
(English version available here)
Face à une agression économique accompagnée d’une menace existentielle contre notre souveraineté, nous avons besoin d’options. Une idée qui circule de plus en plus est celle de devenir le 28e État membre de l’Union européenne.
Pourquoi pas? Depuis le repli des États-Unis, l’Europe demeure le seul regroupement de démocraties libérales et de pays engagés dans le multilatéralisme, deux valeurs fondamentales que nous partageons. C’est une région prospère où, grâce à notre histoire et à notre contribution à l’OTAN, nous avons des alliés de confiance. Devenir le 28e État membre de l’Union européenne, plutôt que le 51e État américain, nous permettrait de renforcer notre sécurité économique tout en préservant notre souveraineté politique.
Bien sûr, les Canadiens pourraient hésiter à rejoindre une organisation souvent critiquée, dont le centre de gravité se trouve de l’autre côté de l’Atlantique. Mais même si nous ne rejoignions jamais l’UE, il y a de solides arguments en faveur du dépôt d’une demande d’adhésion dès maintenant. En engageant un dialogue avec Bruxelles, nous ouvririons la porte à des perspectives de collaboration qui, sans aller jusqu’à une adhésion complète, nous permettraient de nous rapprocher considérablement de l’Europe… et de s’éloigner un peu des États-Unis.
10 ans de négociations bilatérales
Sur papier, le Canada est un candidat idéal pour l’adhésion à l’Union européenne. Notre pays répond aisément à deux des trois critères de Copenhague, qui servent à évaluer les demandes d’adhésion : comme les autres États membres, le Canada possède une économie de marché (premier critère) et un régime démocratique fondé sur l’État de droit et le respect des droits humains (deuxième critère).
Le troisième critère serait plus difficile à respecter et nécessiterait au moins dix ans de négociations bilatérales. Il s’agit de l’« acquis communautaire ». Pour devenir membre à part entière, le Canada devrait adopter l’ensemble des lois supranationales adoptées depuis la création de l’UE en 1957. Elles sont en grand nombre et il y a très peu de possibilités de faire des exceptions.
Si les Canadiens souhaitaient entamer une telle négociation, les 27 États membres de l’UE devraient l’approuver à l’unanimité. À chaque étape du processus, chacun pourrait bloquer ou opposer son veto à certaines discussions, par exemple sur l’agriculture ou les services financiers. Toutefois, en comparant notre candidature à celle d’autres pays, comme l’Ukraine, l’UE verrait sans doute d’un bon œil l’entrée d’une démocratie stable et prospère dont le budget national est conforme aux règles fiscales européennes.
Ce que signifierait l’adhésion à l’UE
L’adoption de l’acquis communautaire inclurait des droits sociaux, comme la semaine de travail de 48 heures maximum (incluant les heures supplémentaires), des obligations environnementales, telles que le règlement REACH (Registration, evaluation, authorisation and restriction of chemicals), ainsi que des règles économiques, comme celles de l’Union bancaire. Dans l’ensemble, cela reviendrait à renforcer nos normes sociales, économiques et environnementales.
Certaines obligations seraient plus controversées : le Canada devrait remplacer son système de gestion de l’offre par la Politique agricole commune (PAC), contribuer au marché du carbone européen et appliquer les tarifs douaniers de l’UE aux pays tiers (y compris les États-Unis).
À terme, l’adhésion signifierait aussi la libre circulation des personnes (plus besoin de passeport entre Montréal et Paris) et le remplacement du dollar canadien par l’euro. Dans certains domaines, les décisions de la Cour de justice de l’Union européenne primeraient sur celles de la Cour suprême du Canada. En somme, rejoindre l’UE exigerait une refonte complète de nos cadres institutionnels, politiques et réglementaires.
Un défi de taille! Mais il faut se rappeler que les Canadiens éliraient leurs représentants au Parlement européen et à la Commission européenne. Nos dirigeants siègeraient au Conseil européen et nommeraient des juges européens. Avec des alliés comme la France, les Pays-Bas, le Danemark et l’Allemagne, nous aurions voix au chapitre. L’UE est bien plus décentralisée que les États-Unis : pas d’armée européenne, pas de FBI européen, pas d’impôts européens, pas de poste européenne, pas de sécurité sociale européenne. Et, comme le Brexit l’a montré, un pays peut toujours choisir de partir s’il le souhaite, sans guerre civile. Le Canada pourrait ainsi rejoindre un club influent sans trop perdre de sa souveraineté.
Un parcours semé d’embûches
Bien entendu, il existe des obstacles géographiques, économiques et politiques à une adhésion à l’UE. Le Canada n’est pas situé sur le continent européen, ce qui constitue en principe une condition d’adhésion. Mais, surtout, nos échanges commerciaux avec l’Europe restent limités par rapport à ceux avec les États-Unis. Bien que la diversification commerciale soit justement un des objectifs de ce rapprochement, il est indéniable que l’attraction principale demeure au sud de la frontière.
