(English version avalaible here)

Lorsque la Commission de vérité et réconciliation a publié ses appels à l’action il y a dix ans, la priorité a été accordée à la protection de l’enfance et au principe de Jordan, qui visait à combler les importantes lacunes dans les services offerts aux enfants des Premières Nations. Les survivants des pensionnats reconnaissaient l’importance vitale de protéger les générations futures et de leur permettre de grandir en santé et dans la dignité.

Le gouvernement fédéral a reconnu les torts causés par les pensionnats et a présenté ses excuses, s’engageant à tirer des leçons du passé.

Quelques semaines plus tard, il s’est vu offrir une occasion en or : une ordonnance du Tribunal canadien des droits de la personne enjoignant à Services aux Autochtones Canada (SAC) de mettre fin à la discrimination dans les services à l’enfance et à la famille des Premières Nations et de se conformer au principe de Jordan.

Le gouvernement a accueilli favorablement cette décision. Puis, une fois l’attention publique retombée, il a résisté, allant jusqu’à dépenser davantage d’argent public pour affronter en justice les enfants des Premières Nations.

Les rapports, recommandations et décisions juridiques ont maintes fois démontré les préjudices et proposé des solutions claires. Mais SAC répond par des mesures insuffisantes ou ponctuelles. Plutôt que de s’engager pleinement dans le changement, le ministère défend trop souvent ses pratiques.

Encore et toujours, le ministère a choisi de ne pas prendre toutes les mesures raisonnables pour cesser de nuire aux enfants des Premières Nations. À répétition, il a raté l’occasion de montrer aux survivants des pensionnats et à la population canadienne qu’il prenait réellement la réconciliation au sérieux.

Certains parlent d’un échec. Moi, j’y vois un choix.

Avec ses pratiques ineptes et ses relents coloniaux, Services aux Autochtones Canada (SAC) a besoin d’un grand ménage. Le ministère de la Justice doit lui aussi se détourner de ses litiges stériles consistant à défendre l’indéfendable.

Or aucun des deux ministères ne réfléchit sérieusement à une réforme interne. Pour les amener à se rapprocher de la réconciliation, il reviendra au premier ministre d’intervenir. Ce dernier devra exiger qu’ils prennent des mesures concrètes et efficaces pour réformer leurs pratiques, qu’ils s’appuient sur des solutions fondées sur la recherche et qu’ils appliquent les appels à l’action de la CVR, avant que le gouvernement ne gaspille encore plus d’argent, et d’enfances.

Changer de monture en cours de route

SAC et les ministères qui l’ont précédé affichent un dossier sans faille… de discrimination envers les enfants des Premières Nations, et ce, depuis plus de 150 ans. Cela tient soit à une incompétence profonde, soit, de manière plus probable, à une culture systémique de discrimination.

Un gouvernement moral et respectueux des lois ne tolérerait ni l’un ni l’autre. Pourtant, non seulement le gouvernement fédéral tolère-t-il cette situation, il dépêche le ministère de la Justice pour défendre vigoureusement les dérives de SAC.

Malgré ses ressources colossales, le ministère de la Justice gagne rarement ses causes contre les Premières Nations. La raison est simple : les faits ne sont pas de son côté. N’empêche, il retarde inlassablement les conclusions inévitables sur les torts causés par SAC en recourant à des tactiques procédurales destinées à épuiser les ressources limitées des Premières Nations et à éviter une exposition complète des faits, au nom de ce qu’il appelle des « questions juridiques importantes ».

Même la Commission de vérité et réconciliation a dû poursuivre le gouvernement fédéral devant la Cour supérieure de l’Ontario pour obtenir les documents sur les pensionnats que celui-ci détenait.

« It would appear Canada has switched horses (Il semblerait que le Canada ait changé de monture en cours de route) », a déclaré en 2020 le président de la CVR, Murray Sinclair, alors que la promesse de coopération pleine et entière du gouvernement envers la Commission s’évaporait.

Murray Sinclair comparaissant devant le Comité sénatorial des peuples autochtones à Ottawa en mai 2019. LA PRESSE CANADIENNE/Fred Chartrand

Le gouvernement fédéral s’enlise totalement dans la mise en œuvre des appels à l’action de la CVR. Les progrès ont tellement stagné que les historiens Eva Jewell et Ian Mosby ont cessé d’en faire le suivi.

Ce n’est pas une anomalie.

Une inaction maintes fois documentée

Cet automne, la vérificatrice générale Karen Hogan a publié un rapport accablant sur l’inaction de Services aux Autochtones Canada (SAC) en matière d’eau potable, de soins de santé et d’autres services essentiels. Ce n’était pas la première fois qu’elle concluait que le ministère échouait à sa tâche. Dans un rapport de 2022, elle indiquait que SAC n’avait pas aidé les communautés à gérer les situations d’urgence et n’avait pas réglé les problèmes relevés dans un rapport antérieur de 2013.

En 2018, l’ancien vérificateur général Michael Ferguson exprimait une exaspération similaire : son bureau démontrait constamment que les programmes gouvernementaux ne servaient pas efficacement les peuples autochtones. La situation était « au-delà de l’inacceptable », disait-il, rappelant qu’une vérificatrice générale encore plus ancienne, Sheila Fraser, l’avait déjà qualifiée d’« inacceptable ».

La ministre de SAC, Mandy Gull-Masty, a réagi au plus récent rapport de Hogan en affirmant que le gouvernement innove, sans toutefois expliquer comment le ministère compte améliorer ses résultats. Elle soutient que SAC discute avec les Premières Nations, mais elle ne répond pas sérieusement aux solutions que celles-ci proposent depuis longtemps.

