Le soi-disant « convoi de la liberté » est arrivé à Ottawa avec l’intention déclarée de rester jusqu’à ce que le gouvernement fédéral révoque l’ensemble des restrictions liées à la COVID-19 (même si la plupart d’entre elles relèvent des provinces). Les participants au convoi se sont installés près de la Colline du Parlement et autour, en plein centre-ville, déclenchant une occupation bruyante et dérangeante pour laquelle on ne voit pas de fin pour l’instant.
La grande majorité des Canadiens sont en désaccord avec les méthodes et objectifs poursuivis par les organisateurs du convoi, et une grande partie du débat porte sur la question à savoir si les manifestants ont ou non le droit d’être là. Du point de vue de la reconnaissance de la liberté d’association et d’expression en tant qu’éléments fondamentaux d’une société démocratique libre et saine, c’est évidemment pertinent.
Dans le cas présent, c’est néanmoins passer à côté de l’essentiel. Le débat entre ceux qui soutiennent le droit des camionneurs de manifester et ceux qui plaident que l’occupation n’aurait simplement pas dû être autorisée cache des questions plus difficiles. Nous devons pourtant y répondre si nous voulons comprendre pourquoi le soi-disant « convoi de la liberté » représente un danger pour une société véritablement libre et démocratique.
Parce que la question que pose le siège d’Ottawa n’est pas de savoir si notre société permet les manifestations. Fondamentalement, il s’agit plutôt de savoir à quel point nous prenons au sérieux l’égalité démocratique.
Ceux qui se sont installés à Ottawa sont des occupants. Les mettre sur un pied d’égalité avec d’autres manifestants d’autres mouvements ne permet pas de comprendre l’inégalité profondément enracinée dans nos institutions, qui sous-tend à la fois l’occupation et bon nombre de nos réponses à celle-ci. Ce sont sur ces échecs institutionnels répétés que nous devons nous concentrer : nous devons demander des comptes à ces institutions et porter notre attention sur ceux qu’elles laissent tomber.
Il est notable que le convoi ait commencé son voyage vers Ottawa lors de la Journée internationale de commémoration de l’Holocauste. Et que l’occupation a vraiment commencé le jour du cinquième anniversaire de l’attentat de Québec, quand un tireur antimusulman est entré dans une mosquée, tuant six hommes et en blessant d’autres gravement.
Le « convoi de la liberté » est débarqué dans la capitale fédérale avec des croix gammées, des drapeaux confédérés et une panoplie d’accessoires porteurs de haine, qui ont tous été fièrement affichés dès l’arrivée en ville. Pour ceux qui avaient prêté attention aux affiliations suprémacistes et racistes d’extrême droite des organisateurs du convoi et de certains opposants très actifs aux restrictions sanitaires, rien de tout cela n’était surprenant.
Le récit national canadien fait la part belle à l’inclusion et au sens d’appartenance à la communauté, mais c’est un cadre narratif qui est contredit par un racisme structurel que nos réponses à la pandémie ont amplifié.
En ce qui a trait aux dénonciations face à l’occupation, c’est le manque de respect pour certains symboles canadiens qui semble résonner le plus chez une majorité de Canadiens (blancs). Aux yeux de nombre de citoyens, lorsque les médias montrent des occupants habiller la statue de Terry Fox avec leurs symboles et slogans ou uriner sur le Monument commémoratif de guerre du Canada, une ligne est franchie.
Oublions un instant l’ironie des antivaccins essayant de se revendiquer de Terry Fox – un partisan de la science médicale s’il en est un. Que l’indiscipline générale des klaxons constants ou la défécation en public soit ce qui suscite le plus d’indignation en dit long sur la facilité avec laquelle nous acceptons un traitement inégal au sein de notre société. Il y a un double standard dans la façon dont la police traite les occupants, et c’est un double standard bien ancré au pays.
