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Un débat de fond s’annonce sur le contenu canadien en télévision. En février et en mars 2024, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) organise une série d’ateliers à travers le Canada dans le but de revoir la définition d’une émission canadienne.

Depuis la promulgation de la Loi sur la diffusion continue en ligne en avril 2023, qui a modifié la Loi sur la radiodiffusion, la définition d’une émission canadienne est devenue l’objet de critiques par ceux qui voudraient réduire sa portée afin de minimiser l’impact des changements à la loi. Pourtant, l’approche actuelle, qui privilégie une perspective culturelle plutôt qu’économique, demeure la meilleure façon d’aborder le sujet.

La Loi sur la radiodiffusion est une loi culturelle qui exige des contributions au contenu canadien pour maintenir et valoriser l’identité nationale et la souveraineté culturelle. À l’heure actuelle, le CRTC impose des obligations en contenu canadien uniquement aux diffuseurs autorisés par licence, comme à la radio ou à la télévision. Les diffuseurs en ligne, qui seront régis par un nouveau régime d’enregistrement, n’ont pas encore d’obligation de cette nature.

Conséquence des modifications à la Loi sur la radiodiffusion en 2023, le Conseil imposera sous peu de nouvelles obligations aux entreprises en ligne les plus importantes, comme Netflix, Disney et GAFAM (Google, Apple, Facebook/Meta, Amazon, Microsoft), dans la mesure où elles diffusent des émissions couvertes par la loi. Ces obligations seront probablement semblables à celles exigées en ce moment des télédiffuseurs canadiens autorisés par licence, qu’il s’agisse d’entreprises généralistes comme le réseau TVA, ou d’entreprises de vidéo sur demande (VSD), comme illico sur demande de Vidéotron. Ces nouvelles obligations pour les géants du web pourraient comprendre celle d’offrir dans leurs catalogues un certain pourcentage d’émissions canadiennes, dont des longs métrages.

Que ces émissions soient mises à la disposition des téléspectateurs n’obligera personne à les regarder. Cependant, de nouvelles obligations pourraient exiger une certaine visibilité ou « découvrabilité » des émissions canadiennes pour sensibiliser le public à leur présence.

Pour une définition objective du contenu canadien

Afin d’éviter toute nouvelle obligation, les géants du web et les grands studios américains (voir l’intervention au CRTC du MPA-Canada du 7 juillet 2023) , appuyés par des libertariens canadiens, cherchent à élargir la définition d’une émission canadienne. Parce qu’ils produisent déjà des émissions au Canada, plusieurs entreprises en ligne et studios américains souhaitent que le concept d’une émission canadienne soit redéfini pour rendre les effets de la Loi sur la diffusion continue en ligne nuls et non avenus.

Règle générale, ces productions en fuite des coûts élevés d’Hollywood sont transférées au Canada pour profiter de la valeur avantageuse du dollar canadien, des crédits d’impôt offerts par les gouvernements provinciaux et fédéral ainsi que des excellents services prodigués par les techniciens québécois et canadiens.

Bien que tournées au Canada, ces productions ne se qualifient pas comme des émissions canadiennes parce qu’elles ne respectent pas les critères d’accréditation actuels. En effet, les studios et les géants du web américains s’assurent que leurs émissions racontent des histoires situées dans un décor familier aux téléspectateurs américains, qui s’appuient sur des éléments créatifs américains, et qu’elles incarnent un point de vue américain.

Afin de se qualifier comme canadienne, une émission doit incarner un « point de vue canadien » — élément qui, assurément, n’est pas facile à évaluer. La façon la plus simple de le garantir consiste à exiger que les éléments créatifs impliqués dans sa production soient canadiens ou québécois. Cette approche, qui repose en partie sur un système de points basé sur la présence d’éléments créateurs canadiens, est essentiellement objective et relativement simple à gérer à titre administratif. Elle évite un lourd processus où des fonctionnaires liraient des milliers et des milliers de projets, de synopsis ou de scénarios pour tenter de décortiquer un « point de vue canadien » — jugement qui serait inévitablement subjectif et arbitraire.

