(Cet article a été traduit en anglais.)

Les mesures d’aide aux médias d’information canadiens annoncées le 21 novembre dans l’Énoncé économique de l’automne 2018 suscitent des débats sur leur pertinence, mais aussi sur les modalités de leur mise en œuvre. Nous proposons ici quelques pistes de réflexion guidées par l’objectif de soutenir un service essentiel à la démocratie.

Une telle aide est-elle nécessaire ? Les revenus publicitaires qui permettaient de soutenir la production de contenu journalistique ont migré vers des plateformes étrangères dans l’espace numérique. Ces plateformes ne produisent pas elles-mêmes de contenu d’information, mais elles captent l’attention notamment grâce au contenu produit par des médias, ou encore parce qu’elles offrent un lieu propice aux échanges entre usagers. Une forme de taxe sur ces revenus générés au Canada pourrait d’ailleurs servir à financer en partie le programme de soutien aux médias.

Jusqu’ici, les médias écrits d’information traditionnels et les nouveaux joueurs n’ont pas réussi à développer un modèle d’affaires viable sur Internet. Le journalisme, pratique professionnelle essentielle en démocratie, est en crise. Surtout, ce sont les besoins fondamentaux des citoyens et des communautés en matière d’actualité qui sont menacés.

L’indépendance journalistique en péril ?

Dès l’annonce de l’aide aux médias, l’Opposition officielle et certains journalistes ont dit craindre que les médias et les journalistes soient influencés par ce soutien du gouvernement libéral. Ces critiques ne sont pas à prendre à la légère. Elles pourraient renforcer la méfiance du public envers les médias.

Depuis des décennies, plusieurs pays offrent une aide à la presse écrite, sans pour autant que l’indépendance rédactionnelle en soit menacée. L’aide peut prendre la forme d’une réduction des tarifs postaux, d’exemptions partielles ou totales des taxes sur les produits et services, mais aussi, notamment en France et maintenant au Québec, de soutien à la modernisation et au développement technologique. Il existe aussi des précédents au Canada. Ainsi, le Fonds du Canada pour les périodiques a distribué en 20 ans plus d’un milliard de dollars.

En outre, la question de l’indépendance ne se pose pas uniquement lorsque les médias sont soutenus par des fonds publics. Les relations entre annonceurs et entreprises de presse comportent aussi des risques. Encore aujourd’hui, la publicité assure la majorité des revenus des quotidiens et hebdomadaires. Il y a toujours eu des tentatives par certains annonceurs, petits comme grands, d’influer sur les choix éditoriaux en demandant une couverture favorable à leurs activités. Le nouveau programme d’aide fédéral pourra contribuer à rendre les médias moins dépendants des ressources publicitaires, qui tendent de toute manière à décliner.

Dans le cas des craintes exprimées à l’égard de la perte d’indépendance des médias, il est rassurant de voir que le ministre des Finances Bill Morneau veut distancier du pouvoir politique le processus d’attribution des mesures de soutien annoncées. Il y a à cet égard des pratiques bien établies au gouvernement fédéral dans les domaines des arts et de la recherche scientifique.

Les modalités d’attribution de cette nouvelle aide devront être non seulement les plus simples possible, mais aussi transparentes et équitables. Il faudra éviter de favoriser indûment les organisations les mieux nanties ou les médias « prénumériques ». Les mesures devront par ailleurs être souples et ne pas devenir des freins à l’innovation. De plus, il faudra sans doute faire des choix, en particulier pour l’admissibilité au crédit d’impôt sur la masse salariale qui sera assurément la mesure la plus coûteuse.

Crédit d’impôt remboursable pour les frais de main-d’œuvre

Cette mesure, destinée au remboursement d’une partie du traitement des journalistes, est celle qui soulèvera le plus de questions et de débats quant à sa mise en œuvre.

Le ministre Morneau a évoqué les préoccupations suivantes :

  • assurer la viabilité des modèles d’affaires ;
  • répondre aux besoins des communautés sans médias locaux ;
  • assurer la diversité et la qualité du journalisme.

Les règles d’admissibilité seront arrêtées par un comité de pairs qui aura à :

  • établir et promouvoir des normes journalistiques de base ;
  • définir ce qu’est le journalisme professionnel ;
  • déterminer l’admissibilité des demandeurs.

Le mandat est très large et le débat risque d’aller dans tous les sens. Voudra-t-on que le programme soit largement accessible ? Il y a aujourd’hui 88 quotidiens au Canada, contre 139 il y a 10 ans, et plus d’un millier d’hebdomadaires (selon les données compilées par Médias d’info Canada), sans compter les nouveaux médias exclusivement numériques. Les magazines hebdomadaires et mensuels ont déjà accès au Fonds du Canada pour les périodiques. Un autre programme de 50 millions de dollars est destiné aux médias des collectivités particulièrement mal desservies en information, notamment les communautés linguistiques minoritaires et les Premières Nations.