L’obstacle majeur, selon moi, serait politique. D’une part, l’agressivité de Trump a incité les Canadiens à envisager des options auxquelles ils n’avaient jamais pensé auparavant. Selon une enquête d’Abacus Data réalisée du 20 au 25 février 2025, 46 % des Canadiens se disaient favorables à l’adhésion à l’UE, tandis que 29 % s’y opposaient. Même si environ le quart des répondants étaient indécis ou ne savaient pas, ce chiffre est surprenant pour une question jusque-là jamais évoquée dans l’espace public.
D’autre part, comme mes collègues et moi l’avons constaté dans le contexte du Brexit, les Canadiens sont divisés dans leur perception de l’Europe : alors que les libéraux et les Canadiens plus à l’Est sont attachés à l’Europe continentale et à l’UE, les conservateurs et les Canadiens de l’Ouest se sentent plus proches du Royaume-Uni (et, selon l’enquête Abacus, des États-Unis). Adhérer à l’UE sans le Royaume-Uni risquerait de diviser le pays, ce dont nous n’avons pas besoin actuellement. D’où la nécessité de considérer d’autres formes de rapprochement.
Des alternatives à l’adhésion complète
Certains pays entretiennent des relations très étroites avec l’UE sans en être membres. C’est le cas du Royaume-Uni, qui a quitté l’Union en 2020 après 47 ans d’adhésion et qui est désormais lié par un nouvel accord de commerce et de coopération. La Suisse, quant à elle, a accès au marché intérieur et accorde la libre circulation des personnes aux citoyens européens. Enfin, la Norvège, en tant que membre de l’Espace économique européen avec l’Islande, bénéficie de presque tous les avantages de l’UE, à l’exception du droit de vote. Tous ces modèles vont au-delà de l’Accord économique et commercial global (AECG) que nous avons actuellement avec l’UE. Chacun présente des avantages et des inconvénients.
Le scénario britannique serait le plus simple, mais le moins transformateur. Avec l’AECG et l’OTAN, nous avons déjà des droits comparables à ceux du Royaume-Uni en matière de commerce et d’accès partiel au marché des services, ainsi qu’une participation au commandement militaire allié et à certains programmes européens comme Horizon Europe pour la recherche.
Sur de nombreuses questions politiques et diplomatiques, le Canada a longtemps été considéré comme un pays partageant les mêmes valeurs, voire comme une nation européenne honorifique. Un Accord de partenariat stratégique renforcé pourrait officialiser notre volonté de collaborer davantage, par exemple dans les domaines de la sécurité et de la défense, de la gouvernance numérique ou des changements climatiques. Le principal avantage du scénario britannique serait symbolique : montrer que nous choisissons de nous associer à l’Europe plutôt qu’aux États-Unis.
Le scénario norvégien serait le plus engageant, mais aussi le plus coûteux. Le Canada devrait contribuer au budget de l’UE en proportion de son PIB (environ 1 %). Il lui faudrait appliquer la majorité des règles européennes, qu’il s’agisse des normes sur les phares des véhicules ou de la reconnaissance des qualifications professionnelles. Tout cela se ferait sans faire officiellement partie de l’UE, donc sans représentants au Parlement, à la Commission, au Conseil ou à la Cour. D’un point de vue démocratique, ce n’est pas l’idéal. Cependant, nos entreprises bénéficieraient d’un accès sans restriction au marché unique, y compris pour le gaz, le pétrole, le bœuf et le sirop d’érable, avec moins d’obstacles réglementaires ou tarifaires que ceux rencontrés avec les États-Unis sous l’ALENA (maintenant l’Accord Canada-États-Unis-Mexique ou ACEUM).
Le scénario suisse est le seul qui permet des négociations bilatérales approfondies et une entente gagnant-gagnant. Il est aussi le plus complexe à mettre en place. Comme les deux parties sont sur un pied d’égalité et que tout est négociable, les pourparlers ont tendance à s’éterniser et les accords provisoires peuvent sans cesse être remis en question. En somme, chaque partie détermine ce qu’elle est prête à concéder. Certaines conditions imposées par l’UE, comme l’adoption de normes environnementales plus strictes, pourraient être difficiles à refuser. Contrairement à la Suisse, un pays enclavé, le Canada ne souhaiterait sans doute pas instaurer la libre circulation des personnes de part et d’autre de l’Atlantique. En revanche, il pourrait vouloir renforcer la coopération en matière de sécurité et de défense dans l’Arctique.
Déposer maintenant, régler les détails plus tard
À ce stade, il n’y aurait aucun préjudice à soumettre une demande d’adhésion à l’UE. Ce geste hautement symbolique enverrait un message clair à Donald Trump : le Canada n’est pas seul et a des options face aux menaces économiques ou politiques.
En tant que politologue spécialisé dans l’Union européenne, je ne suis pas du tout convaincu que de telles négociations entre le Canada et l’UE aboutiraient un jour, ni même que les Canadiens souhaiteraient leur succès. Les chances sont minces, mais il n’y aurait aucune obligation d’aller jusqu’au bout : la Norvège a déposé sa candidature à l’UE en 1962 sans jamais y adhérer. Néanmoins, l’amorce d’un dialogue sur une éventuelle adhésion ou un partenariat ambitieux avec l’UE nous permettrait d’explorer de nouvelles pistes de coillaboration pour réduire notre dépendance aux États-Unis.