sont en cours. L’Italie, l’Australie et Taïwan ont déjà interdit l’application Deepseek.
Aux États-Unis, OpenAI accuse ouvertement DeepSeek de vol de propriété intellectuelle, affirmant détenir des preuves que l’entreprise chinoise a utilisé des techniques non autorisées, comme la « distillation », pour reproduire ses modèles d’IA. À l’image de TikTok, l’avenir de DeepSeek reste incertain.
L’essor de l’IA en Chine et un marché mondial divisé
L’émergence de DeepSeek est plus qu’un simple succès commercial, c’est un tournant géopolitique. Malgré les efforts déployés pour limiter les capacités de la Chine en matière d’IA, le pays progresse à une vitesse fulgurante. L’université de Stanford a récemment publié l’outil Global AI Vibrancy, révélant que la Chine se classe déjà au deuxième rang, après les États-Unis, dans le classement mondial 2023 de la vitalité de l’IA.
Bien que DeepSeek fasse la Une des journaux, il n’est pas le seul acteur de la course à l’IA en Chine. Alibaba Cloud a récemment dévoilé une version améliorée de son modèle d’IA, Qwen2.5-Max, affirmant qu’il surpasse le modèle V3 de DeepSeek. Le monde de la technologie se dirige vers un avenir qui sépare les écosystèmes d’IA entre la Chine et les États-Unis.
L’avenir de l’IA ne sera pas déterminé uniquement par la technologie, mais par la géopolitique. La Chine pourrait faire face à de nouvelles sanctions et à des augmentations de tarifs imposées par les États-Unis dans tous les secteurs, inaugurant une nouvelle phase de la guerre commerciale. La Chine devrait se tourner vers les BRICS+, qui comptent désormais une vingtaine d’États membres et partenaires, pour surmonter les effets de la guerre commerciale.
Les relations tumultueuses de l’Europe avec Trump au sujet d’une possible annexion du Groenland révèlent que le vieux continent ne peut pas compter sur son alliance avec les États-Unis, et le Canada peut en tirer parti. Envisager un rapprochement avec la Chine – et d’autres pays très innovants – ne devrait pas être exclu.
Le temps pour une loi sur l’intelligence artificielle est arrivé
DeepSeek est une leçon pour le Canada. Au milieu d’une guerre commerciale avec les États-Unis, le Canada doit rechercher des marchés alternatifs et élargir sa coopération avec l’Union européenne et la Chine. Une coopération stratégique dans les industries axées sur la technologie peut se faire par l’intermédiaire de projets de recherche et développement conjoints dans des domaines prioritaires tels que les produits pharmaceutiques, les soins de santé et l’énergie.
Que DeepSeek s’avère être la pointe de l’iceberg pour défier la domination américaine en matière d’IA, une chose est certaine : la guerre froide de l’IA est arrivée, et le Canada ne peut pas se permettre de rester les bras croisés.