Pour être accréditée comme « canadienne » à l’heure actuelle, une émission doit normalement comporter un scénariste ou un réalisateur canadien, un acteur canadien dans un des deux principaux rôles, quelques autres créateurs et un producteur canadiens. Soixante-quinze pour cent du budget de production doit être consacré à des personnes ou des compagnies canadiennes. (Il y a certaines exceptions à ces règles, par exemple, dans le cas d’une coproduction internationale officielle.) Cela dit, il ne faut pas confondre les règles d’accréditation d’une émission canadienne avec celles de son financement, pour lequel les agences responsables, comme le Fonds des médias du Canada (FMC), peuvent imposer des exigences supplémentaires.

En principe, rien n’empêche les entreprises en ligne et les studios étrangers d’abandonner leurs pratiques courantes et de respecter les critères nécessaires pour obtenir l’accréditation canadienne pour certains de leurs projets. Mais à l’heure actuelle, ils préfèrent utiliser leur pouvoir de lobby pour modifier les règles d’accréditation du contenu canadien au lieu de s’y plier.

Des exigences qui dérangent les studios étrangers

Un aspect de la définition d’une émission canadienne qui les interpelle est l’exigence que son producteur soit canadien. Voulant contrôler la nature du projet (et éventuellement les droits mondiaux d’exploitation qui y sont attachés), les entreprises en ligne et les studios américains sont généralement rébarbatifs à l’idée de partager la gestion d’un projet avec un producteur québécois ou canadien.

Une autre exigence qui les dérange est l’embauche d’un scénariste ou d’un réalisateur canadien. La plupart du temps, les entreprises en ligne et les studios américains veulent voir leurs compatriotes contrôler le contenu d’une émission pour assurer un point de vue compatible avec leurs valeurs. Enfin, ils préfèrent que les principaux rôles soient remplis par des acteurs connus du public américain afin de faciliter la promotion de l’émission. Par ailleurs, ce public n’ayant pas l’habitude de regarder des émissions doublées ou sous-titrées, les entreprises américaines exigent, sauf exception, un tournage en anglais.

Le contrôle créatif d’une production, assujetti à une approche quantitative, est le meilleur gage d’une présence d’attitudes, d’opinions, d’idées, de valeurs, de créativité́ et d’expériences canadiennes, voire d’un point de vue canadien sur les écrans.

L’approche économique à la définition d’une émission canadienne voudrait que l’on mette beaucoup d’accent sur l’emploi global engendré par une production et sur son attrait pour les investisseurs étrangers, plutôt que sur le « point de vue » exprimé par ses principaux artisans — le scénariste, le réalisateur et les acteurs de premier plan. (Déjà, l’élément économique est pris en considération dans la définition actuelle par l’exigence voulant que soixante-quinze pour cent du budget total de production soit consacré à des personnes ou des compagnies canadiennes.)

Croire que l’accréditation de contenu canadien devrait encourager aussi les investissements étrangers au sein de notre système de radiodiffusion est une fausse piste. C’est plutôt le rôle des crédits d’impôt fédéral et provinciaux — comme le programme de crédit d’impôt pour services de production cinématographique ou magnétoscopique (CISP) du gouvernement fédéral. Si Ottawa désire encourager les investissements étrangers au Canada, il devrait renforcer le CISP, et laisser intacte la définition d’une émission canadienne. L’approche actuelle de cette définition, qui privilégie une perspective culturelle plutôt qu’économique, demeure la meilleure façon d’assurer un point de vue canadien ou québécois.

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Robert Armstrong
Ancien professeur d’économie, Robert Armstrong est conseiller en radiodiffusion auprès des associations francophones. Il est l’auteur de Broadcasting Policy in Canada (2e édition, UTP, 2016) et de La télévision au Québec : miroir d’une société (PUL, 2019).

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