Une épidémie silencieuse frappe les hôtels de ville au Québec et dans plusieurs régions du Canada : celle des démissions précoces des élus municipaux. Depuis quelques années, on assiste à une vague de départs sans précédent à ce palier de gouvernement.
Au Québec, près de 741 des 8000 élus municipaux ont quitté leur poste depuis 2021, confrontés à un contexte politique parfois hostile, à la solitude et à la pression médiatique. En Alberta, les démissions en cours de mandat ont augmenté de 30 % entre 2021 et 2024, notamment en raison du climat toxique et de la pression subie par les élus municipaux.
Une analyse de l’Ivey Business School le confirme, soulignant un lien direct entre incivilité, harcèlement et démissions prématurées. À Terre-Neuve et au Labrador, plusieurs petites municipalités ont été mises sous tutelle après des vagues de démissions. Ce ne sont là que quelques exemples.
Derrière chaque démission, il y a une personne, une histoire. Mais quand ces départs deviennent récurrents, une question s’impose : avons-nous bien préparé nos élus au rôle qu’ils doivent jouer ? Avons-nous donné, aux femmes en particulier, les outils concrets pour durer, et non seulement entrer en politique ?
Le cas emblématique de Gatineau illustre cette problématique. France Bélisle, première femme mairesse de Gatineau, a quitté ses fonctions en février 2024, après seulement deux ans et demi de mandat. Sa démission a entraîné une élection partielle coûteuse, paralysé l’appareil municipal et laissé une impression d’inachevé.
Madame Bélisle, ancienne PDG de Tourisme Outaouais, excellente communicatrice et gestionnaire d’expérience, n’avait aucune expérience politique avant de se présenter comme candidate indépendante. Dans son livre L’heureuse élue, elle décrit une réalité dure, solitaire, voire brutale. Être maire, ce n’est pas diriger comme une PDG : même une mairesse n’a qu’un vote au conseil, et ce vote ne suffit pas à gouverner.
Un climat de plus en plus hostile
Être élu n’est pas un emploi de 9 à 5. C’est une vie sous les projecteurs, sans pause, sans filet. Les attaques verbales, le harcèlement en ligne et les menaces sont fréquents : à Pickering, en Ontario, plusieurs conseillers ont reçu des messages menaçants visant leurs familles, forçant le conseil municipal à passer en mode virtuel pour tenir ses réunions.
Le projet de loi 49 au Québec et le Bill 5 en Ontario renforcent la protection des institutions et des fonctionnaires, mais ne protègent pas toujours les élus eux-mêmes contre le harcèlement ou la détresse psychologique.
Selon mon analyse, sur 25 démissions de maires entre 2022 et 2025, 65 % étaient des néophytes en politique. Plusieurs ont invoqué des raisons personnelles ou professionnelles, et plus du tiers ont cité un climat hostile ou une mauvaise compréhension du rôle comme facteur principal. Ces chiffres ne sont pas des anecdotes : ils sont le symptôme d’un système qui échoue à préparer adéquatement celles et ceux qu’il appelle à diriger.
L’importance de l’expérience
Les parcours contrastés de Valérie Plante à Montréal ou de Dianne Watts à Surrey montrent l’importance de l’expérience et du soutien organisationnel.
Valérie Plante avait été conseillère municipale pendant quatre ans avant de devenir mairesse en 2017, cheffe de Projet Montréal et première femme à diriger la métropole québécoise. Elle a navigué dans un environnement politique et médiatique parmi les plus exposés du pays (crise du logement, itinérance, transport, pandémie, relations tendues avec le gouvernement provincial) et a mené ses deux mandats à terme, en maintenant une vision claire autour de la mobilité durable, de l’équité sociale et de la transparence.
Dianne Watts, ex-mairesse de Surrey, avait été conseillère municipale pendant neuf ans avant de fonder Surrey First, un mouvement municipal centré sur la gouvernance non partisane et les enjeux locaux. Élue une première fois en 2005, elle a construit une équipe alignée sur sa vision, mis en place des programmes sociaux et communautaires et été réélue en 2008 et 2011, avec 80 % des voix. Sa longévité repose sur la préparation, le réseau solide, l’expérience politique et le soutien organisationnel, autant d’éléments qui protègent l’élu face aux tempêtes politiques.
Le parti : piège ou filet de sécurité ?
L’expérience ne se limite pas au parcours individuel. Elle est aussi façonnée par le cadre institutionnel, notamment la présence — ou non — d’un parti politique. Au Québec, certaines villes comme Montréal, Laval, Québec et Gatineau permettent les partis, contrairement à la majorité des provinces canadiennes.
En 2021, il y avait 182 partis et équipes politiques, l’appartenance des élues et élus à une équipe dans les municipalités de moins de 5 000 habitants était de 11,4 %, alors qu’elle était de 43,1 % dans les municipalités de 5 000 habitants et plus. Pour certains élus, et notamment pour les femmes, ces partis peuvent offrir un sentiment d’appartenance et un filet de sécurité : entraide, soutien stratégique et cohésion interne. Pourtant, les partis municipaux restent principalement des machines électorales, centrées sur la figure d’un leader.