Ces solutions sont fondées sur les données probantes et souvent assorties d’analyses économiques. Depuis des décennies, les leaders des Premières Nations dénoncent le refus persistant de SAC de les mettre en œuvre adéquatement. Le ministère fait plutôt l’inverse : il utilise son poids pour imposer des mesures fragmentaires qu’il n’a pas réussi à faire passer par voie judiciaire. Il discute avec ceux qui pensent comme lui. Il recrute quelques autochtones pour faire le sale boulot. Ou il ne fait rien du tout.

Les conséquences humaines et économiques sont profondes.

SAC et « l’ancienne mentalité »

Le gouvernement fédéral verse actuellement 23,4 milliards de dollars dans le cadre d’un recours collectif, après qu’un tribunal eut conclu que le Canada avait créé un scénario catastrophe pour les enfants autochtones en exerçant une discrimination volontaire et téméraire.

Les inégalités ayant causé ces torts avaient été documentées il y a 25 ans, dans un rapport conjoint entre les Premières Nations et Affaires indiennes et du Nord (le prédécesseur de SAC) publié en 2000. Il aurait alors fallu quelques centaines de millions pour régler le problème, mais SAC n’a pas mis en œuvre les recommandations. Au fil du temps, les torts infligés aux enfants se sont aggravés, leurs besoins ont augmenté et les coûts aussi.

Lorsque SAC fournit des services à rabais, ce sont les enfants des Premières Nations qui en paient le plus fort prix. Les décisions judiciaires confirment que les déficits profonds en soutien aux familles ont entraîné la séparation inutile de milliers d’enfants d’avec leurs parents. Trop d’enfants ont subi des torts — ou ont perdu la vie — faute d’avoir reçu des services de base comme un fauteuil roulant, du soutien scolaire, des sondes alimentaires ou du matériel médical.

SAC saborde tellement souvent les occasions de faire mieux que le Tribunal canadien des droits de la personne lui a donné un nom : « l’ancienne mentalité », qui rappelle la conduite du ministère à l’époque des pensionnats et de la rafle des années 1960. Ces deux épisodes ont mené à des recours collectifs et à des excuses gouvernementales, mais à aucun changement significatif à SAC.

SAC continue de discriminer. Il résiste à la surveillance indépendante et rejette la responsabilité de ses mauvais résultats sur les Premières Nations et les fournisseurs de services qui demandent des changements.

Plutôt que d’apprendre du coût colossal de ces torts, tant pour les enfants que pour les contribuables, le ministère inflige activement de nouveaux préjudices à une autre génération.

Les recours collectifs visant à corriger les manquements de SAC ne constituent pas une solution. Au mieux, ils offrent une compensation modeste aux victimes tout en faisant peu pour prévenir d’autres torts.

Nous avons maintenant l’occasion d’arrêter le train de destruction que constitue SAC.

Les Premières Nations ont travaillé ensemble à des approches fondées sur les données probantes pour mettre fin à la discrimination exercée par le Canada. Un comité d’experts indépendants mandaté par le Tribunal peut guider efficacement une réforme du ministère, et les chefs des Premières Nations ont créé la Commission nationale des chefs pour l’enfance afin de mettre fin à la discrimination envers les enfants des Premières Nations.

La seule solution réelle pour freiner l’accumulation des coûts et des torts causés aux enfants est que SAC dépose les armes et applique correctement les solutions qui existent déjà.

Des participants à la marche des survivants pour la Journée du chandail orange, à Winnipeg, le 30 septembre 2023. LA PRESSE CANADIENNE/David Lipnowski

Le rôle essentiel du public

Il faudra une pression publique soutenue et une orientation politique claire venant des plus hautes sphères.

Le public canadien peut exercer son influence pour pousser les élus à respecter les ordonnances du tribunal, cesser de se trouver des excuses et mettre en œuvre les solutions qui amélioreraient la vie des enfants tout en stoppant l’hémorragie des fonds publics vers l’industrie des recours collectifs.

Comme l’ont montré Mosby et Jewell, les Canadiennes et les Canadiens ont bel et bien du pouvoir. Les politiciens se sont rapidement intéressés au dossier lorsque la population a massivement porté des chandails orange, tandis que les médias internationaux rapportaient la découverte de tombes non marquées d’enfants dans les pensionnats. Sous la pression du public, les gouvernements ont accéléré la mise en œuvre des appels à l’action de la CVR.

Quand l’attention publique a diminué, l’intérêt politique a suivi.

En observant la mise en œuvre constamment lente des appels à l’action par le gouvernement fédéral, Murray Sinclair a déclaré : « C’est comme essayer de faire tourner un navire en n’utilisant qu’un petit gouvernail à l’arrière… Il faut que tout le monde participe à la manœuvre pour que le navire commence à tourner. »

Les enfants des Premières Nations sont à bord de ce navire. Mettons-le en route vers la réconciliation — parce que nous le pouvons. Et parce que si nous ne le faisons pas, ce navire va s’échouer, et nous en paierons tous le prix.

Vous souhaitez réagir à cet article ? Participez à la discussion en nous proposant un sujet. Voici le lien pour faire une soumission.

Vous pouvez reproduire cet article d’Options politiques en ligne ou dans un périodique imprimé, sous licence Creative Commons Attribution.

CB

Cindy Blackstock

Cindy Blackstock est directrice générale de la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations et professeure à l’Université McGill. Elle s’intéresse aux droits des enfants autochtones et à la participation de tous les enfants à une réconciliation active.

Pour aller plus loin