Les organisations syndicales ont estimé le coût des mesures d’aide à plus de 200 millions de dollars par année. Le montant annoncé d’environ 600 millions de dollars sur cinq ans sera donc insuffisant pour répondre à toutes les demandes. Aucun média ne voudra laisser passer cette manne, y compris ceux qui se sont opposés à une aide de l’État par le passé. Une solution pourrait être de mettre un plafond aux montants accordés à chaque média, mais cela pénaliserait les salles de rédaction les plus importantes.

Le mandat que le ministre Morneau a défini pour le comité de pairs laisse croire qu’il faudra établir des critères éliminatoires, par exemple quant aux types d’entreprises de presse admissibles (nombre minimum d’années d’existence ? généralistes ? spécialisées ?) et à la définition d’un journaliste (faut-il qu’il soit employé par le média en tant que salarié ? depuis quand ?), de ses tâches et de sa production. Le ministre parle de « production de contenu d’information original », ce qui laisse croire à certains qu’il faudrait exclure les chroniqueurs et commentateurs.

Ces critères devront concourir à atteindre les objectifs du plan de soutien, comme assurer la diversité et la qualité du journalisme. On pourrait privilégier les médias qui consacrent une plus large part de leurs budgets à la production d’information qu’aux autres frais d’exploitation. Faudrait-il favoriser les médias qui ont et qui appliquent un code de déontologie ? Un média pourrait-il être tenu d’adhérer à un conseil de presse ou de mettre en place son propre mécanisme de réponse aux plaintes du public ? Il s’agit là d’un terrain glissant. Des règles trop restrictives ou trop complexes pourraient susciter des contestations de la part des exclus, mais aussi comporter des risques réels. L’État ne doit pas s’immiscer dans l’application des normes journalistiques.

Ce programme de soutien aux médias ne doit surtout pas devenir un club fermé pour ceux qui ont déjà la chance d’exister. Que prévoir pour inclure de nouveaux joueurs qui créent des projets « professionnels » de média sur le Web ? L’idée d’un fonds d’investissement pour appuyer des entreprises en démarrage, proposée par David Skok, l’éditeur du nouveau site payant The Logic, est intéressante.

Incitatifs fiscaux pour les dons

Cette mesure nous apparaît la plus susceptible de contribuer à l’indépendance des médias à court comme à long terme. Elle assurera à ceux qui choisissent de devenir des organismes à but non lucratif une diversification des sources de revenu, mais surtout contribuera à créer une forte adhésion de leurs lecteurs. Ce nouveau modèle d’affaires communautaire instaure un nouveau paradigme, dans la mesure où la mission d’information devient prioritaire plutôt que la recherche d’un rendement pour les actionnaires.

Crédit d’impôt à l’abonnement à des publications numériques

Moins de 10 % des Canadiens paient pour des informations en ligne. Un incitatif à l’abonnement pourrait amener un certain nombre d’entre eux à changer leurs pratiques, voire à s’abonner à plus d’un média. Ce crédit d’impôt, comme l’ensemble des mesures de ce plan de soutien, ne doit être accordé que pour les publications éditées par des entreprises canadiennes.

Publicité gouvernementale

Le ministère des Finances compte également se pencher sur l’achat d’espace publicitaire dans les médias d’information, ce qui constituerait une forme de soutien indirect. Ces dernières années, la publicité gouvernementale s’est plutôt redirigée vers les grandes plateformes numériques américaines. En outre, plusieurs municipalités préfèrent désormais diffuser les avis publics sur leurs propres sites Web plutôt que dans les médias locaux. En s’engageant à acheter de l’espace publicitaire, le gouvernement pourrait renverser ces tendances. Il s’agit dans les deux cas de mesures simples, neutres et peu coûteuses. Il nous semble urgent de rétablir ces pratiques.

Enfin, il serait utile d’élaborer des outils pour évaluer l’efficacité des mesures au regard de leurs objectifs, qui sont de soutenir une diversité de médias « forts et indépendants ». L’aide des gouvernements ne sera pas une panacée. Il n’y a pas de sortie de crise garantie. Néanmoins, cela devrait donner du temps et de l’espace aux médias traditionnels pour, et c’est ce qui est essentiel, s’adapter et évoluer vers des modèles d’affaires viables.

Photo : Shutterstock / industryviews


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Bernard Descôteaux
Bernard Descôteaux est président du Centre d’études sur les médias (CEM) depuis 2017. Il a travaillé pendant plus de 40 ans au Devoir, où il a été successivement reporter, correspondant parlementaire à Québec et à Ottawa, rédacteur en chef, puis directeur de 1999 à 2016.
Colette Brin
Colette Brin est professeure titulaire au Département d’information et de communication de l’Université Laval et directrice du Centre d’études sur les médias (CEM). Elle a copublié l’ouvrage Journalism in Crisis: Bridging Theory and Practice for Democratic Media Strategies in Canada (2016) et a fait partie du panel consultatif pour l’élaboration du rapport Le miroir éclaté du Forum des politiques publiques.

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