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« L’avenir du Canada repose-t-il uniquement entre les mains des hommes? ».

C’est avec cette question troublante que Nathalie Collard commençait sa chronique du 8 avril dernier, dans La Presse, parlant de la campagne électorale fédérale. Elle soulignait l’absence de voix féminines parmi les chefs de partis et les animateurs des débats télévisés.

L’absence de représentation féminine met en évidence un malaise plus profond. La campagne électorale se concentre sur une vision étroite de l’économie, où les enjeux sociaux qui concernent les familles, les femmes et les enfants sont relégués au second plan, voire complètement absents du débat public.

Depuis le début de la campagne, l’attention médiatique se concentre presque exclusivement sur des enjeux économiques et américains. Les tarifs de Trump, la menace du 51e État, les migrants, les fluctuations de la bourse, l’inflation et la protection des emplois dans le secteur manufacturier occupent presque tout l’espace.

Sans nier leur importance ni la menace que représente le président américain pour l’équilibre mondial, on peut se questionner sur le biais genré de ces enjeux dans l’espace médiatique. Prenons les emplois menacés par les tarifs américains. Ils sont tous à prédominance masculine. Selon les données de Statistique Canada, les hommes occupent 78 % des emplois du secteur manufacturier. Ces dossiers auraient-ils suscité autant d’intérêt s’ils avaient trait à des domaines majoritairement féminins, tels que l’éducation à la petite enfance, les soins à domicile ou les services sociaux ? Ces domaines, également en crise, sont peu abordés dans la campagne électorale actuelle.

Un changement de nom qui en dit long

L’absence de femmes à la tête des partis politiques fédéraux n’est pas qu’un détail symbolique; elle pourrait entraîner des conséquences concrètes sur les priorités mises de l’avant. Historiquement, ce sont souvent des femmes, mères elles-mêmes, qui ont porté les politiques les plus progressistes au Canada en matière de conciliation emploi-famille, d’égalité entre les genres et de bien-être des enfants. Pensons par exemple à Pauline Marois et la création du réseau des CPE au Québec, en 1997; à Chrystia Freeland, Karina Gould, puis Jenna Sudds et le développement du système pancanadien de services de garde à 10 dollars par jour. Quand on exclut les femmes des lieux de pouvoir, on risque aussi de marginaliser les enjeux qui affectent leur bien-être.

Dans ce contexte, un changement passé presque inaperçu mérite qu’on s’y attarde. Le 14 mars dernier, le nom du ministère de la Famille, des Enfants et du Développement social, a été remplacé par le ministère de l’Emploi et des Familles. Ce changement de nom, effectué en catimini, envoie un message troublant : en remplaçant « Enfants » et «Développement social» par «Emploi» dans le nom d’un ministère sur les familles, on aligne le discours sur une logique de marché. On perçoit la famille à travers le prisme de l’économie et de l’emploi au détriment d’une vision plus large du bien-être familial.

Mark Carney’s cabinet sends the wrong message on gender equality

Un champ de compétence provinciale, mais…

On pourrait opposer l’argument que, si les familles occupent si peu d’espace dans la campagne électorale fédérale, c’est parce que leur prise en charge relève d’un champ de compétences provincial. Cet argument pèse plus lourd au Québec, qui jouit de la politique familiale la plus progressiste en Amérique du Nord, et qui tient, à juste raison, à ce que le fédéral ne s’ingère pas dans sa gestion.

Mais cela ne suffit pas à justifier l’évacuation complète des enjeux qui touchent les enfants, les familles et les femmes du débat fédéral et dans lesquels Ottawa s’ingère pourtant.

Québec et services de garde : un modèle en crise? Conciliation travail-famille et réalité des parents

On n’a qu’à penser à la question de la création du réseau pancanadien de services de garde éducatif à la petite enfance. Ottawa a démontré son leadership dans ce domaine de compétence provinciale avec les accords bilatéraux sur les services de garde à 10 dollars par jour. Si cette politique a suscité beaucoup d’espoir, elle est encore loin d’être achevée. Elle souffre de limites importantes, surtout en ce qui concerne l’accessibilité pour tous les enfants à des services de garde de qualité.

Or, on ignore la position des deux principaux partis sur cette question. Les Conservateurs souhaitent-ils maintenir leur approche traditionnelle axée sur les prestations financières versées directement aux parents ? Les Libéraux seraient-ils prêts à adopter une posture plus centralisatrice pour garantir l’expansion de services de garde à but non lucratif? Difficile à dire : au moment d’écrire ces lignes, aucun des deux partis n’avait publié son programme électoral sur son site Internet. Même le comparateur de plateformes de Radio-Canada ne comprend aucun onglet consacré aux enfants, aux familles ou aux services de garde. Cela en dit long sur la place qui leur est accordée dans le débat actuel.

D’autres grands oubliés : les proches aidants

Les enjeux qui touchent les familles ne se limitent pas aux services de garde. Le vieillissement de la population pose aussi un défi croissant : celui du soutien offert aux proches aidants. Cette responsabilité repose encore majoritairement sur les épaules des familles, et plus particulièrement des femmes, avec des conséquences concrètes sur leur santé, leur carrière et leur patrimoine. La pression sur les familles risque de s’intensifier dans les prochaines années : le recensement de 2021 comptait plus de 861 000 personnes âgées de 85 ans ou plus, soit plus du double qu’en 2001. Ce groupe est l’un de ceux qui connait la croissance la plus rapide (12 % depuis 2016).

De manière interreliée, la conciliation entre le travail et la vie familiale demeure un défi de taille. L’essor du travail à domicile, la croissance du travail autonome, l’intégration rapide de l’intelligence artificielle dans les milieux professionnels comme dans les foyers, et la fragmentation du temps passé en famille redéfinissent l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle, sans que les politiques publiques aient véritablement suivi.

Enfin, la structure même des familles évolue. Les familles composées de personnes vivant en union libre, de familles monoparentales, de familles divorcées ou recomposées sont de plus en plus nombreuses. D’autres modèles familiaux émergent aussi, en marge des cadres traditionnels : les familles migrantes transnationales, polyamoureuses, choisies, ou incluant un adulte non binaire. Cette diversité mérite d’être reconnue, soutenue et protégée.

Le silence des partis politiques sur des enjeux qui touchent les familles et l’égalité des genres ne reflète pas une absence de préoccupations dans la population. Il montre plutôt l’affaiblissement de la voix des femmes dans le discours public.

Il serait regrettable de laisser toute la place à la politique américaine dans la campagne actuelle. Nous devrions aussi discuter de notre modèle de soutien aux familles, du bien-être de celles-ci et de l’égalité des genres. Ces dimensions sont profondément interreliées et doivent occuper une place centrale dans le débat politique si nous voulons une société véritablement inclusive.

Devant les menaces liées à la conjoncture politique américaine, les principaux partis promettent « Un Canada fort » ou « le Canada d’abord ». Ces slogans de campagne ne pourront se réaliser sans soutenir les familles dans toute leur diversité.

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Sophie Mathieu
Sophie Mathieu détient un doctorat en sociologie et est professeure adjointe à l'Université de Sherbrooke. Ses recherches portent sur la politique familiale québécoise. Elle siège également au Conseil consultatif national sur l'apprentissage et la garde des jeunes enfants.

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