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Qu’est-ce qui nous semble si pittoresque quand on regarde n’importe quelle rue au Japon, en ville ou en campagne? Les bâtiments et le mobilier urbain dont on reconnaît la modernité, mais qui l’ont visiblement atteinte par les chemins d’une tradition architecturale bien différente de la nôtre? Les enseignes colorées dont l’affichage vertical comble un certain goût d’exotisme dans l’œil occidental? La flore locale et les canaux pluviaux jonchés de pétales des cerisiers après la floraison?
Un peu de tout ça, c’est certain. Mais au bout d’un moment, on réalise que ce qui charme le regard est plutôt une absence : pas de véhicules garés comme des guirlandes de tôle et de caoutchouc le long des rues.
Pas de place? Pas d’auto!
Au Japon, près de 95 % des rues n’offrent pas de stationnement. Zéro. Avant de pouvoir faire immatriculer un véhicule, vous devenez obtenir un Shako Shomeisho, un certificat prouvant que vous possédez ou que vous louez un stationnement privé. Et même si vous trouvez le moyen de falsifier un tel document, se garer toute une nuit durant en bordure de rue est illégal depuis 1957. Vous serez promptement remorqué et recevrez une amende.
Les Japonais vivant hors des grands centres n’ont évidemment aucun problème à fournir une preuve de stationnement. Et les citadins sont si bien desservis par les réseaux ferroviaires que se plaindre de la difficulté à circuler librement en voiture en ville ne peut paraître que farfelu. Une telle mesure est un bon compromis puisqu’elle n’empêche ni les gens des villes ni ceux qui demeurent hors des grands centres de se déplacer. S’il fallait en adopter une similaire au Québec, le nombre de Bouchervillois ou de Saguenéens affectés négativement relèverait de l’anecdote. Lesquels ne possèdent pas de stationnement privé?
La combinaison de ces mesures et d’années d’investissements massifs en transport en commun dès la fin de la Seconde Guerre mondiale (à une époque où pratiquement toutes les grandes villes américaines – dont Montréal – démantelaient leurs réseaux de tramways) font de Tokyo la ville la moins dépendante à la voiture parmi les grandes villes des pays riches.
Trop d’espace peut aussi être un problème
Il faut bien sûr se souvenir que ces règles ont entre autres été pensées en fonction d’un espace urbain limité et de rues étroites qu’il ne fallait pas laisser les voitures entraver. En Amérique, l’espace n’est pas un problème, et c’est justement le problème.
Les constructeurs ont donc pu faire toujours plus gros. Et nous convaincre que c’est ce qu’on veut. En 2020, 79 % des publicités dans les périodiques canadiens présentaient des camions légers (camionnettes et VUS). La stratégie fonctionne : en 2022 au Québec, il s’est vendu trois fois plus de véhicules utilitaires sport que de voitures (198 340 contre 62 357). Même les pickups (64 454) sont sortis en plus grand nombre des concessionnaires que les voitures.
On ne transformera pas Montréal en Tokyo la semaine prochaine, mais pour régler la dépendance de la population à leurs deux tonnes de tôle privées, il faut commencer dans les esprits, surtout de ceux qui décident comment l’espace public est aménagé.
On pourrait prendre exemple sur les lois qui ont été passées contre la cigarette. Éventuellement, les publicités d’automobiles devraient être complètement interdites.
Bravo à ceux qui crient à la « guerre à l’auto » à ce point-ci de cette chronique, ils ont bien compris de quoi on parle. C’est exactement le plan, comme ça l’a été jadis pour la guerre au tabac. Il faut voir l’interdiction des publicités automobiles comme une mesure de santé publique. L’espérance de vie d’environ 84 ans des Tokyoïtes est l’une des plus élevées parmi les grandes métropoles. La qualité de l’air, plutôt bonne pour ce qui est la plus grande mégalopole du monde, n’y est sans doute pas étrangère.
Et a-t-on besoin de s’étendre sur la nécessité de purement et simplement se détourner de la voiture pour ralentir les changements climatiques? Bien sûr, la vente de véhicules à essence sera interdite en 2035 au Canada, mais le coût environnemental et humain des véhicules électriques est loin d’être nul. La voiture électrique est là pour sauver l’industrie automobile et le mode de vie qui l’accompagne, pas la planète.
L’œuf, la poule ou le VUS?