De nombreuses « équipes » temporaires, montées autour d’une personne, disparaissent avec elle, laissant un vide organisationnel. L’exemple de Québec est révélateur : après le départ de Régis Labeaume, neuf des quatorze élus de l’équipe de relève se sont retirés avant même la première élection de l’équipe Marie-Josée Savard.
Même les partis établis ne garantissent pas un environnement sain. La discipline de parti peut devenir un fardeau, réduisant l’autonomie des élus et exposant certains aux pressions internes. L’exemple fédéral de Jody Wilson-Raybould illustre comment la ligne de parti peut entrer en conflit avec l’éthique personnelle, même pour des ministres expérimentés.
À l’inverse, les élus indépendants se retrouvent souvent isolés, devant gérer seuls les communications, le vote et les crises. Pendant ce temps, les partis municipaux bénéficient d’avantages financiers considérables. En vertu de l’article 114.12 de la Loi sur les cités et villes , un parti ayant obtenu 20 % des voix peut se voir attribuer jusqu’à 50 % du budget alloué à la mairie. Et s’il n’existe qu’un seul parti d’opposition, celui-ci peut recevoir jusqu’à 33,3 % du budget politique.
En 2022, le seul parti d’opposition à la ville de Gatineau avait droit à 465 000 $, soit 1 160 000 sur 4 ans, ce qu’avait vivement critiqué le conseiller indépendant Jocelyn Blondin. Ce sont des chiffres rarement mentionnés publiquement, mais qui affecte le budget d’une ville considérablement ?
Les élus indépendants, eux, doivent ramer à contre-courant pour faire avancer leurs dossiers. Cette disparité souligne un manque de soutien systémique universel, mettant en lumière la nécessité d’accompagnement pour tous, indépendamment de l’appartenance à un parti.
Mieux protéger et former les élus
Face à ces constats, plusieurs solutions apparaissent. Dans les grandes villes, un mandat politique préalable, comme conseiller ou conseillère municipal ou comme commissaire, pourrait servir de période d’apprentissage avant de briguer la mairie. Dans les petites municipalités, un accompagnement professionnel obligatoire, dès le début du mandat, pourrait limiter le stress et l’isolement.
Le coaching politique, en plein essor, mérite un encadrement clair et reconnu : certification, code de déontologie, supervision continue et expérience concrète en politique. Un comité indépendant, incluant spécialistes en politique municipale, psychologues, gestionnaires de crise et anciens élus, pourrait établir ces standards.
À l’international, des exemples inspirants existent : en Belgique et aux Pays-Bas, des formations en leadership politique sont intégrées aux études universitaires en sciences politiques; en Australie, certaines initiatives privées soutiennent les élus sur le plan stratégique et émotionnel ; aux États-Unis, le rôle de chief of staff offre un soutien logistique et stratégique, bien que la dimension humaine reste insuffisante. Ces modèles montrent qu’il est possible de préparer et protéger l’élu avant et pendant l’exercice de ses fonctions.
Il est également essentiel de renforcer la protection des élus contre le harcèlement et la détresse psychologique. Ni la Loi 49 au Québec ni le Bill 5 en Ontario ne protègent réellement les élus contre les menaces et les agressions. Des protocoles clairs, un suivi institutionnel et un soutien psychologique accessible sont indispensables pour prévenir l’usure et limiter les démissions prématurées.
En bref, pour limiter les démissions prématurées, il faut des programmes de formation et de soutien, du mentorat par des pairs expérimentés, de l’accompagnement structuré dès le début du mandat, notamment pour les élus indépendants, et la création d’un registre ou d’un ordre professionnel pour le coaching politique, encadrés par des experts et ex-élus avec code de déontologie et suivi continu.
Un investissement pour la démocratie
Le signal d’alarme est clair : le bien-être des élus municipaux est un enjeu démocratique majeur. Protéger l’institution ne suffit pas : il faut soutenir l’humain derrière le rôle. Comme le rappelle France Bélisle, tous les élus sont simplement humains. Leur apporter un accompagnement, un mentorat et une protection concrète n’est pas un luxe : c’est un investissement démocratique, garant d’une gouvernance durable, inclusive et efficace.
Préparer et soutenir les élus municipaux, c’est investir dans la résilience de nos institutions et dans la qualité des décisions qui touchent la vie de chaque citoyen. Il est temps de reconnaître que diriger ne rend pas invincible, mais qu’un accompagnement solide peut faire toute la différence entre une carrière prématurément écourtée et un leadership capable de transformer nos communautés.
Changer la politique municipale, ce n’est pas seulement réformer les institutions. C’est aussi reconnaître que les élus sont vulnérables, exposés et parfois à bout. Les chiffres, les exemples et les témoignages sont clairs : sans préparation ni soutien, nous perdons des leaders compétents et engagés.
Investir dans leur préparation, leur accompagnement et leur bien-être est peut-être le meilleur investissement que le Québec et le Canada puissent se permettre par les temps qui courent. Car protéger la démocratie commence par protéger les humains qui la portent.