Une grande partie des critiques – celles-ci, bien méritées – contre l’occupation soulignent le contraste frappant entre l’accueil réservé à ceux qui occupent Ottawa et la façon dont les forces de police partout au pays traitent les Noirs et les Autochtones, qui s’attirent violence et surveillance par leur simple présence dans l’espace public. Sans parler du traitement qui leur est réservé quand ils décident de manifester. Alors que nous regardons la police d’Ottawa baisser les bras et affirmer qu’elle ne peut rien faire de peur d’aggraver la situation, nous avons d’innombrables exemples de réponses rapides et violentes à des manifestations pacifiques auxquelles ont pris part des Noirs ou des Autochtones.
Les occupants du « convoi de la liberté » ont ciblé des résidents LGBTQ2S, menacé des personnes portant des masques, proféré des menaces de mort et rendent dangereux le simple fait de quitter son domicile. Ottawa subit présentement des fermetures d’écoles, l’annulation de cliniques de vaccination et des menaces contre d’autres services essentiels, qu’il s’agisse des fournisseurs ou des bénéficiaires de ces soins. Cela inclut des attaques contre des employés des Bergers de l’espoir, un organisme de soutien aux adultes sans abri et vulnérables, et des contrecoups au Pilier logements pour femmes, un refuge d’urgence dont des résidentes ont dû être hospitalisées en raison de l’occupation en cours.
Nous voyons des occupants stocker de l’essence et construire des bâtiments de fortune à l’extérieur du Parlement alors que la police d’Ottawa ne fait rien. Cette inaction des forces policières vient néanmoins avec une facture de 800 000 dollars par jour. Pourtant, cet été, nous avons vu la police de Toronto dépenser environ deux millions de dollars pour vider violemment des campements de sans-abris et arrêter des manifestants pacifiques.
L’occupation souligne notre échec institutionnel. Il ne s’agit pas d’une incapacité, mais bien du refus d’éjecter de notre capitale un groupe indiscipliné et violent de suprémacistes blancs qui ne comprennent absolument pas ce que signifie vivre dans une société avec d’autres êtres humains.
Notre échec est de reconnaître qu’à bien des égards, cette occupation existe parce que, comme pour d’autres groupes qui carburent à la colère et au ressentiment, notre société a investi les Blancs du sentiment profondément ancré que leurs droits sont inattaquables, de sorte que toute restriction à la vie quotidienne – même la contrainte la plus banale, comme celle de devoir porter un masque pour sauver la vie d’autres personnes – est interprétée comme une oppression.
Nous avons vu ces échecs institutionnels amplifiés par la police d’Ottawa dans son inaction la semaine dernière, mais ils sont toujours présents dans le bilan raciste, colonial et homophobe des services de police à travers le pays. Lorsque nous reconnaissons que nos institutions n’ont pas été conçues pour tout le monde, on ne devrait pas s’étonner de voir ensuite une grande institution – comme la police – donner un laissez-passer à d’ardents partisans de la suprématie blanche.
Nous voyons encore ces échecs institutionnels dans les réponses de nos élus, dont les dénonciations pointent de façon très spécifique les éléments les plus répréhensibles de l’occupation d’Ottawa, plutôt que (encore une fois) de prendre au sérieux le racisme structurel et la protection des plus vulnérables dans notre communauté.
Après un silence remarquable à propos du siège d’Ottawa, le premier ministre de l’Ontario Doug Ford a déclaré publiquement qu’il était « extrêmement troublé » par la profanation de monuments et les croix gammées aperçues au sein du convoi. Quelques jours plus tard, le principal conseiller médical du gouvernement a appelé l’Ontario à réévaluer le bien-fondé des passeports vaccinaux. Avec ce genre de déclaration, qui ignore le consensus scientifique, le gouvernement ontarien se trouve à endosser les revendications antivaccin et antiscience d’une minorité bruyante et nuisible, déterminée à obtenir tout ce qu’elle veut, même si c’est aux dépens de tous les autres.
Voilà à quoi ressemble l’état de notre démocratie au Canada. La question est : maintenant que plus de gens en sont conscients et indignés, est-ce que quelque chose de substantiel va changer ?