Les Nord-Américains sont pris avec un problème de la poule ou de l’œuf. On ne donne pas la priorité à la densité urbaine parce que l’on considère qu’elle exacerberait les problèmes de congestion. Mais cette congestion existe précisément parce que tout le monde a besoin d’une automobile pour se déplacer, parce que les commerces et les lieux de travail sont loin de la maison, et parce que nous ne donnons pas la priorité à la densité urbaine. Sans parler du fait que plus il y a de voitures, plus il y a de risques d’accident.
Les constructeurs auront beau vanter la sécurité des camions légers. Les véhicules les plus sécuritaires pour les conducteurs sont aussi les plus meurtriers pour les autres usagers de la route. En 2021, le Canada recensait 4,6 accidents de la route impliquant blessures ou décès par million d’habitants, comparativement à 2,6 au Japon. Le pire résultat se trouve sans surprise chez nos voisins : 12,9 accidents par million d’habitants aux États-Unis, près de trois fois la moyenne du G7. Ce n’est pas étonnant dans un pays où, entre les camionnettes et les VUS, on ne trouve qu’une seule berline dans le top 10 des véhicules les plus vendus, et où non seulement les pistes cyclables, mais même les trottoirs sont souvent absents du réseau routier.
Interdire demain matin aux Montréalais de posséder une voiture s’ils n’ont pas de stationnement serait bien sûr irréalisable. Il s’agit plutôt d’un objectif, en fonction duquel on doit agir et aligner nos politiques. Suivant l’exemple japonais, les mesures pour sortir les voitures du paysage doivent s’accompagner de mesures de rechange.
La guerre à l’auto demande plus qu’une simple guérilla à coup de rues piétonnes quelques mois par année et de marquage au sol que le sel vient effacer chaque hiver. On doit carrément reconstruire nos espaces publics : investissements massifs en transports en commun, révision des politiques de zonage pour favoriser la densité, intégration des projets d’infrastructures entre les différentes municipalités, obligation de construire des pistes cyclables séparées des voies automobiles chaque fois que des travaux demandent de refaire la chaussée, et installation de bollards partout ailleurs. L’idée n’est pas d’empêcher les gens de rouler, mais de leur donner des options de rechange pratiques et efficaces, et où ils se sentiront autant en sécurité que dans un Land Rover ou un Hummer.
D’ici là, réglementer la publicité automobile enverrait un signal fort que nous entrons dans une nouvelle ère.
Montrer la réalité
Nous ne sommes pas des extrémistes, alors allons-y progressivement. Pour paver la voie à une interdiction complète des publicités de voitures, commençons par simplement obliger à ce qu’elles soient tournées sur la route, dans des conditions réelles. Fini les mentions en caractères presque invisibles au bas de l’écran de type « pilote professionnel sur circuit fermé ». Les tournages devront obligatoirement se faire sur la voie publique, dans les conditions réelles qui attendent les acheteurs à qui l’on fait croire qu’ils iront faire des beignes dans un banc de neige au sommet des rocheuses avec leur Ford F-150, du 100 km/h dans une route de garnotte entre deux plantations d’épinettes d’où aucun chevreuil ne bondira jamais, ou encore qu’ils s’engageront à tombeau ouvert sur la Métropolitaine en suivant leur point de corde et sans jamais laisser descendre le moteur sous les 4000 tours-minute.
Les publicités montreront l’utilisation quotidienne pour la majorité des acheteurs d’énormes véhicules qui offrent une moins bonne visibilité avant qu’un char de combat M1 Abrams : manœuvrer dans un stationnement de centre d’achat, aller porter les enfants au soccer ou attendre son tour pour changer de voie à l’approche du pont Jacques-Cartier. Ou, pour les publicitaires qui tiennent mordicus à montrer la conduite sportive telle qu’elle se pratique dans la vraie vie : tenter de tourner à droite à Montréal sans renverser un cycliste qui roule dans l’énorme angle mort d’un camion que l’industrie automobile nous a faussement vendu comme un véhicule de promenade.
Montrer ces véhicules dans leurs conditions réelles de conduite dirait sans détour ce qu’ils sont vraiment : de dangereuses machines de deux tonnes – et souvent plus – qui demandent des infrastructures terriblement coûteuses à construire et à entretenir, et qui occupent la majorité de nos espaces publics.
Après tout, la Loi sur la concurrence contient bien des dispositions contre la fausse représentation, non ?